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DES SERPENTS AUX FLAMMES

Il fut plus facile de pénétrer dans la Dame Grise la deuxième fois. Au lieu d’une liste de barrières et de clés à mémoriser par cœur, Corbeau avait appris à Han à détecter un piège, à déterminer sa nature, et à choisir un sort pour le désamorcer. Il lui avait confié une clé permanente qui permettait au jeune homme d’emmener Saule et Danseur avec lui dans la Dame Grise.

Il les avait laissés à l’intérieur de la maison du Conseil, dans la zone des caves de stockage, bien conscient du fait qu’il conduisait peut-être ses amis tout droit dans un piège.

— Ça va être compliqué, dit-il en drapant son étole de magicien sur sa belle veste. Le timing est des plus importants. Si vous entrez avant que le vote pour le poste de Haut Magicien n’ait eu lieu, ça fichera tout par terre.

— Je te donne une demi-heure, puis j’irai t’attendre en Aediion, répondit Danseur. Lorsque le vote sera terminé, tu me donneras le signal. Nous arriverons immédiatement.

— Des questions sur la façon de déverrouiller les portes de la salle du Conseil ? demanda Han en fourrant ses vêtements de voyage dans son sac. (Danseur secoua la tête.) Rappelez-vous bien : prenez garde à ce que votre déguisement soit en place avant de vous aventurer dans les couloirs principaux.

Danseur posa sa main sur le bras de son ami.

— Je n’oublierai pas, assura-t-il.

— Si je ne viens pas en Aediion, tout est fini, reprit Han. Ne m’attendez pas. Retournez sur vos pas et descendez de la montagne aussi vite que possible.

— Ne t’inquiète pas, dit Saule. Tout se passera bien, Chasse-Seul, tu verras.

Danseur et elle semblaient confiants, sereins, déterminés.

Il n’y a qu’une seule façon pour que tout se passe bien, songea Han en se faufilant dans les passages du sous-sol. Et un millier de choses pourraient aller de travers. L’inquiétude le travaillait. Il n’avait pas eu de nouvelles de Fiona. Avait-elle réussi à se rapprocher de Gryphon ? ou bien était-elle du côté de son père ? Peut-être tous les Bayar s’amusaient-ils des stratégies pathétiques de Han.

Le jeune homme tenta d’oublier la mise en garde d’Abelard.

« Gavan Bayar vous réduira en pièces, et il mettra le feu à ce qui restera de vous. »

Si Han n’avait pas le vote de Gryphon, il valait mieux qu’il ne se présente pas pour devenir Haut Magicien. Raisa serait déçue, et Han n’aurait pas le moindre plan de secours, mais peut-être pourrait-il rester en vie un peu plus longtemps.

Il déboucha dans le large couloir luxueux de la maison du Conseil sans plus d’incident. Cette fois-ci, il avait une demi-heure d’avance et espérait que cela suffirait à contrarier les manigances des Bayar.

Forgemétal l’accueillit chaleureusement.

— Seigneur Alister, quel plaisir de vous revoir. Le seigneur Gryphon, la doyenne Abelard et les seigneurs Bayar sont déjà installés. Nous n’attendons plus que le seigneur Mander.

— Merci, répondit Han.

Il poussa les portes, et tous les yeux se tournèrent vers lui.

La tension qui régnait dans la salle était aussi épaisse que du miel de fin d’été.

Gryphon était entièrement vêtu de noir, portant le deuil de ses parents, le visage inexpressif. Celui de la doyenne Abelard semblait dire : « Voyons voir de quel bois vous êtes fait, Alister. » Même ses prétendus alliés ne semblaient pas le soutenir de toutes leurs forces.

Micah était étalé sur sa chaise, le regardant avec dédain, bien qu’il soit assis et Han debout.

— Alister, dit le seigneur Bayar. À l’heure, à ce que je vois.

« C’était déjà le cas la dernière fois », aurait voulu répondre Han, mais il se retint. Alors qu’il allait passer devant Gryphon, il s’arrêta à côté de son ancien professeur, cherchant quelque chose à dire.

