11
RENDEZ-VOUS À MINUIT
Raisa fit s’entrechoquer les dés dans la tasse avant de les lancer contre le mur. Elle se redressa sur les genoux et se pencha en avant pour examiner le résultat.
— Vous êtes finie, Votre Majesté ! chantonna Cat. Que des os. Une fois de plus.
Elle ramassa les dés et les remit dans la tasse.
— À mon avis, il y a un problème avec ces dés, grommela Raisa.
— Tout est dans le poignet, rétorqua Cat avec suffisance. On l’apprend aux nourrissons du Marché-des-Chiffonniers au Pont-Sud.
— Voilà pourquoi il est inconvenant pour une reine de ce royaume de jouer aux os et encoches, dit Magret depuis la cheminée.
Les deux jeunes filles sursautèrent. Raisa était persuadée que Magret s’était endormie sur sa chaise. Une fois de plus, elle avait bu du sherry pour soulager ses os douloureux.
— Caterina, reprit Magret, vous devriez demander à la reine Raisa de vous apprendre à jouer à « chasseurs et lièvres ». Cela est bien plus approprié pour une dame. Ainsi que pour la servante d’une dame.
Cat haussa les épaules.
— C’est elle qui m’a demandé de lui apprendre, répondit-elle. Ce n’est pas ma faute si elle n’a pas de chance. Ma mère disait : « Malheureux au jeu, heureux en amour. »
Et pourtant je suis malheureuse aux deux, songea Raisa.
— Vous voulez continuer, ou vous êtes prête à payer ? demanda Cat en agitant la tasse sous le nez de Raisa, tentatrice. Votre chance est peut-être sur le point de tourner.
— Je vais payer, dit Raisa en bâillant. Il est tard, et je suis déjà morte trop de fois ce soir.
Il était minuit passé, mais Raisa attendait de voir Han Alister revenir de là où il se cachait ce soir-là. Elle l’avait à peine vu depuis cette étrange danse désespérée au camp des Pins Marisa. Elle était partie pour les Falaises-de-Craie avant que Han soit rentré de sa réunion du Conseil des Magiciens. Après avoir passé trois jours à inspecter les fortifications le long de l’Indio avec Amon Byrne et Char Dunedain, elle avait enchaîné sur une succession interminable de réunions. Bien qu’elle sente à travers la pièce la chaleur du regard de Han posé sur elle, il leur était impossible de se parler en privé. Et, le soir, lorsqu’elle était libre, il était toujours absent.
Est-ce qu’il voit quelqu’un ? Raisa fit de son mieux pour ne pas se révolter à cette idée.
Elle ne pouvait pas le laisser l’éviter une fois de plus. Elle devait s’entretenir avec lui avant la prochaine réunion du Conseil des Magiciens.
Morose, elle comptait des couronnes et des piécettes, lorsque soudain elle entendit un pas léger dans le couloir, un murmure de salut aux Vestes Bleues en faction devant la porte, et le cliquetis du verrou, de l’autre côté.
Magret et Cat regardèrent toutes deux la porte de séparation entre les chambres de Raisa et Han, puis Raisa. Magret fronça les sourcils, et Cat eut un sourire en coin, tel un renard à la gueule pleine de plumes.
Fatiguée de ses servantes à l’air fâché ou moqueur, Raisa déclara :
— Vous pouvez toutes deux aller vous coucher. Le seigneur Alister semble être de retour, et je n’aurai besoin de rien d’autre ce soir.
— Je peux rester, Votre Majesté, déclarèrent Magret et Cat presque à l’unisson, mais pour des raisons différentes.
— Non, répondit Raisa. Ça va aller. Cat, je sais que Hayden Danseur de Feu est de retour en ville. Peut-être aimerais-tu aller le retrouver ?
— Seulement si vous êtes sûre, Votre Majesté, répondit Cat, incapable de dissimuler son empressement. Il doit certainement déjà être couché, de toute façon. Il se lève avec le soleil.
