15
LES LOIS DE LA RUE
Han glissa sa main dans la niche sous l’horloge du marché et en sortit un papier froissé. « Elle viendra. À la noirceur. » Pas de signature.
Il leva les yeux vers le cadran. S’il ne se dépêchait pas, il allait être en retard. En même temps, arriver en retard à ce rendez-vous n’était pas si mal.
Il se fraya un chemin dans les rues familières, prenant son temps, à l’aise dans son déguisement miteux. Il fit un détour par Pinbury, discuta avec deux de ses paires d’yeux et d’oreilles, nommés Loupé et Sabord. Ils étaient aussi respectueux que peuvent l’être des rats des rues, lui donnant du seigneur Alister et lui jetant des regards en coin. Non, seigneur Alister. Rien de nouveau.
Il descendit dans les bas-fonds, se dirigeant vers le lieu de rendez-vous, se giflant mentalement pour son comportement deux nuits plus tôt.
Il connaissait les lois de la rue. Ne jamais fuir devant des Vestes Bleues, sauf si on sait pouvoir s’en sortir sans conséquences. Fuir donne l’air coupable. Fuir attire l’attention alors qu’on veut être ignoré.
Il n’aurait vraiment pas dû courir.
Ses yeux et ses oreilles l’avaient prévenu de la présence des corps dans la ruelle. Il examinait les deux magiciens morts, à la recherche de traces de sorts, essayant de comprendre ce qui avait pu se passer. Il savait une chose : le symbole du Bâton et du Brasillant indiquait que celui qui avait refroidi les magiciens connaissait le signe de la bande de Han et essayait de lui faire porter le chapeau.
Puis la patrouille des Vestes Bleues l’avait surpris. Son instinct avait pris le dessus, malgré une vie d’entraînement dans la rue, et il avait fui.
Han aurait pu s’en sortir sans conséquence s’il n’avait pas eu le malheur de tomber sur Hallie et Mick, deux Vestes Bleues qui pouvaient le reconnaître à son visage.
Il espérait que ce n’était pas le cas. Il espérait qu’ils l’avaient suivi parce qu’il avait l’air suspect. Il portait alors sa casquette, qui lui recouvrait les cheveux, et ils ne s’attendaient pas à le voir là.
Autrefois, il se serait enfoncé dans les sous-sols, se serait caché, s’installant dans un lieu sûr avec ses seconds, ou bien il aurait disparu dans ses montagnes bien-aimées. Mais plus de sanctuaire pour lui, plus maintenant. Il était tel un papillon de nuit, attiré par une flamme qui le réduirait en cendres.
Et ainsi, il avait attendu : attendu d’être jeté hors de ses appartements, attendu d’être envoyé en prison, attendu une confrontation qui n’était jamais venue.
Il avait demandé sans détour à Raisa quelles étaient ses instructions : voulait-elle qu’il fasse tout ce qui était nécessaire pour être élu Haut Magicien ? Elle ne lui avait pas vraiment donné de réponse, mais c’était clair.
Il devait agir immédiatement, avant que Gavan Bayar ne le fasse, mais son timing devait être des plus précis.
Han retrouva Flinn dans la pièce commune du Chien qui sourit, l’académie des voleurs et l’auberge fréquentée par les pires fripouilles, les receleurs, ainsi que des hommes et des femmes condamnés pour crime. Et, là, elle était fréquentée par six membres du gang de Han, dont Flinn.
— Elle est dans la réserve, dit-il en se penchant vers Han. Aussi furieuse qu’un blaireau agacé. Je lui ai fait traverser tout le Pont-Sud et le Marché-des-Chiffonniers. Perdu trois chiens de garde au marché du Pont-Sud. Aucun danger, maintenant.
— Très bien, dit Han en hochant la tête. Apporte-moi la même chose que d’habitude, assez pour deux, et deux gobelets de bière forte.
Flinn fronça les sourcils, perplexe.
— Tu comptes la soûler d’abord ?
Han secoua la tête.
— J’ai faim, d’accord ? dit-il avant de le congédier d’un geste.
