9

DE CONSORTS ET DE ROIS

Han traversa le couloir, se dirigeant peu ou prou vers le nord en suivant son compas interne, et s’enfonça dans la montagne.

Le tunnel partait tout droit sur ce qui lui sembla être un kilomètre et demi, bien qu’il paraisse s’enfoncer plus profondément sous terre. Il ne laissa pas son feu de magicien éclairer à plus de quelques mètres devant lui. Il ne voulait pas avertir de sa présence quiconque pourrait se trouver dans le tunnel devant lui. Son chemin finit par tourner vers l’ouest et monter en pente.

Han se mit à courir aussi vite qu’il l’osait, ignorant combien de temps il lui faudrait pour traverser la montagne et atteindre le flanc ouest de la Dame Grise.

Il croisa à un moment un réseau de magie presque transparent qui s’étirait sur toute la largeur du tunnel, et faillit ne pas s’arrêter à temps pour l’éviter. Cette barrière en particulier ne faisait pas partie de ses notes. Elle semblait différente, plus brute que les précédentes. Il la désactiva d’un simple sort.

À partir de là, la route était ouverte, avec de simples pièges et quelques risques. Il s’attendait presque à tomber sur des obstacles naturels, dus à des éboulements au cours des mille ans passés, mais ces tunnels étaient bien éclairés et ne comportaient ni poussière ni débris de rochers.

Il passa devant des petits lacs fumants, dont les berges étaient recouvertes de taches minérales, des sources chaudes qui gargouillaient et alimentaient les rivières souterraines, ainsi que des geysers de vapeur qui puaient le soufre. Il ne rencontra personne et ne vit aucune trace indiquant que quelqu’un était passé durant le dernier millénaire. Des courants d’air frais lui balayèrent le visage depuis des sources invisibles.

Certains des embranchements de tunnels apparaissaient sur la carte, d’autres non, et leur entrée était dissimulée par des voiles de magie que seul le sort que lui avait appris Corbeau pouvait révéler.

Où mènent-ils ? se demanda Han. Personne ne creuserait un tunnel dans la roche sans avoir une bonne raison.

Mais il ne possédait pas les sorts qui lui permettraient de passer à travers ces barrières, ni le temps, de toute façon.

Son chemin commença à monter franchement, et les tunnels parallèles ainsi que les intersections se firent plus fréquents. Han rencontra de nouveau des barrières magiques, faites de sorts plus simples et moins élégants.

« Le tunnel débouche dans ce qui semble être une impasse, une grande caverne avec une source chaude au centre », disaient les notes de Han. Les murs s’ouvrirent, le plafond s’éleva, et il y arriva.

Le lac devant lui ressemblait aux sources apparemment sans fond qui parsemaient les Fells, des lieux où les feux qui couvaient sous la surface de la terre remontaient à la surface. Profonde et claire, ondoyant de chaleur, l’eau semblait pouvoir bouillir la chair et la détacher des os en quelques minutes.

« La source est une illusion, disaient les notes de Han. De l’autre côté, tu trouveras un escalier de pierre qui descend dans l’eau. Au fond, une porte ouvre sur les sous-sols de la maison du Conseil. »

Han fit le tour de la source. Il tendit la main et invoqua une lumière plus forte, qui lui permit de voir des marches descendant dans l’eau transparente. La chaleur moite de la source ébouillantait sa peau nue. Il sentait l’odeur du soufre gargouillant depuis les profondeurs, voyait la vapeur qui s’élevait de la surface. S’il s’agissait d’une illusion, elle était convaincante.

Il tripota son amulette en réfléchissant. Et si c’était réel ? Et s’il s’était trompé en prenant des notes ? Et si quelque chose avait changé au cours de ces mille ans ?

Il n’avait pas le temps de tergiverser s’il voulait être à l’heure. Il adressa une prière au dieu qui pourrait éventuellement écouter les gens comme lui, et il fit un pas dans la source, tâtonnant du pied pour trouver la première marche, le cœur battant la chamade, les nerfs à fleur de peau.

D’après ce qu’il voyait, il se tenait immergé jusqu’aux genoux dans une source chaude bouillonnante. Mais il ne ressentait aucune brûlure douloureuse, ses bottes des clans ne se remplissaient pas d’eau. Il fit un autre pas, puis un de plus, les dents serrées, se forçant à continuer. Il plissa les yeux, essayant de limiter les sensations contradictoires qui lui assaillaient le cerveau.