— Et vous dormez debout, Magret, poursuivit Raisa. Il y a quatre gardes dans le couloir. Je suis fatiguée d’être constamment entourée de gens, ajouta-t-elle lorsque Magret ouvrit la bouche pour protester.
Lorsqu’elle fut sûre que Magret et Cat étaient parties, elle frappa à la porte entre les deux chambres.
— Han !
Le jeune homme ouvrit immédiatement, comme s’il s’était tenu juste derrière, l’oreille collée au battant.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en passant à côté d’elle pour entrer dans sa chambre, la main posée sur son amulette.
Raisa cligna des yeux, surprise. L’apparence du jeune homme constituait une forme de choc, après des mois à le voir vêtu de tenues de cour. Il était pieds nus, la chemise ouverte : elle avait dû l’interrompre alors qu’il se déshabillait.
Ses habits étaient de bonne qualité, mais déchirés et souillés, fichus, même, comme s’il les avait utilisés pour balayer la rue. Il portait une casquette de velours qui recouvrait ses cheveux brillants, ainsi que des mitaines. Trois pendentifs reposaient sur son torse nu : l’amulette au serpent, l’amulette du Chasseur Solitaire, ainsi qu’un talisman des clans, représentant un flûtiste dansant, gravé dans du bois de sorbier.
Il sentait fort l’alcool, et le revers de ses manches était taché par une substance sombre qui rappelait presque…
— Où est Cat ? demanda-t-il en examinant la chambre, comme s’il cherchait des intrus. Que s’est-il passé ?
Il avait l’air complètement sobre, et parlait de façon posée.
— Il ne s’est rien passé, répondit-elle. J’avais juste besoin de… Où étiez-vous ?
— Je suis descendu au Marché-des-Chiffonniers, répondit-il, presque sur la défensive.
Il retira sa casquette et la fourra dans sa poche.
— Mais vous avez l’air…
— … miteux, termina-t-il en une confession préventive. Sale. Je sais. Je ne pensais pas que quelqu’un me verrait. Je ne pensais pas que vous seriez toujours debout.
Il semblait las et exténué… Vulnérable. Cela allait plus loin que ses vêtements. Des ombres mauves soulignaient ses yeux, et son visage était couvert de saleté. C’était comme si la flamme d’optimisme qui avait toujours brûlé en lui commençait à faiblir.
Sans réfléchir, Raisa toucha sa joue du bout des doigts.
— Que se passe-t-il ?
Il recouvrit sa main de la sienne, et inspira profondément.
— On a découvert un autre magicien mort dans la ruelle Pinbury. Une vieille femme du nom d’Hadria Lancaster. Vous la connaissiez ?
Raisa hocha la tête.
— À peine. Elle passait peu de temps à la cour. Aux dernières nouvelles, elle était dans son château, à la campagne. Je me demande comment elle a pu arriver au Marché-des-Chiffonniers.
— C’est là toute la question, n’est-ce pas ? dit Han. J’aimerais connaître la réponse.
Il soutint le regard de Raisa, comme s’il attendait de voir quel jugement elle allait émettre. Elle ferma les yeux, mais son image était comme imprimée sur ses rétines : ses cheveux dorés, brunis par la lumière de la lampe, la fine cicatrice en zigzag sur sa pommette, sa grâce de prédateur sous ses vêtements crasseux.
Raisa retira sa main à contrecœur.
— Avez-vous le temps de discuter ?
Han baissa les yeux sur ses vêtements et les brossa, comme embarrassé.
— Maintenant ? Êtes-vous sûre ? Je suis désolé. C’est juste que… je suis répugnant.
— Je sais que vous êtes fatigué, dit Raisa. Mais j’ai été absente, et vous avez été occupé. Je dois vous parler avant la prochaine réunion du Conseil des Magiciens, et je ne sais même pas quand elle aura lieu.
— Pourrais-je faire un brin de toilette d’abord ? demanda-t-il en se frottant vigoureusement le menton.
— Très bien, acquiesça-t-elle. Mais dépêchez-vous. Je suis fatiguée, moi aussi.