— J’ai été désolé d’apprendre ce qui était arrivé au seigneur et à dame Gryphon, déclara-t-il avant de s’éclaircir la voix. J’ai perdu ma mère il y a un an. Il doit être encore plus difficile de perdre ses deux parents en même temps.

Gryphon leva ses yeux bleu-vert vers Han, le visage aussi dur que du marbre.

— C’est ce qu’on pourrait penser, n’est-ce pas ? répondit-il.

Par les cendres, qu’est-ce que ça peut bien signifier ? Han fit le tour de la table pour rejoindre son siège.

Le seigneur Mander n’arriva qu’avec cinq minutes d’avance, surpris et nerveux en voyant que tout le monde était déjà assis. Il salua chaleureusement son beau-frère, Gavan, et donna à son neveu Micah une tape dans le dos avant de s’installer à côté de lui.

— Venons-en à l’ordre du jour, dit le seigneur Bayar. (Il balaya l’assemblée du regard, s’assurant qu’il avait bien l’attention de chacun.) Au nom du Conseil, seigneur Gryphon, je vous exprime toute notre compassion pour le meurtre tragique et impitoyable de vos parents. Cela constitue une perte inestimable pour le Conseil et l’Assemblée. Votre mère a fait beaucoup pour ce Conseil durant ses années de service.

Un murmure d’assentiment monta autour de la table.

— Nous avons trop longtemps toléré le non-respect des lois dans la ville, reprit Bayar. Bien que cela ne puisse pas ramener vos parents, peut-être serez-vous réconforté d’apprendre que nous ne comptons pas laisser continuer ces activités criminelles.

Son regard passa sur chaque membre du Conseil et s’arrêta un instant sur Han.

Le jeune homme se redressa et sentit l’inquiétude lui tordre le ventre.

— Pourriez-vous développer, Gavan ? demanda la doyenne Abelard.

Bayar les observait d’un air grave, tel un prêtre aux manches bouffantes expliquant les horreurs de la damnation.

— Nous ignorons qui est responsable de ces meurtres, bien que nous ayons des soupçons, dit-il. Ce pourrait être les rouquins. Ce pourrait être quelqu’un d’autre, quelqu’un possédant plus d’expérience en matière de violence des rues. (Une fois de plus, son regard se posa sur Han, suffisamment longtemps pour que tout le monde s’en rende compte.) Ou bien il pourrait s’agir d’une collaboration des deux.

»  Voici ce que nous savons : tous les magiciens assassinés ont été découverts au Marché-des-Chiffonniers. Il est donc logique de penser que les responsables doivent se trouver dans ce quartier crasseux. Ou, du moins, qu’ils sont protégés et aidés par les habitants de ces taudis. (Bayar posa ses coudes sur la table et appuya le menton sur ses mains.) Autrefois, lorsque la Garde de la reine ne pouvait ou ne voulait pas s’occuper efficacement des criminels du Marché-des-Chiffonniers et du Pont-Sud, le Conseil intervenait. Comme certains d’entre vous le savent, l’an passé, nous avons lancé une opération visant à éliminer les bandes du Pont-Sud et du Marché-des-Chiffonniers. La réussite n’a été que temporaire. L’activité des bandes a diminué. Enfin, jusqu’à récemment.

Certains hochèrent la tête. Dont Abelard.

Han conserva son visage des rues, tandis qu’à l’intérieur il bouillonnait telle une casserole sur le feu. Avant de prendre la parole, il s’assura de pouvoir contrôler sa voix.

Et il réussit. Lorsqu’il parla, elle était basse et égale.

— Vous voulez dire que la reine Marianna a donné son accord ? Qui était son représentant au Conseil ?

— J’assurais le double rôle de représentant de la reine Marianna et de Haut Magicien, répondit le seigneur Bayar d’une voix aussi douce que la soie des sous-vêtements de sang-bleu. Ce qui est plus logique que l’arrangement actuel. Bien évidemment, la reine a été informée. Elle a accepté : il fallait agir.

