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UNE CHAUDE NUIT D’ÉTÉ

— Combien de classes y a-t-il ? chuchota Mellony à Raisa en s’éventant.

— Encore deux, je crois, dit Raisa en dégageant de son front des mèches raides de sueur. Ceux en âge de se voir attribuer un nom, et les artistes adultes.

— Tu avais raison. Ils ont un talent incroyable. Mais on étouffe, ici. (Mellony se tourna vers Jon Hakkam, qui se tenait derrière elles.) Pourriez-vous faire appeler notre voiture, qu’elle soit prête lorsque nous le serons ?

— Bien sûr, Votre Grandeur, répondit Jon avant de se frayer un chemin dans l’allée.

Les danseurs étaient sur scène, et Raisa regarda de nouveau devant elle. Le temple du Pont-Sud était orné de guirlandes de fleurs, de bannières et de fanions à la gloire du Ministère d’Églantine. Les familles et les amis des artistes étaient assis alignés par rangées, vêtus de leurs plus beaux atours. La plupart n’avaient probablement jamais pénétré dans un temple, et encore moins assisté à un spectacle de danse.

Le groupe de Raisa occupait la place d’honneur, aux premiers rangs. Son entourage grandissait rapidement. Ce jour-là, il comptait les frères Klemath, collés l’un à l’autre tels des siamois tant aucun ne voulait laisser l’autre prendre l’avantage quant aux faveurs de Raisa.

Leurs cousins Missy et Jon étaient également présents ainsi que Cat Tyburn, Oiseau de Nuit Demonai, et le régiment habituel de Vestes Bleues, dont Hallie Talbot.

Raisa avait espéré que le spectacle de danse lui ferait oublier ses inquiétudes au sujet de Han, mais tout les lui rappelait.

Amon et Averill avaient tenu parole et travaillé ensemble afin d’inclure des guerriers demonai au cordon de protection qui entourait Raisa. Ses gardes du corps demonai comptaient souvent Oiseau de Nuit ou MarcheNuit, car Averill leur accordait une confiance sans bornes. MarcheNuit et Amon s’entendaient toujours comme chien et chat, mais ils réussissaient à coopérer autant que nécessaire.

Les pensées de Raisa dérivèrent vers Han. Il devait être à la réunion du Conseil des Magiciens. Comment cela se passerait-il ? Y avait-il la moindre chance pour qu’il soit élu Haut Magicien ? et, dans ce cas, pour que Danseur soit accepté comme membre ?

Elle avait dit à Han qu’elle avait besoin d’un Haut Magicien auquel elle puisse faire confiance. Et elle avait confiance en Han Alister. Ce n’est pas un meurtrier, se répéta-t-elle pour la millième fois.

Pourtant… Raisa n’avait pas montré le talisman du flûtiste à Danseur. Elle ne l’avait montré à personne. Elle l’avait caché, espérant qu’Amon ne lui poserait plus de questions, tout en sachant qu’il finirait par le faire.

— Allons-nous rester pour la réception ? demanda Mellony, interrompant ses sombres pensées. Micah nous a invitées à venir jouer aux cartes, plus tard.

— Nous serons de retour à temps, ne t’inquiète pas, répondit Raisa.

Je suis aussi distraite que Mellony, songea-t-elle. Elle désigna la scène de la tête.

— Regarde. Le numéro à venir est incroyable.

Raisa avait emmené Mellony au spectacle dans l’espoir qu’elle s’intéresse au Ministère d’Églantine, voire qu’elle y donne des cours elle-même. Sa sœur était une musicienne et une danseuse de talent, bien plus douée que Raisa le serait jamais.

Cela ne doit pas aider que le Ministère porte mon nom, se dit Raisa. Mellony essaie avec tant d’efforts de se faire sa propre place dans le monde.

Lorsque le spectacle fut terminé, Raisa la présenta à l’orateur Jemson. Mellony lui adressa une révérence.

— Quelle superbe représentation ! dit-elle avec un sourire. Vous avez fait des merveilles avec ces enfants.

Jemson poussa en avant l’un des danseurs principaux, un garçon en âge de recevoir son nom d’adulte, qui baissa la tête avec timidité.

— Hastings ici présent est l’une de nos stars. Il vient d’être admis à l’école du temple, au Gué-d’Oden. Il partira à l’automne.

— C’est merveilleux, Hastings, déclara Raisa en posant la main sur son épaule. Tu t’y plairas beaucoup.