Cinq minutes plus tard, il frappait doucement à la porte avant de la pousser.
Il était toujours pieds nus, mais s’était changé et portait une large chemise en lin ainsi qu’un pantalon propre. La casquette avait disparu ; il s’était coiffé avec les doigts et s’était lavé le visage. Au sortir des ablutions, il semblait presque enfantin.
— Pourriez-vous ériger quelques barricades contre les oreilles indiscrètes ? demanda Raisa.
Han obtempéra et fit le tour de la chambre, murmurant des sorts, la main glissée sous sa chemise blanche pour saisir son amulette.
Lorsqu’il eut terminé, Raisa lui désigna la chaise face à elle, de l’autre côté de la table. Il s’assit, les mains posées sur le bois, l’air méfiant et pourtant vulnérable. Maintenant que ses doigts étaient propres, Raisa voyait qu’il avait les jointures écorchées, à vif, et couvertes de croûtes. Lorsqu’il vit qu’elle l’observait, il fit passer ses mains sous la table, mais trop tard.
— Que vous est-il arrivé ? lâcha-t-elle.
— Je me suis retrouvé mêlé à une querelle, au Marché, répondit Han avec une grimace. Mais je manque un peu d’entraînement.
— Pourquoi êtes-vous allé là-bas ? demanda Raisa. Est-ce là que vous passez tout votre temps ?
Han détourna les yeux.
— J’essaie juste de comprendre qui refroidit les magiciens et d’attraper le coupable. J’ai des yeux et des oreilles sur le terrain mais, si c’est un magicien qui est le meurtrier, les miens ne pourront jamais lutter contre le brasillant. Et, même s’ils voyaient quelque chose et y survivaient, ce serait leur parole contre celle de l’assassin.
— Vous pensez donc qu’il s’agit d’un magicien ? s’enquit Raisa. Pas d’une bande des rues ?
— Je ne sais pas vraiment. Mais si c’était une bande du Marché-des-Chiffonniers, Cat le saurait maintenant.
Il se mordilla un ongle abîmé. Lorsqu’il était fatigué, son visage de marchand ainsi que ses manières de cour avaient tendance à disparaître.
— Ils ne prennent que du brasillant et laissent le reste du butin. Ça pourrait donc être des meurtres de magiciens par des magiciens : une façon de remédier à la pénurie d’amulettes.
Et, tout à coup, Raisa comprit ce qu’il faisait.
Elle se redressa à demi sur sa chaise, la voix vibrant de peur et de colère.
— Admettez-le : vous vous promenez dans les rues la nuit, espérant que le tueur s’en prenne à vous !
Han se voûta sous l’assaut verbal.
— C’est un bon plan. Je finirai bien par avoir de la chance.
— C’est un mauvais plan ! Je vous interdis de vous servir de vous-même comme appât.
Han redressa le menton, l’incarnation même de l’obstination.
— Je suis sérieuse, insista-t-elle, cherchant ce qui pourrait faire pencher la balance. S’il vous plaît ! Je ne peux pas me permettre de vous perdre. Vous êtes censé être mon garde du corps. Vous devriez être ici, avec moi, et non… non…
— Vous vouliez me parler d’autre chose ?
La crispation de sa mâchoire lui indiqua qu’il était inutile d’argumenter.
Cette conversation n’est pas terminée, songea Raisa. Mais il est vraiment tard.
Elle s’éclaircit la voix.
— Je tenais à vous avertir : le mois prochain, je nommerai le sergent Dunedain général de l’armée des Montagnards, à la place du général Klemath.
Han eut l’air perdu, puis son visage s’éclaira.
— Oh oui ! c’est vrai. Je l’ai rencontrée à l’une de nos réunions matinales. Elle est arrivée avec le capitaine Byrne. Alors… vous allez confier à une Veste Bleue la gestion de l’armée régulière ?
Raisa hocha la tête.
— Le capitaine Byrne a étudié les finances militaires. J’ai découvert des irrégularités au niveau de l’approvisionnement, qui indiquent que notre général se remplit les poches depuis des années. De plus, il y a l’affaire des mercenaires.