Han se doutait qu’il en avait été ainsi, mais il en avait désormais la preuve. Les démons qui avaient assassiné les Sudistes, qui avaient torturé et tué tous les Chiffonniers qu’ils avaient croisés ; les Vestes Bleues qui avaient mis le feu à l’étable où se trouvaient Mam et Mari : cela avait été une opération officielle du Conseil des Magiciens et de la reine. Pas une action secrète des Bayar.

Les Bayar étaient le Conseil des Magiciens. C’était leur bande, et ils donnaient les ordres.

La voix de Bayar sortit Han de ses pensées.

— Bien que nous nous soyons occupés des membres des bandes criminelles les plus importantes, que nous les ayons dispersés voilà un an, il semble que le Marché-des-Chiffonniers et le Pont-Sud aient été infestés de nouveau. On ne peut exterminer des rats qu’en les faisant sortir de leur tanière. Et c’est exactement ce que je propose.

Il regarda directement Han en disant cela.

— Voilà une excellente idée, acquiesça le seigneur Mander. Il nous faut trouver une solution définitive à ce problème.

Lorsque Han regarda autour de la table, il ne vit que de l’approbation sur les visages.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il, un goût de métal sur la langue. Que suggérez-vous ?

Bayar sourit.

— Si le Conseil est d’accord, j’assumerai l’entière responsabilité de cette tâche. Je pense que moins le Conseil en saura, mieux ce sera. Ainsi, il n’aura pas à nier quoi que ce soit.

Et Han ne pourrait intervenir d’aucune façon.

Bayar caressa son amulette faucon, aussi ravi qu’un chat devant un pot de crème.

— Sachez ceci : nous allons leur enseigner une leçon qu’ils n’oublieront pas.

La colère se mit à gronder en Han à mesure que ses collègues murmuraient leur assentiment. Bayar savait qu’il ne pourrait jamais soutenir un tel acte, et que cela le mettrait en porte-à-faux avec tous les membres du Conseil. Surtout Gryphon, qui accueillerait avec joie un plan lui permettant de se venger de quiconque avait assassiné ses parents.

En poussant la réflexion, peut-être les corps avaient-ils été laissés au Marché-des-Chiffonniers comme au Pont-Sud afin de préparer une telle action. Il était même possible que les Bayar aient assassiné les leurs de sang-froid pour faire porter les soupçons sur Han et avoir une excuse permettant de détruire sa base de pouvoir. Et la cerise sur le gâteau, c’était qu’ils avaient préparé un vote que Han ne pourrait gagner.

Mais il devait essayer. Autrement, il n’était d’aucune utilité en ces lieux.

— En tant que représentant de la reine Raisa au Conseil, je peux d’ores et déjà vous dire qu’elle n’approuvera pas ce projet, dit-il. Elle est célèbre pour ses actions visant à nourrir et éduquer les habitants des quartiers que vous comptez viser.

— Nous ne demandons pas l’approbation de la reine Raisa, rétorqua le seigneur Bayar. Les membres de ce Conseil, tous, à l’exception de vous, représentent les magiciens de ce royaume. (Il se tut un instant pour laisser pénétrer l’information.) Notre mission première est de protéger ceux que nous représentons. Si la Garde de la reine ne peut assurer notre sécurité, c’est à nous d’agir.

« Vous êtes sur mon terrain, désormais », disait son expression.

— Aucune preuve n’indique que les bandes des rues sont coupables de ces meurtres, insista Han. Ils auraient pu être commis par… par des rivaux politiques.

— Voyons, Alister, dit le seigneur Mander, ne soyez pas naïf. Il y a peu de chances pour que des magiciens s’en prennent à d’autres magiciens.

— Qui se montre naïf ? répliqua Han. Qui profite de cela ?

Et qui en pâtit ? se demanda-t-il.

