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UNE FAILLE DANS LA MONTAGNE

Le lendemain matin, Han et Danseur quittèrent le camp des Pins Marisa avant l’aube. Saule vint leur souhaiter bonne chance, les serrant dans ses bras comme pour les bénir. Elle resta à les regarder s’éloigner jusqu’à ce qu’ils aient disparu.

Ils allaient contourner la ville de la Marche-des-Fells, et approcher la Dame Grise par son versant sud, pour rejoindre l’accès aux tunnels secrets de Corbeau, à l’intérieur de la montagne.

Han avait retranscrit les esquisses réalisées par Corbeau dans l’Aediion sur la carte qu’il avait prise dans la bibliothèque Bayar. C’était comme essayer de chanter une chanson en ne se rappelant que de la moitié des paroles. Il espérait que c’était assez proche, que les tunnels n’avaient pas été découverts, et que le paysage montagnard n’avait pas trop changé. Il pouvait se passer beaucoup de choses, en mille ans.

Sur une autre page, il avait gribouillé les sorts qui permettaient d’ouvrir les portes et de traverser les couloirs dans la montagne. Il en avait fait deux copies, une pour lui, et une pour Danseur.

Il comptait arriver à la mi-journée, afin d’avoir le temps de chercher les tunnels, et de traverser pour arriver à l’heure à la réunion à 16 heures. Il transportait dans ses sacoches ses vêtements du Conseil : son beau manteau bleu, l’étole de magicien que lui avait confectionnée Saule, ainsi que son plus beau pantalon de laine noire.

La Dame Grise les avait dominés toute la matinée, avec son pic capricieux enveloppé de nuages et de mystère.

Au pied de la montagne, Han et Danseur quittèrent la route menant à la maison du Conseil, et traversèrent les étendues vierges en décrivant un grand cercle, se dirigeant toujours vers le sommet. Ils restaient vigilants et regardaient souvent derrière eux, espérant que, si embuscade il y avait, elle les attendait plus près de leur destination finale.

Ils finirent par atteindre les nuages. Han s’enroula dans le brouillard comme dans une cape, en supplément aux sorts de dissimulation qu’ils avaient mis en place dans la matinée.

De petites fermes, des cabanes et des pavillons des camps se dressaient sur les flancs des montagnes qui surplombaient le Val, et s’accrochaient aux hautes parois partout où le sol était suffisamment plat pour permettre de construire. Des troupeaux de moutons étaient disséminés un peu partout pour brouter, excepté sur les pentes les plus verticales et inhospitalières.

Il y avait peu de signes d’activité humaine sur le sanctuaire des magiciens qu’était la Dame Grise. Han et Danseur traversèrent des pistes de gibier, ainsi que des chemins cavaliers peu utilisés et qui commençaient à disparaître sous les pousses de l’été. Plus loin de la route encore, ils passèrent au milieu d’arbres rabougris, dont les branches avaient été tordues par les puissantes rafales de vent.

Han ne pouvait oublier qu’il se trouvait en plein territoire Bayar. C’est ce que tu voulais, se dit-il. En face, la dague à la main.

Danseur et lui durent abandonner leurs chevaux lorsque la pente devint trop escarpée pour eux. Ils les entravèrent sur un petit plateau, avec de l’herbe et de l’eau à portée, et placèrent des sorts pour les protéger des prédateurs à quatre pattes.

Han jeta ses sacoches en travers de ses épaules et ouvrit la route, toujours vers le sommet, s’aidant parfois des mains et des genoux lors de l’escalade, son chargement lui battant les hanches.

Il essuya la sueur et la brume sur son visage d’un revers de manche. Ses cheveux lui collaient au front. Je vais être dans un bel état pour la réunion du Conseil, songea-t-il.

— On ne doit plus être loin, lança-t-il à voix haute.

Il s’arrêta sur une petite saillie, attendant que Danseur le rattrape.

Han fouilla dans ses sacoches et en sortit les notes qu’il avait prises après sa discussion avec Corbeau. Il posa une main sur son amulette, fit un grand geste de l’autre bras, et prononça le premier sort, celui qui servait à révéler les barrières magiques ainsi que les flux de pouvoir.

Des volutes de magie scintillèrent sur le flanc de montagne, avant de l’illuminer tel un feu d’artifice au solstice. Le sol était recouvert de réseaux de sorts, superposés en couches brillantes. C’était élégant, magnifique, aussi fragile que du verre filé, une merveille aussi féroce que désespérée qui résonnait de pouvoir. Après sa rencontre avec Corbeau, la texture en était familière à Han. D’une efficacité exquise.

Han et Danseur échangèrent un regard, abasourdis.