Lorsque Han entra dans la réserve, Fiona fit aussitôt volte-face, la main posée sur son amulette. Malgré la chaleur persistante, elle était moulée de cuir, des pieds à la tête, comme si elle avait enfilé une armure pour ce voyage.
Lui aussi s’était habillé pour l’occasion, d’un simple pantalon de laine avec une chemise en coton. Ses bottes des clans constituaient sa seule extravagance. Le Marché-des-Chiffonniers était le genre de lieu où il valait mieux ne pas afficher sa richesse.
Il espérait minimiser ainsi les chances qu’elle se souvienne de ce qu’il avait dit au sujet de sa lignée. Pour la millième fois, il maudit sa volubilité. Han Alister, qui était censé être si doué pour garder des secrets.
— Bienvenue, dame Bayar, dit-il gravement. Je suis heureux que vous ayez pu venir aussi vite. (Il lui indiqua une chaise et prit celle d’en face.) Je nous ai commandé à dîner.
Fiona secoua la tête, renvoyant ses cheveux pâles en arrière et croisant les bras.
— Il faudrait que je sois à moitié morte de faim pour manger dans un tel établissement.
— La nourriture est plutôt bonne, ici, répondit Han. Je parie que je pourrais vous tenter.
Il lui offrit son plus beau sourire canaille. Il avait plaisir à la rencontrer sur son propre terrain, pour une fois. Au moins, ici, Fiona risquait peu de l’entraîner à l’étage.
Elle l’étudiait comme si elle essayait de déterminer un sens caché à ses propos. Puis elle se laissa tomber sur la chaise libre.
— Était-il vraiment nécessaire de me faire traverser le trou du cul répugnant de la ville ?
— Trois types vont ont suivie dès votre sortie de l’enceinte du château, répondit Han. L’un des miens avait ordre de se débarrasser d’eux avant de vous amener ici. Ils étaient très bons. Ça a pris du temps.
— Qui pourrait vouloir me suivre ? murmura Fiona en se mordillant les lèvres, l’air un peu secouée. Et pourquoi ?
— Ce n’est pas un jeu, Fiona, dit Han en s’adossant à sa chaise. Vous êtes sûre de vouloir jouer ?
Cela suffit à la faire se hérisser.
— Ne soyez pas si impudent, Alister, cingla-t-elle. Après un départ relativement rapide, je n’ai pas eu beaucoup de vos nouvelles, dernièrement.
Flinn apporta boisson et nourriture, fusillant Fiona du regard avant de repartir. Han découpa une tranche de pain et se fit un sandwich.
— Vous en voulez un ? demanda-t-il en l’agitant devant elle.
Fiona suivit des yeux les mouvements du sandwich.
— Très bien, accepta-t-elle, et elle le regarda le préparer. Qu’est-ce que ceci ? demanda-t-elle avec suspicion en reniflant la bière forte. (Elle la goûta précautionneusement et écarquilla les yeux.) Mais qu’est-ce que c’est ? répéta-t-elle en crachotant, réussissant cependant à ne pas vomir sur la table.
— De la bière forte, répondit Han en lui tendant son sandwich. C’est un peu fort, comme son nom l’indique.
Elle essaya de nouveau, sachant cette fois à quoi s’attendre, et reposa la chope. Elle prit le sandwich et l’examina attentivement avant de mordre dedans.
— Bien, dit Han, vous avez réclamé ce rendez-vous. Que voulez-vous ?
— Je vous ai dit ce que je voulais à la maison du Conseil, répondit Fiona. Vous ne semblez pas comprendre que le temps presse. Croyez-moi, si nous n’agissons pas, Micah deviendra Haut Magicien et il épousera la reine.
— Ce qui vous compliquera la vie pour obtenir ce que vous désirez, dit Han en hochant la tête. Le temps presse pour vous, donc. Êtes-vous vraiment certaine qu’elle l’acceptera ?
— Micah a toujours été capable de séduire toutes les filles qu’il voulait, répliqua-t-elle d’une voix amère. Raisa résiste un peu plus que les autres, voilà tout. Elle ne tiendra pas infiniment.