— Là aussi, il y a de grandes chances pour qu’il ne soit pas net, dit Han.
— Je ne m’attends pas à ce que Klemath prenne la nouvelle avec le sourire, continua Raisa. Pas plus que les gradés qui lui sont loyaux, étant donné que la plupart viennent des royaumes d’en bas. Le capitaine Byrne et le général Dunedain ont établi une liste de candidats afin de remplacer les officiers qui pourraient refuser ce changement, mais cela prendra du temps. Je pense que nous pouvons nous attendre à des mois difficiles.
— Surtout que Klemath comptait vous voir épouser l’un de ses fils, nota Han.
— C’est exact, acquiesça Raisa.
Comment savez-vous cela ? se demanda-t-elle. Est-ce que vous tenez le compte de mes prétendants ? Ce qui lui fit penser au camp des Pins Marisa.
— Quelle était la signification de tout cela, au fait ? lâcha-t-elle. Au camp des Pins Marisa.
— La signification de quoi ? demanda Han en fronçant les sourcils.
— Votre comportement. Cette danse.
Han prit un air blessé.
— Eh bien, personne ne semblait être volontaire, alors je me suis dit…
— Et votre petit mot.
Cette fois, il sembla réellement perdu.
— Quel petit mot ?
— Celui que vous avez mis sous mon oreiller, au Pavillon de la Matriarche, répondit Raisa. Me disant de ne pas m’approcher de MarcheNuit.
— Je n’ai pas mis de petit mot sous votre oreiller, dit Han. (Il se tut un instant, avant de reprendre.) Mais éviter MarcheNuit me semble être une bonne idée.
— Il s’agit d’une union voulue par mon père, indiqua Raisa.
— Alors, votre père a tort, répliqua Han. MarcheNuit est persuadé que le monde a germé de son cul.
Raisa chassa cette image de son esprit avec difficulté.
— C’est bien vous qui avez laissé ce petit mot sous mon oreiller !
— Non. Il semblerait simplement que quelqu’un partage mon opinion.
— Je ne me marierai pas par amour, argua Raisa. Je vais devoir faire la meilleure union d’un point de vue politique si nous voulons pouvoir nous sortir de ce pétrin.
— C’est ce que vous avez dit, oui.
Han rejeta la tête en arrière et toisa Raisa.
— Qu’est-ce que c’est censé signifier ? demanda-t-elle.
— Quoi ?
— L’expression de votre visage.
— Je me dis que vous êtes la reine de ce royaume. Si quelqu’un peut se marier par amour, c’est bien vous.
— Vous ne comprenez pas comment je…
— Vous avez raison. Je ne comprends pas. Je ne suis qu’un rat d’égout prétentieux vêtu d’un manteau de velours. Puis-je aller me coucher, maintenant ?
Il fit mine de se lever.
— Pas encore, répondit Raisa en réfléchissant.
Nous devons nous éloigner de ce sujet.
— Parlons du Conseil des Magiciens, ajouta-t-elle.
— Que voulez-vous savoir ? dit Han en se rasseyant sur sa chaise.
— Comment s’est passée la première réunion ? Comment les membres ont-ils réagi à la mort de deVilliers ? Que comptent-ils faire à propos des meurtres en ville ?
Han l’observa un long moment, comme s’il cherchait à saisir le sens caché de ses mots.
— S’ils agissent, ce sera sous la table. Aucune décision pendant la réunion. (Il se tut, et plissa les yeux.) Le seigneur Bayar essaie de me faire porter le chapeau.
— À vous ? s’exclama Raisa en se redressant. Pourquoi iriez-vous assassiner des magiciens ?
Le regard de Han la cloua sur place, la couleur de ses yeux passant du saphir au lapis, puis à l’indigo profond.
— On ne vous a pas prévenue à mon sujet ? Je suis un tueur. Il faut bien que je m’entraîne de temps en temps, pour garder la main. Et les corps ont été découverts sur mon territoire. Affaire classée.