Il fut immergé jusqu’à la taille, puis jusqu’au cou. Deux pas de plus, et l’eau bouillante se referma au-dessus de sa tête. Il continua de respirer normalement, et poursuivit sa descente jusqu’à atteindre le bas des marches.

L’illusion se dissipa, et Han se retrouva, toujours vivant et complètement sec, dans une caverne de pierre. Les murs n’étaient même pas humides.

Son cœur battait à toute allure, il avait le vertige et se sentait nauséeux. Alger Waterlow n’avait certainement pas enduré cela chaque fois qu’il était entré et sorti de son système de tunnels. Il doit exister un autre passage, songea Han.

Un réseau de sorts marquait l’emplacement de la sortie, de l’autre côté des marches.

Le cœur de Han ralentit un peu la cadence ; le jeune homme dissipa la barrière magique et poussa doucement la porte.

Celle-ci donnait sur une cave qui puait la terre et la pierre. Han examina la pièce. L’un des coins, là où les murs rejoignaient le plafond, grouillait de sorts. Han fit courir ses doigts sensibles le long de la surface et découvrit deux verrous encastrés dans la roche. Lorsqu’il les tira, un panneau mobile s’ouvrit.

Han bondit, attrapa les rebords et se hissa à l’intérieur. Il se trouvait dans une petite salle de stockage, remplie de tonneaux et de conserves poussiéreux.

Han se sentait sale et puait l’humidité après son voyage. Il posa ses sacoches à terre et enfila sa belle tenue de magicien, faisant de son mieux pour lisser les plis à la chaleur de ses doigts. Il enfila en dernier l’étole que lui avait confectionnée Saule, portant le blason des Waterlow, qui représentait des corbeaux. Il fourra ses vieux vêtements dans les sacs, les laissa retomber par la trappe, et déplaça un tonneau pour la dissimuler.

Il se fraya un chemin dans le labyrinthe, espérant qu’il se dirigeait vers la sortie. C’était aussi sale que dans n’importe quelle cave ; personne ne voudrait y passer plus de temps que nécessaire. Chaque fois qu’il tombait sur un escalier, il grimpait pour aller là où les plafonds étaient plus hauts et les murs moins humides. Alors qu’il prenait un tournant au pas de course, il tomba nez à nez avec une fille aux joues roses et rebondies, dont le tablier était rempli d’oignons. Elle le regarda avec de grands yeux écarquillés.

— Désolé, ma belle, dit Han. Je me suis perdu.

En passant à côté d’elle, il lui effleura le front du bout des doigts, effaçant délicatement le souvenir de leur rencontre. Il était heureux d’avoir atteint l’étage principal, où il lui serait plus facile d’expliquer sa présence.

Il emprunta les couloirs des domestiques et sortit des garde-manger pour arriver dans des lieux plus formels. À quelque distance devant lui, il entendait le brouhaha des voix de sang-bleu. Apercevant un escalier à sa droite, il avala les marches à grandes enjambées, à la recherche d’un lieu où nettoyer les dernières traces laissées par son voyage.

Han parcourut un couloir, dans une zone d’appartements privés luxueux, testant les portes des deux côtés. Les premières qu’il essaya refusèrent de s’ouvrir, mais il en trouva une ouverte et se précipita à l’intérieur, refermant derrière lui.

Il s’agissait de la chambre à coucher d’une femme, qui était visiblement encore occupée quelques instants auparavant. Une robe gisait en tas au pied du lit ; des chemises, des corsets et des jupons étaient éparpillés sur le sol, tels les cadavres d’une guerre de petit linge. Une robe propre était étendue sur le lit.

L’horloge sur la table de nuit lui indiqua qu’il lui restait une demi-heure avant le début de la réunion. Il se pencha en avant et se regarda dans le miroir. Ses vêtements étaient immaculés, mais il y avait une trace de saleté sur l’arête de son nez et une grande égratignure sur sa joue, ourlée de sang séché, qu’il devait avoir récoltée quelque part sur la Dame Grise. Il attrapa un chiffon sur la bassine devant lui et se frotta le visage.

— Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? cingla derrière lui une voix froide et mortelle.

Han fit volte-face, la serviette toujours à la main.

Fiona Bayar se tenait devant lui, vêtue d’une robe de chambre en soie et de chaussons, ses cheveux blancs rassemblés en un chignon au sommet de son crâne. Il aperçut une porte ouverte derrière elle et comprit qu’elle devait tout juste sortir de son bain.

D’après ce que pouvait voir Han (et il en voyait beaucoup), elle ne portait rien sous la soie. Eh bien, songea-t-il, au moins, elle ne porte pas d’amulette.

— Alister !