— Eh bien, vous pourriez tuer Micah, suggéra Han en plongeant son regard dans les yeux glacés de la jeune femme. Votre père n’aurait alors d’autre choix que de vous soutenir.
— Vous êtes aussi dénué de sentiments qu’on le dit, s’exclama Fiona avec admiration. Cela ne résout toujours pas le problème de Raisa.
Un problème que vous voudriez que je résolve pour vous, songea Han.
— Après notre précédente conversation, je pensais que vous auriez déjà tué la reine pour vous proclamer roi.
Fiona mordit dans son sandwich et mâcha.
— Je ne me salirai pas les mains pour vous, pour un simple baiser et une vague promesse, rétorqua Han. Si vous voulez travailler avec moi, il va falloir vous impliquer.
Fiona tendit la main par-dessus la table et la posa sur son bras.
— Je vous ai dit que je vous trouvais séduisant, dit-elle d’une voix basse et rauque. Je pense que nous pourrions être très…
— J’ai besoin de votre aide avec le Conseil des Magiciens, l’interrompit-il brutalement.
Fiona retira aussitôt sa main, la rougeur gagnant ses joues pâles.
— Quoi ?
— Je veux devenir Haut Magicien, déclara Han.
— Haut Magicien ? répéta-t-elle en fronçant ses sourcils blancs. Vous comptez être roi. Pourquoi vouloir du poste de Haut Magicien ?
Han ne pouvait décemment pas répondre : « Parce que la reine Raisa et mon ancêtre décédé, le Roi Démon, le veulent. » Ou : « Pour contrecarrer les plans de votre père. »
Alors il répondit :
— Pour empêcher votre frère de gagner. Pour le moment, je vis dans les appartements voisins de ceux de la reine Raisa au château. J’ai un accès facile, mais provisoire. Si Micah devient Haut Magicien, vous pouvez être sûre qu’il m’écrasera du talon. Sans oublier toutes les protections qu’il érigera autour d’elle. (Il se tut un instant.) De plus, voulez-vous vraiment lui donner une excuse de passer tout ce temps avec elle ? Des rendez-vous douillets dans ses appartements, et ainsi de suite ?
Fiona se renfrogna.
— Non, bien sûr que non. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous n’avez pas agi plus tôt si vous avez la reine à portée de main.
— Je veux gouverner tout le monde, répondit Han en faisant de son mieux pour se montrer convaincant. Pas seulement les Valiens. Ce qui signifie que je dois composer avec le Conseil des Magiciens. Autrement, je me retrouverai à les combattre après le départ de la reine. Votre famille en particulier, ajouta-t-il ostensiblement.
— Je comprends votre raisonnement, dit Fiona en sirotant sa bière forte. Mais je ne fais pas partie du Conseil. Il n’y a pas grand-chose que je puisse faire pour vous aider à devenir Haut Magicien. Il semblerait que mon père dispose des votes nécessaires pour que Micah lui succède.
— Vous ne faites pas partie du Conseil, mais vous avez de l’influence sur quelqu’un qui y est, répliqua Han. Adam Gryphon.
— Adam ? répéta Fiona d’un air complètement abasourdi. Qu’est-ce qui vous fait croire que je possède une quelconque…
— Il est fou de vous, Fiona, la coupa-t-il. Vous êtes en quelque sorte fiancés. Vous pourriez le persuader de voter pour moi.
— Je vous l’ai dit, Adam Gryphon est pathétique, rétorqua-t-elle. Il se languit de moi depuis des années. Comme si je pouvais jamais envisager…
Fiona fronça les sourcils et réfléchit.
Han prit une bouchée de sandwich suivie d’une gorgée de bière, essayant de noyer une montée de culpabilité. Il ne nourrissait aucune rancœur particulière à l’encontre de son ancien professeur, bien que Gryphon s’en soit souvent pris à lui en cours. Han avait simplement besoin de son vote, et avait peu de chances de l’obtenir d’une autre façon. Il détestait l’idée de le fourrer ainsi entre les griffes de Fiona, surtout après qu’il eut récemment perdu ses parents.