— Est-ce que quelqu’un l’a cru ? demanda Raisa, dévorée d’inquiétude. Que c’est vous, le coupable ?
Han se passa les doigts dans les cheveux.
— Ceux qui me haïssaient avant le croient. Ceux qui détestent les Bayar pensent que ce sont eux, ou les Demonai.
— Pourrait-ce être les Demonai ?
— Je ne sais pas quoi penser, répondit Han en détournant les yeux. C’est possible. C’est la réponse facile.
— Pourrait-ce être de la politique de magiciens ? s’enquit Raisa.
— Peut-être. Mais il semblerait que les tueurs agissent au hasard. Si c’étaient les Bayar, par exemple, on pourrait penser qu’ils en profiteraient pour se débarrasser de leurs ennemis et me faire accuser.
— Eh bien, ils se sont sûrement doutés que ce serait un peu trop évident, dit-elle.
— En effet.
Han ne semblait pas convaincu.
— Y a-t-il des membres du Conseil qui me soutiennent ? demanda Raisa. Des personnes sur lesquelles je puisse compter ?
Han réfléchit.
— Abelard vous préfère à Mellony sur le trône, ou même à Micah Bayar.
— C’est déjà cela, j’imagine, remarqua Raisa. Qu’en est-il d’Adam Gryphon ? Où se situe-t-il ?
— Je l’ignore, répondit Han. Les Bayar ont essayé de forcer un vote pour le poste de Haut Magicien, et il a refusé. Mais je ne pense pas qu’il s’opposerait à eux lors d’un vote décisif.
— Je veux un Haut Magicien auquel je puisse faire confiance, déclara Raisa avec franchise.
— Bien évidemment, acquiesça Han. Le problème va être de faire en sorte que ça se réalise. Le Haut Magicien est élu par le Conseil, et vous savez comment sont choisis ses membres.
— Je ne peux me permettre d’avoir un Haut Magicien dont la loyauté ne va qu’à ceux qui ont le don, rétorqua Raisa. Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui se soucie plus de la politique des magiciens que du bien-être du royaume. Il me faut quelqu’un avec qui je puisse travailler.
— Vous voulez donc modifier le rôle du Haut Magicien, dit Han. C’est bien cela ?
Raisa secoua la tête.
— Je veux que le rôle du Haut Magicien soit ce qu’il aurait toujours dû être : le bras magique du gouvernement, qui y soit intégré, et non opposé.
— Je suis d’accord avec vous, mais on ne peut mener un nombre infini de combats, répondit Han d’un air morose. Pour le moment, j’ai l’impression que le Haut Magicien sera Micah Bayar. Ou bien Mina Abelard. Lequel des deux préférez-vous ?
— Aucun, refusa Raisa. C’est vous que je veux.
— Moi ? s’exclama Han en la regardant fixement, pris de court. Sérieusement ?
— Croyez-vous que je plaisanterais sur un tel sujet ?
— Je viens de vous dire que le seigneur Bayar m’avait accusé, en pleine réunion du Conseil, d’assassiner des magiciens, répondit Han. Certains membres le croient. Ce ne sera pas facile de me faire élire.
— Personne n’a dit que ce serait facile, répliqua Raisa en faisant tourner sa bague aux loups autour de son doigt.
— Peu importe comment on compte, le résultat n’est pas suffisant.
— Alors, vous allez devoir nouer des alliances avec d’autres membres du Conseil. C’est vous qui avez voulu ce poste. Je ne peux pas faire pression de façon directe, cela aurait l’effet inverse.
— Non ! s’exclama Han en secouant la tête d’un air décidé. Il ne faut pas qu’ils sachent que vous soutenez ma candidature pour le poste de Haut Magicien.
Il réfléchit un instant, se mordillant la lèvre inférieure, la main dans les cheveux. Il finit par relever les yeux vers elle.
— Soyons bien clairs, reprit-il. Vous voulez que je fasse tout ce qui sera nécessaire pour atteindre ce but ? Des choses qui pourraient ne pas vous plaire ?