Il songea aux fripouilles, aux arnaqueurs des rues, aux vendeurs des marchés. Il pensa aux voleurs, aux belles, et aux musiciens des rues, aux novices qui se rendaient au temple du Pont-Sud bien qu’ils aient un emploi à temps plein à côté, aux vieilles femmes qui s’asseyaient devant les portes pour fumer et bavarder. Elles portaient toute leur vie sur leur visage, et étaient bien plus jeunes qu’elles n’en avaient l’air.

— Si nous nous trompons, il ne coûte rien d’entreprendre une action musclée, continua Mander, nullement ébranlé. Si les véritables meurtriers sont les Demonai, cela les fera sortir au grand jour.

Le seigneur Bayar hocha la tête.

— Si les habitants ne sont pas directement responsables, ils abritent ceux qui le sont. Il serait bénéfique pour le royaume qu’ils s’en aillent tous. On ne les regretterait pas vraiment. Et les lieux prendraient de la valeur, une fois débarrassés des Chiffonniers et de leurs taudis.

Han se figura les nuées d’enfants qui parcouraient les rues, des enfants que Jemson cherchait à tout prix à sauver. Dont Raisa essayait de changer les tristes vies.

— Et si la reine s’y oppose ? demanda Han.

Ses mots tombèrent, aussi légers que mortels, dans le silence.

— Les reines du Loup Gris ont toujours eu le bon sens de détourner les yeux, répondit le seigneur Bayar.

— Vraiment ? dit Han. Croyez-vous que la reine Raisa aura le bon sens de regarder ailleurs lorsque je lui dirai que vous comptez détruire la moitié de la Marche-des-Fells et assassiner des personnes âgées ainsi que des enfants ?

— Personne n’a parlé de meurtre, le rabroua le seigneur Mander.

Mais Han observait Micah. Le seigneur Bayar ne s’était jamais fatigué à essayer de connaître Raisa suffisamment bien pour anticiper ses réactions. Micah, d’un autre côté, avait tenté de la comprendre au mieux. Et peut-être avait-il réussi.

Il plissa les yeux, et son visage trahit un soupçon de doute.

Han décida d’enfoncer cette porte, bien qu’il se mette en position vulnérable.

— Qu’en pensez-vous, Micah ? dit-il. Comment serez-vous reçu la prochaine fois que vous frapperez à la porte de la reine ? Jusqu’où est-elle prête à pardonner ?

Le jeune homme devint blanc comme un linge, ce qui contrastait avec le noir charbon de ses yeux.

— Si le Conseil vote en faveur de cette proposition, alors nous passerons à l’action, assena le seigneur Bayar d’une voix calme et raisonnable. Sans aucun doute, la reine verra les avantages de cette solution, qui permet de régler le problème sans qu’elle ait à se salir les mains.

— Père, intervint Micah, ne pourrions-nous attendre la prochaine réunion ? Nous aurions ainsi le temps d’en parler à la reine Raisa, et de voir ce qu’elle…

— La reine n’a pas à intervenir dans les décisions de ce Conseil, coupa le seigneur Bayar en foudroyant son fils du regard.

— Je le sais bien, répondit Micah. Mais ne voudrait-il pas mieux lui faire part de nos plans, afin d’éviter ensuite tout quiproquo ?

— La reine Raisa ne saura jamais rien de tout ceci, répliqua le seigneur Bayar. Voilà ce qui évitera tout quiproquo.

Son regard se posa sur Han, et il ajouta :

— Si vous décidez de lui parler de ce projet, nous nierons avoir jamais eu cette discussion. Qui pensez-vous qu’elle croira ? demanda-t-il avec un sourire.

Han avait atteint son but avec les honneurs : il avait volontairement convaincu les Bayar qu’il avait forcé Raisa à le nommer au Conseil, pour leur sécurité à tous les deux. En conséquence, le Conseil pensait pouvoir passer outre quelque problème qu’il puisse causer.

Han ne répondit pas. Il savait qu’il avait perdu.