Han se campa sur ses pieds, referma de nouveau ses doigts sur son amulette, et prononça le premier sort d’une série destinée à dénouer la magie. Il défit délicatement les couches les unes après les autres, le front couvert de transpiration, usant d’une patience qu’il ignorait posséder. Corbeau lui avait bien fait comprendre quelles seraient les conséquences d’erreurs d’inattention.

Peu à peu, un nouveau paysage émergea, invisible jusqu’alors : une fissure entre deux énormes blocs de granit, ainsi qu’un chemin caillouteux qui remontait la pente.

Une fois que toute la magie eut été dissipée, Han relâcha son amulette, le souffle court, comme s’il avait escaladé la montagne en courant à toute allure.

— Je pense qu’on peut passer, maintenant, dit-il après avoir repris sa respiration. Mais mon amulette est à moitié vide. Quelqu’un avec moins de pouvoir se retrouverait sans rien.

— Je me demande si les barrières ont été prévues dans ce but, avança Danseur. Afin d’épuiser un magicien qui tenterait de pénétrer ici tout seul.

Ils reprirent prudemment leur ascension, Han ouvrant la marche, avec ses notes rangées dans son manteau. Ils croisaient régulièrement de nouveaux pièges magiques, astucieusement dissimulés derrière des virages, censés les faire tomber au bas de falaises, atterrir dans des impasses, ou glisser dans des ravins. Han les désarma un à un, pleinement conscient de la diminution rapide de sa réserve de magie. S’il lui était resté le moindre doute quant à l’identité de Corbeau, il était balayé. S’il se demandait encore si son ancêtre était un génie ou non, il en avait la preuve.

Danseur regarda en arrière.

— Tu as vu ? dit-il en tendant le doigt. Les barrières se reforment après notre passage.

Et c’était vrai. Le chemin derrière eux était obscurci par un voile de faisceaux magiques. Ce qui signifiait qu’ils auraient besoin de pouvoir pour repartir.

Han serra les dents. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’accélérer.

Ils auraient aisément pu rater l’entrée de la caverne s’ils ne l’avaient pas cherchée, dans l’ombre d’un énorme bloc de granit en forme de tête de loup. Contrairement au reste du chemin, aucun sort de garde n’en protégeait l’entrée, seulement des arbustes et des arbres qui avaient poussé au cours des mille dernières années.

Han expira longuement. Il y était : l’entrée secrète à la Dame Grise, restée cachée pendant mille ans. Du moins, il l’espérait.

D’après la position du soleil dans le ciel hors de la caverne, Han estima qu’il était environ midi. Ils avaient quatre heures devant eux pour parcourir les tunnels et atteindre la maison du Conseil. Il était prévu que Danseur l’accompagne jusque-là, afin de connaître le système des tunnels pour leur trajet de retour.

L’entrée en elle-même était petite, et ouvrait sur un long tunnel dans lequel ils s’engagèrent à quatre pattes. Han avait le corps pris de fourmillements et la bouche sèche. Il s’attendait à chaque instant à exploser en mille morceaux ou à être brûlé vif par un vilain sort que Corbeau aurait oublié de mentionner. De temps à autre, il touchait son amulette afin de dissiper l’obscurité étouffante.

La lumière devant eux indiquait qu’ils arrivaient au bout du tunnel.

Han en sortit le premier, et atterrit dans une caverne de la taille de la cathédrale du temple, où Raisa avait été couronnée reine. Des lampes de magicien brûlaient sur les appliques aux murs, faisant scintiller des piliers de quartz ainsi que des flèches de calcite de toutes les couleurs. Brillaient-elles réellement depuis mille ans ? ou quelqu’un était-il venu les réapprovisionner entre-temps ?

Une chute d’eau jaillissait d’un tunnel loin au-dessus de leurs têtes, et cascadait sur trente mètres avant de se répandre dans un lac profond. L’air était chargé de vapeur d’eau.

Alger Waterlow aurait pu rassembler une armée en ces lieux.

Danseur sortit à son tour et se redressa. Il rejeta la tête en arrière, et leva les mains comme un orateur accueillant l’aurore.

— Je sens l’étreinte de la montagne, dit-il en fermant les yeux avec un sourire.

Mais Han était déjà parti explorer, cherchant la suite du chemin.

Il la trouva dans le mur opposé, dissimulée à la vue par des barrières magiques. Il dissipa le sort, et révéla l’embrasure d’une porte qui s’ouvrait sur les ténèbres. Elle était surmontée d’un linteau de pierre et, de chaque côté, les murs portaient, gravés dans la roche, les corbeaux des Waterlow.

Après avoir avalé du pain, du fromage et un peu d’eau, Han reprit ses sacoches sur son dos et défit précautionneusement la magie qui protégeait l’entrée, n’en laissant qu’une fine couche, comme Corbeau le lui avait recommandé.