C’était comme s’il lui demandait un pardon inconditionnel pour des crimes qu’il n’avait pas encore commis. Il était hors de question que Raisa accepte.
— Eh bien, dit-elle, je ne veux pas que vous assassiniez qui que ce soit.
— Et à part cela ? insista Han.
Raisa ne sut que répondre. Alors elle ne répondit pas.
— Il faut que je gagne de l’influence au Conseil, reprit-elle, si je veux qu’un jour la paix règne sur le royaume.
— Compris.
Han se tut un instant, perdu dans ses pensées, puis il leva la tête, avec son visage de marchand bien en place.
— Si je suis élu Haut Magicien, et je ne dis pas que ça va arriver, je veux pouvoir choisir qui me remplacera. (Lorsque Raisa ouvrit la bouche pour protester, il leva une main.) Nous avions un marché : j’acceptais d’être votre garde du corps, et vous acceptiez de me nommer au Conseil des Magiciens. En tant que Haut Magicien, je perdrai mon droit de vote, excepté en cas de score égal.
— Je devrai approuver votre choix, rétorqua Raisa. Qui est-ce ?
— Hayden Danseur de Feu, répondit aussitôt Han, comme si sa réponse avait été toute prête.
— Danseur de Feu ! s’exclama-t-elle en le dévisageant avec des yeux ronds. Il n’acceptera jamais ! Il déteste la ville. Il n’a qu’une hâte, c’est de retourner dans les montagnes !
— Il acceptera, dit le jeune homme. Je saurai le convaincre.
Raisa se souvint de ce que lui avait dit Micah le jour où il lui avait demandé la permission de la courtiser. Le jour où il lui avait dit qu’elle courait un grand danger.
« Par exemple, prenons cette idée de nommer un voleur des rues au Conseil des Magiciens. Ils sont fous de rage. Ils l’interprètent comme un manque de respect. Ils pensent que vous les narguez. »
— Qu’en est-il du Conseil ? insista Raisa. Comment pensez-vous qu’ils vont réagir ? Un sang-mêlé nommé à leur assemblée décisionnaire la plus importante ?
— C’était bien ce que vous vouliez, non ? argua Han. Vous avez dit que vous vouliez… quel était le mot, déjà ? ah oui ! « intégrer » le Conseil au gouvernement. Danseur serait un allié de confiance.
— Ils le tueront, souffla Raisa. Je ne veux pas avoir cela sur la conscience.
Han tressaillit, et la jeune femme sut que ses paroles avaient porté. Pendant un long moment, il sembla désespérément seul. Mais il se reprit.
— Eh bien, dit-il, ils vont probablement me tuer aussi, mais ils ne l’ont pas encore fait. (Il lui adressa un sourire en coin.) Je causerai autant de remous que possible avant qu’ils n’y arrivent.
— Très bien, capitula Raisa. Si vous êtes élu Haut Magicien, je nommerai Danseur de Feu au Conseil.
— Vous pourriez le mettre par écrit ? demanda Han en faisant glisser une page blanche vers elle.
Raisa se raidit.
— Ma parole ne vous suffit-elle pas ?
— À moi, si, répondit-il. Mais je vais avoir besoin d’une preuve à présenter aux Bayar, car ma parole ne leur suffira pas. Je veux l’avoir avec moi lorsque je me rendrai à la prochaine réunion. Je ne m’en servirai que si je remporte le vote.
Raisa secoua la tête, attrapa un crayon et griffonna sa décision sur la page.
« Dans le cas où Han Alister serait élu Haut Magicien des Fells, ou ne pourrait plus, pour toute autre raison, remplir ses devoirs en tant que mon représentant au Conseil des Magiciens, je nomme Hayden Danseur de Feu comme son remplaçant. Sa Majesté Royale Raisa ana’Marianna. »
Han se pencha pour lire à l’envers, et sa tête touchait presque celle de la jeune fille. Lorsqu’elle eut terminé, elle lui rendit le papier.
— Cela conviendra-t-il ?
Han tapota la page du bout des doigts.
— Merci, Votre Majesté. Je vous tiendrai au courant de la suite des événements.