— Y a-t-il d’autres arguments ? demanda le seigneur Bayar en balayant la table du regard. Non ? En ce cas, passons au vote.

Ce dernier n’eut rien de bien surprenant. Han vota contre, bien sûr. Abelard, Gryphon et Mander pour. Mais, lorsque arriva le tour de Micah, il vota contre lui aussi. Cela lui valut un regard assassin de la part de son père.

Peu importait. La motion passa, trois voix contre deux, et le vote du Haut Magicien ne fut donc pas nécessaire.

— Quand cela aura-t-il lieu ? demanda Han, espérant un indice à partir duquel il pourrait élaborer un plan. Et qui s’en chargera ?

Bayar griffonna quelques notes sur la tablette devant lui.

— En tant que Haut Magicien, cette opération est de ma responsabilité. J’en ferai un rapport au Conseil entier lorsque ce sera fait.

Han se sentait malade, distrait, et voulait plus que tout quitter la maison du Conseil pour courir au château de la Marche-des-Fells prévenir Raisa afin qu’elle intervienne et avertir ses amis du Marché-des-Chiffonniers.

Puis quelque chose fit écho à son oreille, quelque chose que Bayar avait dit : en tant que Haut Magicien, c’était sa responsabilité que d’accomplir cette mission.

Mais Bayar ne serait bientôt plus Haut Magicien. N’allaient-ils pas voter cela sous peu ?

Comme s’il avait entendu les pensées de Han, Bayar passa au sujet suivant.

— Le second point d’importance est l’élection d’un Haut Magicien afin de servir au côté de notre nouvelle reine, déclara-t-il. Comme vous vous en souvenez, au cours de notre dernière réunion, nous avions reporté le sujet dans l’espoir que dame deVilliers puisse se joindre à nous. Hélas, elle n’est pas encore arrivée.

— Dans ce cas, nous devons voter, dit le seigneur Mander. Nous avions tous accepté.

Il réussit à ne pas fixer son regard sur qui que ce soit en disant cela.

Adam Gryphon se pencha en avant.

— Le seigneur Bayar me convient comme Haut Magicien pour le moment. Selon moi, nous devrions attendre dame deVilliers.

La flamme de l’espoir en Han étouffa sous l’inquiétude. Il était étrange que Gryphon tienne un tel discours si Fiona avait réussi à le convaincre.

Abelard releva la tête, surprise, et parut un peu moins morose.

— Je suis d’accord. Nous devrions attendre d’être au complet. Peut-être devrions-nous voter à ce sujet.

Elle avait fait les comptes, et déterminé qu’ils pourraient repousser l’élection d’un Haut Magicien si Han, Gryphon et elle-même votaient pour.

Mais Han ne pouvait attendre. S’ils patientaient jusqu’à l’arrivée de Mordra, le Marché-des-Chiffonniers et le Pont-Sud risquaient de disparaître. Han devait devenir Haut Magicien immédiatement.

— Je pense que nous devrions voter maintenant, déclara-t-il.

Il venait de surprendre tout le monde. Le seigneur Mander en resta bouche bée, et il lâcha un braiement de rire nerveux et haut perché. Micah eut l’air abasourdi, puis il plissa les yeux, comme s’il essayait de comprendre ce que mijotait Han. Gryphon avait l’air déçu.

Le seigneur Bayar esquissa un sourire.

— Très bien, dit-il. Nous allons donc procéder au vote. Y a-t-il des nominations au Conseil ?

Abelard lança à Han un regard signifiant : « Je m’occuperai de vous plus tard. »

— Je nomme Micah Bayar, dit aussitôt le seigneur Mander. Il a hérité des talents de son père en matière de sorts et se montre brillant en politique malgré son jeune âge. De par sa jeunesse, il pourra servir au côté de notre reine tout au long de sa vie. Et il jouit d’un grand respect auprès de ses semblables comme de ses aînés. Il saura guider cette assemblée en ces temps troublés. Occuper le poste de Haut Magicien est une tradition dans la famille Bayar. Le jeune Micah a été élevé en ce dessein.