Le garçon n’en avait pas l’air aussi convaincu.

— Peut-être pourrons-nous, avant la fin de l’été, organiser un spectacle au château de la Marche-des-Fells, dit Mellony. J’aimerais beaucoup que les gens qui n’ont jamais visité le Pont-Sud puissent découvrir tout ce talent.

— Quelle excellente idée, Votre Grandeur, approuva Jemson avec un immense sourire. Cela serait également une vraie source d’inspiration pour mes étudiants de visiter ce prestigieux bâtiment.

— Je pourrais organiser une réception, après, proposa la jeune fille. Aux bénéfices du Ministère.

Merci, Mellony, songea Raisa, touchée. Voilà une idée magnifique.

Lorsqu’ils sortirent dans la rue, Mellony fronça le nez.

— L’air est toujours tellement épais ici, mais ce soir c’est encore pire. (Elle renifla.) Ce n’est pas la rivière. On dirait plutôt de la fumée. Qui allumerait un feu en une nuit pareille ?

C’était vrai : l’air était lourd et irritait les yeux de Raisa.

— Ils brûlent du bois pour faire la cuisine, expliqua-t-elle. Lorsqu’il fait aussi chaud, j’imagine que la fumée n’a nulle part où aller.

Cela ne semblait toutefois pas normal. Il y avait bien une brise soufflant de la rivière vers le Marché-des-Chiffonniers.

Une file de voitures les attendait. Raisa, Mellony et les deux frères Klemath se serrèrent dans l’une d’elles, entourés de gardes à cheval. Cat et Oiseau de Nuit s’installèrent sur le toit.

Ils passèrent devant la maison de la Garde du Pont-Sud, où Raisa avait affronté Mac Gillen pour la première fois, et traversèrent le pont pour rejoindre le Marché-des-Chiffonniers.

Cat Tyburn se pencha sur le côté de la voiture, accrochée telle une bardane comme ils tressautaient sur les pavés de la route.

— Il y a un incendie quelque part, là-devant, dit-elle. Peut-être près du Marché. Il a l’air important. Il va falloir qu’on fasse un détour.

Mellony attrapa le bras de Raisa.

— Un incendie ! s’exclama-t-elle en écarquillant les yeux, le visage aussi pâle que de la cendre. Voilà ce que nous avons senti. Il doit être proche.

— Ne vous inquiétez pas, Votre Grandeur, déclara Keith Klemath en tapotant le genou de la jeune fille. Je suis certain que nous ne courons aucun danger.

Typique des Klemath, songea Raisa. Vous ignorez totalement si nous sommes en danger ou non.

Raisa partageait la peur de Mellony pour les incendies. Elles étaient passées trop près de mourir brûlées sur Hanalea environ un an auparavant. Y avait-il quelque chose en elle qui attirait les flammes, tels les arbres-paratonnerres, frappés encore et encore ? Elle frissonna malgré la chaleur étouffante.

Les passagers furent projetés sur le côté lorsque l’attelage prit un tournant serré à gauche dans une rue perpendiculaire. Ils cahotèrent sur le chemin étroit, puis tournèrent à droite, revenant vers le château. Raisa entendait Cat donner des indications au-dessus d’elle, plaisantant avec le conducteur. Cat connaît les rues mieux que quiconque, songea Raisa. Elle va savoir par où aller.

Ils dépassèrent encore un pâté de maisons ou deux, puis Cat jura de nouveau. Ils prirent un autre virage.

Raisa sortit la tête par la fenêtre, inspirant une pleine bouffée de fumée, ce qui lui provoqua une quinte de toux. Le nuage de fumée tournoyait à la lumière des lampes de magiciens qui jalonnaient les rues, prenant des formes de loups. Les Loups Gris, les totems qui étaient signes de danger et de changement.

— Que se passe-t-il ? demanda Raisa d’une voix plus sèche qu’elle ne le voulait.

Cat se pencha, ressemblant à un bandit avec son écharpe de Chiffonnier nouée autour de son nez et de sa bouche, qui dénotait avec la robe qu’elle portait à la réception.

— Ce chemin-là est bloqué, lui aussi. Soit il s’agit d’un seul gros incendie, soit de plusieurs plus petits.

Plusieurs plus petits ? Comment pouvait-il y avoir plusieurs petits incendies ?

Quelques pâtés de maisons plus loin, ils tournèrent de nouveau. Des loups s’étaient rassemblés devant la voiture, comme s’ils comptaient la renverser.