J’espère que je prends la bonne décision, songea Raisa. Je vous en prie, s’il vous plaît, faites qu’il ne lui arrive rien.
Ils restèrent un instant immobiles, dans un silence gêné. Han finit par se lever.
— Bien. S’il n’y a rien d’autre…
Raisa se redressa à son tour, soudain désespérée de le voir partir, cherchant à le faire rester un peu plus longtemps.
— J’espère que vous serez prudent, dit-elle d’une voix rauque qui la trahit. Car vous êtes vraiment… très important pour moi et…
Et, avant de se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle glissa ses bras autour de la taille de Han et se serra contre lui.
Il commença par se raidir, par résister, puis il capitula et entoura la jeune fille de ses bras, l’attirant dans une étreinte puissante. Elle leva la tête, et il posa ses lèvres sur les siennes, qu’elle entrouvrit. Elle inspira son odeur, un mélange de sueur, de fumée de bois, de gin bleu et d’air frais. Un millier de mots jamais prononcés flottaient entre eux.
Compliqué. Et pourtant simple. Ils étaient semblables à deux morceaux d’une étoile filante, attirés l’un vers l’autre par une histoire commune et le souvenir de baisers interdits.
Il glissa ses mains sous la chemise de Raisa, et ses doigts grésillèrent sur sa peau, suivant la ligne de son dos avant de se poser sur ses fesses. Elle embrassa le creux de sa gorge, là où son pouls battait le plus fort, puis sa clavicule, sentant son cœur battre la chamade sous le tissu grossièrement tissé.
Il la souleva, la soutenant à deux mains, et elle l’entoura de ses jambes, serrant sa poitrine contre son torse. Elle explora du bout des doigts, découvrit des ouvertures dans ses vêtements, caressa sa peau nue. Il frissonna, et elle sentit son corps épouser le sien, à mesure que le désir effaçait toute autre pensée de son esprit.
Enfin, il poussa un soupir étranglé, referma ses mains sur sa taille et tendit les bras, brisant leur étreinte. Ils restèrent un instant à se regarder, le souffle court.
Raisa prit la main de Han, l’attirant doucement vers sa chambre. Elle crut un instant qu’il allait la suivre, mais il freina des quatre fers, lui résistant, et secoua la tête.
— S’il vous plaît, dit-elle, tirant sur son bras à deux mains, toute fierté envolée.
Le visage de Han exprimait de la frustration mêlée à du désir ainsi qu’à son obstination familière.
— Je vous l’ai dit avant le couronnement, lui rappela-t-il. Je ne serai pas votre amant clandestin. Je ne suis plus un voleur. Je refuse de dérober les restes à la table d’un autre.
— Je sais bien ce que vous avez dit, répliqua Raisa. (Elle aurait voulu ajouter : « mais je ne pensais pas que votre décision était si arrêtée. ») Mais si… si c’est là tout ce que nous pouvons avoir, et… et si vous le voulez, et que je le veux, alors…
— Vous ne comprenez pas, l’interrompit doucement Han. Si je cède, alors il sera trop facile de me laisser aller à vivre au-dessous de tout. J’ai besoin de ceci… (Il tendit ses mains vides vers elle, avant de serrer les poings.) J’ai besoin de ceci si je dois affronter des épreuves.
— Ceci est une épreuve ! s’écria Raisa, avant de se bâillonner elle-même.
Han lui saisit délicatement le menton entre ses mains abîmées, lui releva le visage et l’embrassa de nouveau, avec douceur et tendresse cette fois-ci, comme pour garder le souvenir de ce baiser pour les heures à venir. Il appuya son front contre le sien, et inspira profondément. Puis il fit un pas en arrière, s’arrachant à elle.
— Dites-moi ce que vous voulez de moi, chuchota Raisa.
— Bonne nuit, Votre Majesté, répondit Han d’une voix tremblante.
Il ramassa l’attestation de Raisa sur la table, rejoignit la porte à pas feutrés, se glissa par l’ouverture et referma derrière lui.