Le seigneur Bayar considéra gravement son fils.

— Acceptes-tu de servir si tu es élu ?

— Je servirai, répondit Micah. Ce sera un honneur de servir à la fois le Conseil et la reine.

Han réfléchit : si Micah devenait Haut Magicien, mènerait-il jusqu’au bout le plan visant à détruire le Marché-des-Chiffonniers et le Pont-Sud étant donné qu’il avait voté contre ?

Son père s’assurerait certainement que oui. Après tout, la motion était passée.

— Y a-t-il d’autres nominations ? demanda le seigneur Bayar en tapotant sur la table du bout des doigts. Devons-nous envisager quelqu’un d’autre ?

Han attendit. Abelard ne dit rien. Elle resta assise, regardant droit devant elle, la mâchoire agitée de tics. Elle le laissait mariner dans son jus.

Allait-elle vraiment laisser Micah Bayar devenir Haut Magicien sous les acclamations ? Allait-il devoir s’élire lui-même ?

Le seigneur Bayar leva son marteau.

— Bien, s’il n’y a personne d’autre, alors…

— Je nomme Hanson Alister, intervint Abelard, crachant chaque mot comme s’ils avaient mauvais goût.

Si Han les avait surpris, ce n’était rien comparé à ce que venait de faire Abelard.

Micah se pencha en avant, observant la doyenne par-dessous ses sourcils noirs. Puis il secoua la tête et s’adossa au dossier de sa chaise, refusant de regarder Han.

Gryphon, lui, observait le jeune homme, la tête penchée de côté, comme si une longue queue de fourrure venait d’apparaître sur son ancien élève. Quelque chose d’intéressant et digne d’une étude plus poussée.

Mais Gryphon n’aurait pas dû être surpris, songea Han. Gryphon aurait dû s’y attendre. À moins que…

— Mina, un peu de sérieux ! explosa le seigneur Bayar. Bien que je comprenne que vous soyez opposée à ce vote, la volonté du Conseil est que…

— Je suis sérieuse, répliqua Abelard en rajustant son étole, foudroyant Bayar du regard. Totalement sérieuse.

— C’est grotesque, intervint le seigneur Mander, dont le menton frémissait d’indignation. Pourquoi voudriez-vous gaspiller…

— J’accepte cette nomination, lança Han, suffisamment fort pour être entendu à l’autre bout de la table. Je servirai si je suis élu.

Il ancra son regard à celui du seigneur Bayar, un défi de seigneur des rues.

Bayar resta immobile un long moment à lui rendre son regard. Puis il posa ses notes devant lui et saisit un crayon.

— Alister accepte de servir s’il est élu, dit-il en poussant un profond soupir comme il griffonnait, avant de poser son crayon. Nous allons prendre une petite pause. Mina, veuillez venir me voir dans mes appartements.

Le Haut Magicien se leva et passa la porte menant à son bureau privé dans un silence gêné.

La doyenne Abelard se redressa à son tour et le suivit, ses robes balayant le sol de marbre. La porte se referma derrière elle. Personne d’autre ne bougea.

Han avait hâte de quitter cette pièce étouffante. Il se leva et retourna dans l’entrée.

— Avez-vous besoin de quelque chose, seigneur Alister ? demanda aussitôt Forgemétal.

— Depuis combien de temps sommes-nous en réunion ? s’enquit Han.

— Une heure, répondit Forgemétal.

— Où sont les toilettes ? Nous faisons une petite pause.

— Au bout de ce couloir, indiqua Forgemétal en pointant du doigt. Je ferai sonner la cloche lorsque la réunion reprendra.

Han se hâta, se demandant ce qui se passait dans le bureau de Bayar, s’il s’y concluait un marché contre lui.