Comme si elle avait entendu ses pensées, elle chercha à saisir son porte-brasillant, en vain.

— Fiona ! Ah… que faites-vous ici ?

Ce n’était pas la chose la plus maligne à dire, étant donné que c’était à cause de lui qu’elle n’était pas au Conseil. Et qu’elle était bien du genre à être rancunière.

— Ce que moi je fais ici ? Mais vous, que faites-vous ici ? demanda-t-elle en regardant derrière Han, là où son amulette était posée sur son lit, près de ses vêtements.

Elle bondit vers elle au moment où Han s’élançait pour l’arrêter. Elle le heurta et ils tombèrent sur le lit, Fiona au-dessus du jeune homme. Il sentait l’amulette lui rentrer dans le dos, mais Fiona plongeait vers son cou, essayant de mettre la main sur son amulette au serpent. Il attrapa ses doigts et les serra dans ses mains, le visage à quelques centimètres du sien.

— Je ne ferais pas ça, si j’étais vous, dit-il.

— Je pensais que vous seriez à la réunion du Conseil, siffla-t-elle en luttant pour se libérer.

— J’y vais de ce pas, répondit Han.

Et, tout à coup, Fiona l’entoura de ses longues jambes et l’embrassa comme si elle tentait d’aspirer tout son souffle. La soie ne constituait pas une réelle barrière entre eux et, de toute façon, la robe de chambre s’était ouverte. Han ne put s’empêcher de réagir. Après tout, il était humain.

Fiona finit par le relâcher afin de respirer, et baissa sur lui son regard scintillant, comme pour jauger de son effet.

— En réalité, je suis heureuse de vous voir, Alister, dit-elle. Je comptais vous attraper après la réunion du Conseil. Comment m’avez-vous trouvée si vite ? J’espère que personne ne vous a vu monter. (Elle l’embrassa de nouveau, coulant tout son corps contre le sien.) Je vous ai promis que j’aurais une nouvelle proposition à vous faire, lui murmura-t-elle à l’oreille. J’espère que vous allez m’écouter.

Une nouvelle proposition ? Ah ! oui. Ça lui revenait.

Elle lui en avait parlé lorsqu’ils avaient dansé ensemble à l’une des fêtes précédant le couronnement.

Fiona posa ses lèvres sur son cou, puis derrière son oreille, et commença à s’attaquer aux fermetures de son manteau.

Han reprit enfin ses esprits et se dégagea de son étreinte, roulant hors du lit et saisissant au passage l’amulette de la jeune femme. Il se retrouva debout, les pieds légèrement écartés, l’amulette se balançant au bout de son poing fermé, ravi que son manteau descende jusqu’en haut de ses cuisses.

Elle glissa au bas du lit et s’avança vers lui, sa robe de chambre grande ouverte. Han lutta pour garder son regard fixé sur le visage de Fiona. Elle essayait certainement de le mettre en retard pour la réunion.

— Vous disiez avoir une proposition à me faire, dit Han. Dépêchez-vous de la cracher, ou je m’en vais. Comme vous le savez, je suis attendu.

Fiona s’arrêta à quelques pas de lui.

— Je vous ai sous-estimé, nota-t-elle. Oh ! je savais que vous étiez attirant et malin. Je me disais qu’une aventure avec vous pourrait se révéler… intéressante, avec un certain côté dangereux. Pour être franche, je pensais que vous pourriez m’être utile, et distrayant, et facile à écarter lorsque je n’aurais plus besoin de vos services.

Flatteur, songea-t-il.

— Et maintenant ? dit-il.

— Tout ce que vous avez accompli seul m’a beaucoup impressionnée. Et je pense que vous pouvez m’aider à obtenir ce que je veux. Alliez-vous à moi et, lorsque je serai reine, je ferai de vous mon consort.

Elle se tenait juste devant lui. Attrapant son étole, elle le força à baisser la tête et l’embrassa de nouveau. Perturbé par un flot de pensées, Han se laissa faire.

— Nous devons agir vite, murmura-t-elle. Ma famille… mon père veut me marier afin de consolider quelques alliances politiques.

— Qui est l’heureux élu ? demanda Han.

Fiona haussa les épaules.

— Adam Gryphon. Pouvez-vous imaginer ? Moi, mariée à un infirme maussade, intellectuel et desséché comme Adam ? Nous ne pouvons pas laisser faire cela, dit-elle en se serrant contre lui.

Han sentit monter en lui de la compassion à l’égard de son ancien professeur.