Demi-tour, dit Hanalea aux yeux gris, découvrant les crocs, la fourrure hérissée sur les épaules.

Raisa donna un coup au plafond.

— Stop ! cria-t-elle.

Le cocher tira sur les rênes et arrêta les chevaux avec difficulté. Cat se pencha de nouveau.

— Nous devons voir ce qui se passe, dit Raisa. Voir où se trouve l’incendie, ainsi que son importance. Nous devons nous mettre en hauteur.

— Le point le plus haut, ici, c’est le temple du Pont-Sud, répondit Cat en haussant les épaules.

— Retournons-y, alors, décida Raisa. Autrement, nous risquons de foncer droit au cœur des flammes, étant donné qu’il se trouve de toute évidence entre nous et le château. Prévenez les autres voitures. Chaque fois que vous croiserez quelqu’un en route, dites-lui d’aller vers la rivière.

Ils rejoignirent la Dyrnneflot à toute allure. Tous étaient silencieux, même les frères Klemath.

Ils s’arrêtèrent devant le temple. La foule était au courant pour l’incendie, désormais. Les danseurs et leurs familles se pressaient les uns contre les autres, encadrés par les Consacrés. C’était comme si le Marché-des-Chiffonniers et le Pont-Sud avaient été rassemblés dans l’enceinte du temple.

— Je dois retourner au Marché-des-Chiffonniers ! gémissait une bonne femme. Tout ce que j’ai est de l’autre côté de la rivière. Je peux peut-être sauver quelque chose.

— Ma femme est chez moi, suppliait un vieil homme. Elle va pas bien. Je dois aller la voir.

— Ne laissez partir personne tant qu’on n’en sait pas plus, ordonna Raisa. Allons, Cat, Hallie, vous connaissez la ville mieux que quiconque. Jemson, comment monte-t-on dans le clocher ?

Ils s’enfoncèrent dans les ténèbres fraîches du temple. Jemson les conduisit à un escalier. Ils montèrent les marches en courant, Raisa relevant sa robe jusqu’en haut de ses cuisses afin d’avoir une plus grande liberté de mouvement, tandis que les pans des vêtements de Jemson claquaient deux étages au-dessus d’elle.

L’escalier devenait plus étroit et plus escarpé à mesure qu’ils grimpaient en colimaçon. Ils finirent par sortir sur le beffroi, et le vent chaud s’engouffra dans leurs tenues. Raisa se pencha par la fenêtre et regarda la ville au sud-ouest. Cat et Hallie vinrent se placer de chaque côté d’elle.

L’air était plus respirable qu’en bas, mais le spectacle qui s’offrit à leurs yeux était effrayant. Une vilaine balafre de feu orange et violet bordait le Marché-des-Chiffonniers du sud à l’ouest, entre l’enceinte du château et le Marché. Elle descendait en rugissant vers la rivière, poussée par un vent d’est puissant.

— Le Marché est déjà perdu, dit Cat en entortillant son écharpe autour de son cou.

Hallie hoqueta.

— Ma fille est là-bas, murmura-t-elle. Elle vit au Marché-des-Chiffonniers avec ma mère.

La petite fille d’Hallie, Asha, n’avait que trois ans.

— Qu’est-ce qui pourrait provoquer un feu pareil ? chuchota Jemson en regardant par-dessus leurs têtes. Il encercle tout le quartier. Les gens vont se retrouver coincés entre l’incendie et la rivière.

Un souvenir fit frissonner Raisa : les flammes lui rappelaient un feu étrange sur Hanalea, violent et implacable.

— Venez, dit-elle en retournant vers l’escalier. Redescendons. Nous devons arrêter l’incendie à la rivière, et même avant, si possible. Et ce ne sera pas facile avec ce vent.

Ils partirent en courant, heurtant les murs dans les virages en une course folle. Lorsqu’ils débouchèrent dans l’enceinte du temple, Raisa aperçut une silhouette familière au milieu d’un groupe de Vestes Bleues, criant des indications, rétablissant l’ordre au milieu du chaos.

Il s’agissait d’Amon Byrne, Talia, Pearlie et Mick, entre autres.

— Amon ! lança Raisa.

Il se retourna, et elle vit que l’une des manches de son uniforme était calcinée. Il avait le visage recouvert de suie.