Il se faufila dans la cour où se trouvaient les toilettes extérieures. Il ne pouvait se permettre de perdre trop de temps en Aediion, il fallait simplement qu’il alerte Danseur. Il y avait toujours le risque que Bayar envoie quelqu’un pour le tuer. Il était du genre à toujours avoir un assassin sous la main.

Mais, lorsque Han se matérialisa dans la tour de l’horloge, Danseur n’était pas là.

— Danseur ! je ne peux pas rester longtemps, lança-t-il, bien qu’il ignore si son ami était là ou non.

Après une minute ou deux d’appel, Han dut retourner à sa réunion.

Où était Danseur ? Avait-il baissé les bras ? La réunion avait été longue, bien sûr, plus longue que ce à quoi Han s’attendait, en raison du débat au sujet du Marché-des-Chiffonniers.

Lorsqu’il entra de nouveau dans le bâtiment, il entendit les cloches sonner à l’autre bout du couloir.

— Vous voilà ! siffla quelqu’un à son oreille.

Il fit volte-face, serrant sa dague dans sa main. C’était Fiona Bayar.

— Où étiez-vous ? demanda-t-elle. Je vous ai attendu aux écuries, mais vous n’êtes jamais venu.

— J’ai emprunté un chemin différent, répondit Han. Écoutez, je dois y retourner.

— Je voulais vous dire que je n’ai pas parlé à Gryphon, annonça-t-elle. J’ai essayé, à de nombreuses reprises, mais il a refusé de me voir.

— Quoi ? lâcha Han en la regardant fixement, son dernier espoir s’envolant en fumée. Le moment est bien choisi pour m’avertir.

— Ce n’est pas ma faute ! se cabra Fiona. Avec la mort de ses parents et tout ça, il était occupé. J’ai essayé de l’attirer à l’écart lors de la cérémonie de commémoration, mais il a insisté pour rester avec sa famille. (Elle leva les yeux au ciel.) Il est resté enfermé, je n’ai même pas pu l’attraper dans le jardin. Il est inutile de vous opposer à Micah pour devenir Haut Magicien, puisque vous n’avez aucune chance de gagner.

— Trop tard, répliqua Han. J’ai accepté la nomination.

— Eh bien, c’est une très mauvaise idée, dit Fiona en lui enfonçant les ongles dans le bras. Mon père vous tuera, et tout aura été vain.

— Je dois y aller. Nous en reparlerons plus tard.

Han se dégagea, laissant Fiona seule.

De toute façon, combien de fois le seigneur Bayar peut-il me tuer ? songea-t-il.

Lorsque Han entra dans la salle du Conseil, le seigneur Bayar, alors en conversation avec le seigneur Mander, leva la tête.

— Je pensais que vous aviez peut-être changé d’avis, Alister, dit-il.

— Non, à moins que vous n’ayez réussi à modifier l’opinion de la doyenne Abelard.

— Non, répondit le seigneur Bayar. Il semblerait que nous devions poursuivre cette mascarade. (Il soupira.) Bien, comme la plupart d’entre vous le savent, l’élection se fait par la majorité, le vote à voix haute. Je ne voterai qu’en cas d’égalité. Nous allons procéder à un tour de table, dans le sens des aiguilles d’une montre. Seigneur Mander ?

— Micah Bayar, répondit aussitôt Mander.

— Micah ?

— Je vote pour moi-même, bien entendu, répondit le jeune homme.

— Doyenne Abelard ?

— Je vote pour Han Alister, dit-elle.

— Alister ?

— Je vote pour moi-même, bien entendu, fit Han, répétant les mots de Micah.

Au moins, la réunion est maintenant terminée et je vais pouvoir sortir d’ici.

— Seigneur Gryphon ?

Gryphon eut un sourire en coin.

— Lorsque je suis arrivé à cette réunion, j’ignorais qu’on nous offrirait un choix aussi… intéressant. J’ignorais que nous aurions même le choix.

Il se tut un instant, appréciant l’attention de tous tel un chat sur un poêle.

— Je vote pour Han Alister, dit-il.