— Réfléchissez-y, murmura Fiona contre son torse. Vous êtes le garde du corps de la reine, en parfaite position pour l’éliminer, ainsi que son insipide petite sœur. Ils n’auront alors pas d’autre choix que de modifier la succession. Je pourrai me proposer, et vous me soutiendrez au Conseil. Une fois que je serai reine, mon père cessera de donner les ordres.

Assassiner Raisa. Fiona comptait assassiner Raisa et réclamer le trône. Han sentit le sang lui marteler les tempes, ce qui lui compliquait la tâche pour réfléchir correctement.

C’est vous qu’on devrait assassiner, songea-t-il.

Elle s’écarta de lui, scrutant son visage, sans pour autant relâcher sa prise sur son étole.

— Alors ? Nous avons un marché ?

Ce serait si simple, se dit-il en baissant les yeux sur le visage de Fiona à l’expression impatiente. Personne ne savait qu’il était à la maison du Conseil. Un rapide sort assassin, ou un coup de lame à la gorge, et cette menace à la vie de Raisa serait neutralisée.

Mais ce ne serait qu’une menace parmi tant d’autres. Il devait continuer à jouer son rôle, sans faillir, s’il voulait qu’un jour Raisa soit réellement en sécurité.

Il ne pouvait pas faire semblant d’accepter de tuer Raisa, mais il ne voulait pas non plus que Fiona aille engager un homme de main pour accomplir la besogne. Mieux valait être inclus dans son petit plan.

Il lutta pour contrôler la colère dans sa voix, pour rendre son ton froid et sardonique.

— Et vous, dit-il, serez-vous là pour me soutenir lorsque je visiterai l’abbaye de Monte-à-regret et que je me balancerai au bout d’une corde, accusé de meurtre ? Il me semble que je prends bien plus de risques que vous.

Fiona eut l’air perdue, comme si elle n’avait jamais envisagé qu’il puisse vouloir plus que s’unir à elle.

— Que désirez-vous d’autre ? demanda-t-elle.

— Vous dites que vous ferez de moi le consort, répondit Han. Si c’est moi qui dois être le meurtrier, je vise plus haut.

Elle cligna des yeux, perplexe.

— Plus haut que consort ? Vous ? Que pourriez-vous vouloir de plus ?

— Peut-être voudrais-je être roi, dit-il. Aidez-moi, et vous serez consort.

Han n’avait encore jamais vu Fiona Bayar se retrouver bouche bée. C’était bien plus agréable que de l’entendre parler.

— Vous ? Un roi ? s’exclama-t-elle, toute couleur se retirant de son visage, la laissant blanche de colère. Un voleur prétentieux, sorti du caniveau, fils d’un… d’un Chiffonnier ? Je vous fais une offre aussi sérieuse que généreuse, et vous y répondez de façon grotesque…

Han perdit alors son calme. Il en avait vraiment plus qu’assez du refrain des Bayar sur le thème « pour qui vous prenez-vous ». Et il avait peur, peur qu’au moindre faux pas de sa part, Raisa puisse le payer de sa vie.

Il saisit les coudes de Fiona, serrant fort.

— Est-ce grotesque ? Vraiment ? siffla-t-il en la regardant droit dans les yeux. Savez-vous qui je suis ?

Les yeux habituellement glacials de Fiona étaient désormais écarquillés et un peu effrayés.

— Vous êtes Han Alister. Un… voleur des rues transformé en magicien.

— Regardez-moi, Fiona, ordonna-t-il. Regardez-moi réellement. Pensez-vous que ce soit tout ce que je suis ?

De la magie hors de contrôle jaillit de lui, bourdonnant sous sa peau.

Elle secoua la tête, scrutant son visage comme pour y chercher des indices.

— Je… j’ignore ce que vous voulez me faire dire.

— Vous, les sang-bleu, vous êtes tellement obsédés par les lignées, répondit Han. Je suis l’alliance parfaite de la lignée royale et de la magie, de la légitimité et des sorts. Je peux prétendre à un héritage auquel même vous les Bayar ne pouvez vous mesurer, qui nous a été dérobé il y a des centaines d’années.

— De lignée royale ! s’exclama Fiona. (Elle tentait de paraître dédaigneuse, sans grand succès.) Qui donc croyez-vous…

— Il vous suffit de savoir que je ne m’arrêterai pas avant d’avoir obtenu ce que je désire. Vous pouvez être avec moi, ou contre moi. Mais choisissez avec sagesse, dit-il en lui lançant son amulette.

Elle bondit en avant pour l’attraper à deux mains.

— Faites-moi part de votre décision, termina Han.

Il tourna les talons et sortit de la chambre.