— Quelle raison pourrais-je donner pour inciter Adam à voter contre mon propre frère ?
— Voyons, Fiona, je suis sûre que vous allez trouver, répondit Han. Dites-lui que vous voulez faire de lui votre consort. Omettez simplement de lui expliquer que c’est parce que je vous plais, d’accord ?
Il lui adressa un sourire pour bien indiquer qu’il n’était pas vraiment sérieux. Pas vraiment.
— Quand voulez-vous voir cela arriver ? demanda-t-elle. Le vote, je veux dire ?
— La prochaine réunion est dans quatre jours, indiqua Han. Votre père voudra faire élire Micah avant l’arrivée de Mordra deVilliers. Nous risquons donc de voter à ce moment-là.
— Vous attendez de moi que je réussisse à convaincre Adam Gryphon en quatre jours ? grommela Fiona.
— Ça ne devrait pas être trop difficile. Il n’aime pas beaucoup Micah, vous savez, indiqua Han.
— Vraiment ? Et que ressent-il à votre égard ? demanda-t-elle d’une voix aigre.
Han haussa les épaules. Il n’en avait pas la moindre idée.
— Très bien, capitula-t-elle. Je le convaincrai. (Elle examina ses mains et eut un reniflement dédaigneux.) Je ne m’attends pas à avoir le moindre problème.
— Très bien. Faites vite, d’accord ? Je dois avoir de vos nouvelles avant la réunion afin de savoir à quoi m’attendre au moment du vote. Autrement, je risque de mettre ma vie en jeu pour rien. (Han termina son sandwich et se lécha les doigts.) Ce n’est que le début, toutefois. Il faut que je sache jusqu’où vous êtes prête à aller pour obtenir ce que vous désirez. Pour mettre des magiciens sur le trône des Fells et, plus précisément, vous et moi.
— J’ai déjà marché huit kilomètres dans un quartier répugnant, rétorqua Fiona, risquant ma vie et mon corps pour arriver jusque-là.
— Vous allez devoir viser plus haut. J’en fais autant tous les jours, et deux fois plus le dimanche.
Fiona éleva la voix.
— Je vous l’ai dit, je… (Elle regarda autour d’elle et baissa d’un ton.) J’ai accepté l’idée que nous devons nous débarrasser de la reine Raisa et de sa sœur.
— Je sais que vous comptez me laisser tuer la reine, railla Han. Êtes-vous prête à vous opposer à votre famille ?
— Je me rebelle contre leurs plans de mariage. Je vous rencontre, siffla Fiona. Que croyez-vous qu’ils penseraient si…
— Et peut-être que vous me prenez pour un imbécile, coupa-t-il. Vous gagnez ma confiance, n’est-ce pas ? C’est ça, l’histoire. Vous ne risquez pas grand-chose, là. Contrairement à moi. (Il se tut un instant.) Pour obtenir ce que je désire, je dois faire tomber votre père. Quand il faudra se salir les mains, serez-vous prête à suivre, là aussi ?
— Le faire tomber ? (Fiona regarda autour d’elle comme si les espions de son père pouvaient refermer leur étau sur eux.) Vous voulez dire… le tuer ? ou…
— Ça pourrait en arriver là, acquiesça Han. Inutile de se la jouer romantique. Comment croyez-vous qu’il va réagir quand vous allez contrecarrer ses plans visant à mettre Micah sur le trône et quand vous allez refuser d’épouser Adam ? Croyez-vous qu’il va laisser passer ? Vraiment ?
— Non, répondit-elle en secouant la tête.
— Je vous promets de détruire votre père, reprit Han. Je vais le faire tomber en disgrâce. C’est le seul moyen pour qu’il ne soit plus une menace. Je ne le tuerai pas, à moins d’y être obligé. Mais, si cela doit se jouer entre lui et moi, je le tuerai. Et je dois être certain que vous ne vous dégonflerez pas.
Fiona le regarda fixement. Elle déglutit avec difficulté. Se passa la main dans les cheveux. Et hocha la tête.
— Non, murmura-t-elle. Je ne me dégonflerai pas.