« Ne touche pas à la dernière couche, avait-il dit. Ou tu risques l’immolation. »

Han posa sa main sur le corbeau gravé de gauche.

La dernière couche de magie devint transparente.

— Vas-y, dit-il à Danseur sans retirer sa main.

Lorsque le pied du jeune homme passa le seuil, il vacilla en arrière et s’effondra sur le sol de pierre.

— Danseur ! s’écria Han.

Il s’agenouilla à son côté tandis que son ami se redressait sur un coude et tâtait délicatement l’arrière de son crâne.

— Tout va bien ? demanda Han en lui passant un bras autour des épaules.

— Je pense que je vais avoir une belle bosse derrière la tête, répondit Danseur.

Il toucha le talisman de sorbier autour de son cou, et retira vivement sa main, avant de se sucer les doigts.

— Il est brûlant, dit-il. Sans ce talisman, je serais mort.

Han releva les yeux vers le tunnel. La barrière magique scintillait de nouveau devant l’entrée. Son cœur se serra. Qu’est-ce que c’était que cela ? Où s’était-il trompé ?

— Je vais bien, dit Danseur en se dégageant. À ton avis, que s’est-il passé ? Est-ce que tu te serais trompé ?

Han s’était déjà replongé dans ses notes.

— « Pose ta main sur le corbeau gravé dans le mur du côté gauche de l’embrasure. Tu seras alors reconnu comme un ami et la barrière deviendra perméable. Traverse immédiatement, avant qu’elle ne redevienne solide. » C’est ce que j’ai fait, dit-il en levant les yeux vers Danseur. Je ne comprends pas pourquoi…

— Tu n’as pas traversé, lui fit remarquer son ami. C’était moi. Peut-être faut-il que ce soit la même personne qui fasse les deux. Ou peut-être faut-il que ce soit toi. Et pas moi.

— Comment ça ? demanda Han, perdu.

— Tu es du sang de Corbeau. Je porte celui des Bayar. Qui Corbeau voudrait-il empêcher d’entrer ? dit Danseur en haussant un sourcil. Lui as-tu dit que tu comptais m’emmener avec toi ?

Han secoua la tête. Peu désireux d’engager une dispute, il n’avait pas mentionné Danseur lorsque Corbeau lui avait expliqué comment se faufiler à l’intérieur de la Dame Grise.

Après tout, peut-être Corbeau avait-il lié la barrière à ses ennemis. Il avait bien montré à Han comment empêcher les Bayar d’entrer dans sa chambre, au Gué-d’Oden.

— Tu veux essayer différemment ? proposa Han, inquiet à l’idée de voir Danseur risquer sa vie de nouveau. Tu touches le corbeau toi-même, et tu traverses ?

Danseur secoua la tête.

— Je vais t’attendre ici. Comme ça, je peux garder du brasillant et ouvrir la voie pour le retour.

— Mais… il va bien falloir qu’on traverse tous les deux à un moment. Ainsi que Saule, argua Han en se remémorant le plan établi au camp des Pins Marisa.

— Je sais que tu as l’habitude de garder des secrets, mais tu vas devoir être honnête avec Corbeau. Explique-lui ce qu’on prépare, et vois s’il y a une autre façon d’entrer.

Danseur se leva sur ses jambes tremblantes, et rejoignit Han.

— Tiens, un cadeau, dit-il en prenant l’amulette de son ami pour y déverser de son pouvoir. Tu pourrais en avoir besoin plus tard.

Au bout de quelques minutes, Han fit un pas en arrière, récupérant délicatement son amulette.

— Ne te vide pas non plus, dit-il. Il va te falloir du pouvoir à toi aussi pour retourner en arrière. (Il réfléchit un instant.) Laisse-moi jusqu’à l’aube. Si je ne suis pas revenu, repars par le même chemin. Tu te souviens des sorts ?

Danseur lui adressa un grand sourire.

— Ne fais pas ta mère poule, répondit-il.

Il se laissa glisser le long du mur jusqu’à se retrouver assis par terre, et entoura ses genoux de ses bras.

— J’ai mes notes, ajouta-t-il en tapotant sa veste. C’est toi qui vas affronter le Conseil. Je suis plus en sécurité ici.

Han s’approcha une fois de plus du tunnel, plus prudemment. Il posa sa main sur le corbeau et ressentit le picotement de la magie. Puis il fit un pas en avant et traversa.

Il ne se passa rien.

Relâchant ses épaules sous le coup du soulagement, Han se retourna pour regarder Danseur à travers le fin voile de magie. Son ami lui fit signe de continuer. Han était seul.