— Béni soit le Créateur ! D’où venez-vous ? Comment êtes-vous arrivé là ? demanda-t-elle.

— J’étais au château. Je savais que vous étiez ici, au spectacle de danse, alors je…

— Vous avez traversé l’incendie ? le coupa Cat.

Amon hocha la tête.

— Il court des remparts aux bas quartiers. Nous avons déjà perdu la moitié du Marché-des-Chiffonniers, et le reste aura disparu d’ici une heure.

— Demande permission de me rendre au Marché-des-Chiffonniers, monsieur, intervint Hallie. Et de mener les gens au pont.

— Pearlie et moi allons t’accompagner, dit Talia.

— Comptez sur moi, ajouta Mick.

— Et moi, dit Raisa.

— Non, Votre Majesté, vous n’irez pas au Marché-des-Chiffonniers, oubliez ça. (Amon dévisagea les quatre autres un long moment.) Promettez-moi que vous reviendrez lorsqu’il le faudra.

— Oui, monsieur, répondirent-ils à l’unisson.

— Si vous mourez là-bas, je m’assurerai de vous faire passer en cour martiale, assena Amon.

— Oui, monsieur.

Et ils partirent, disparaissant dans un brouillard de fumée.

Raisa les regarda s’en aller, le cœur serré tel un poing dans sa poitrine.

— Jemson, dit-elle en se tournant vers l’orateur, nous avons besoin de seaux, de tonneaux, n’importe quoi qui puisse nous permettre de mouiller les bâtiments. Et des couvertures, afin d’étouffer les étincelles. Nous allons commencer du côté du Marché-des-Chiffonniers, et revenir vers la rivière s’il le faut. Demandez aux Consacrés d’emmener les enfants dans l’enceinte du temple pour qu’aucun ne tombe du pont. Ils pourront jouer les sentinelles et nous avertir si des braises s’enflamment.

— Nous avons des pompes, qui nous servent à acheminer l’eau de la rivière jusqu’aux jardins du temple, répondit Jemson. Je vais voir ce que nous pouvons improviser.

Et il s’en fut.

Raisa se tourna vers les Klemath, qui regardaient la rivière bouche bée.

— Où est votre père ? s’enquit-elle. L’aide de l’armée nous serait précieuse.

— Notre père ? dit l’un d’eux, Kip peut-être, en secouant la tête. Je crois qu’il est dans les pays frontaliers. En tout cas, notre maréchal-ferrant a dit que son cheval de guerre avait besoin de nouveaux fers depuis que…

Keith tapa dans ses mains pour faire taire son frère.

— Nous ignorons où il se trouve, Votre Majesté. Mais nous allons voir qui est de garde à la caserne sud.

Les deux Klemath partirent en courant.

Raisa fronça les sourcils. Elle n’avait pas le temps de s’inquiéter à leur sujet pour le moment. Elle se retourna vers Amon.

— Nous avons besoin de l’aide des magiciens, dit-elle en se rappelant comment Gavan et Micah Bayar, ainsi que les cousins de celui-ci, avaient éteint le feu sur Hanalea. La plupart sont sur la Dame Grise ou ont fui la chaleur dans les montagnes. Y avait-il des magiciens au château lorsque vous êtes parti ?

Amon secoua la tête.

— Non, mais peut-être certains sont-ils rentrés de la réunion. J’ai laissé des instructions, demandant qu’ils nous rejoignent ici dès que possible. (Il observa Raisa sans grand espoir.) J’imagine que vous ne comptez pas donner un coup de main avec les enfants dans la cour du temple, dit-il. Cela me rassurerait.

Raisa refusa d’un signe de tête.

— Parfois, une reine se doit d’être au côté de son peuple, répondit-elle. Je ne peux me cacher tandis que le Marché-des-Chiffonniers brûle.

— Je vais y aller, dit soudain Mellony en saisissant Raisa par l’épaule. Je les garderai occupés.

Elle saisit ses jupes des deux côtés et partit à grands pas vers l’entrée du temple.

— Pourriez-vous alors rester près de moi ? demanda Amon. Que je n’aie pas à vous donner la chasse en cas de problème ?

Raisa hocha la tête. Amon n’avait pas besoin d’être déconcentré parce qu’il s’inquiétait pour elle.

— Nous allons travailler ensemble, dit-elle. (Elle entendit le crissement du métal contre le métal.) Ce sont les pompes de Jemson. Traversons la rivière et allons voir ce que nous pouvons sauver.