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CENDRES ET ACCUSATIONS
Après le départ de Han et Cat, Raisa envoya Danseur, Mellony et Missy au château de la Marche-des-Fells dans sa voiture. Le seigneur Vega arriva avec une équipe de guérisseurs, et il s’occupa des blessés avec l’orateur Jemson, décidant lesquels avaient besoin de se rendre à la Salle de Guérison, et lesquels pouvaient être soignés par les Consacrés au temple du Pont-Sud.
Les Consacrés prirent également des mesures concernant les morts.
Raisa tint une réunion improvisée au temple du Pont-Sud avec l’orateur Jemson, Amon Byrne et Char Dunedain, afin d’organiser le nettoyage du Marché-des-Chiffonniers. Le général Klemath ne s’était toujours pas montré, bien que certains de ses officiers natifs soient présents. Han et Cat n’étaient pas revenus, eux non plus. Raisa ressentait une pointe d’inquiétude.
MarcheNuit vint, lui aussi. Il était rentré du camp Demonai pour découvrir que la moitié de la ville était partie en flammes. Et Micah était là, ayant gagné sa place à la table grâce à ses actes au bord de la rivière.
Micah doit être fatigué, songea Raisa. Elle avait été touchée de voir le cœur qu’il mettait à lutter contre le feu, sans faire montre de son arrogance habituelle, semblant vouloir se rattraper de ses péchés passés.
Pourquoi ne rentre-t-il pas chez lui ? se demanda-t-elle. Puis elle comprit : Il attend de pouvoir me parler.
Raisa se força à se concentrer sur le moment présent.
— Jusqu’à ce qu’on mette la main sur le général Klemath, le sergent Dunedain se chargera de trouver des logements pour les gens ayant tout perdu dans les flammes, dit-elle aux officiers montagnards. Vous êtes sous son commandement.
— Nous en avons déjà discuté, répondit Dunedain. Nous possédons des tentes d’armée qui peuvent contenir environ cinq cents personnes. Puisque nous avons fait en sorte qu’il n’y ait plus de réfugiés des basses terres le long de la rivière, nous pourrions les y mettre le temps de nettoyer le Marché-des-Chiffonniers.
Raisa poussa un soupir et se frotta le front.
— Assurez-vous qu’il y ait assez de latrines. Je ne veux pas polluer la rivière de nouveau.
— Reste-t-il quelque chose au Marché-des-Chiffonniers que nous puissions utiliser ? demanda l’orateur Jemson. Si c’était possible, les gens préféreraient rester près de chez eux.
— Le vieux temple du Marché-des-Chiffonniers est toujours debout, répondit Pearlie. Ainsi que certains bâtiments de l’allée Pilfer. C’est à peu près tout.
— Vraiment ? dit Raisa en relevant la tête, surprise. Le temple a été épargné ? C’est une bonne nouvelle.
— L’allée Pilfer aussi ? nota Micah en haussant un sourcil. Intéressant.
Pearlie hocha la tête, puis la pencha de côté, comme intriguée par l’intérêt de Micah.
— J’ignore ce qu’il en est de l’allée Pilfer mais, pour le temple, c’est l’œuvre du seigneur Alister. Talia, Mick, Hallie et moi avions rassemblé tout un groupe de gens, mais on ne trouvait pas comment passer à travers les flammes. Alors il nous a envoyés dans le temple, et érigé un mur magique pour le protéger.
— Vraiment ? demanda Raisa en regardant Amon pour voir sa réaction, mais il était aussi impassible que d’habitude. Il a dit qu’il y avait des gens dans le temple, mais je n’avais pas compris…
— Sans lui, des centaines de vies auraient été perdues. Dont la mienne, et celle de Talia, de Hallie et de Mick.
— Et l’allée Pilfer, ajouta Micah.
Que voulez-vous dire, Micah ? songea Raisa, agacée.
Pearlie hocha la tête.
— C’est un héros, et tout le monde au Marché-des-Chiffonniers le sait. Enfin, le temple peut servir à loger des gens, et c’est plus proche de chez eux pour certains.
— Les clans vous aideront autant que possible, assura MarcheNuit.
— Merci, MarcheNuit, répondit Amon. Nous verrons de quelle aide nous avons besoin à long terme, et comment la mettre à profit.
— Le Ministère d’Églantine possède encore des fonds qui pourront aider à nourrir et à habiller ceux qui en ont besoin, dit Jemson. Mais ils ne dureront pas longtemps, étant donné l’importance des besoins.
— Je vais organiser une campagne de dons d’urgence pour récolter des fonds, dit Raisa avant de se lever en tapotant ses vêtements détruits. Très bien. Nous sommes tous épuisés, et nos problèmes seront toujours là demain matin. Je vous ordonne à tous d’aller dormir.
Au-dessus d’eux, les cloches du temple du Pont-Sud sonnèrent 4 heures. Il était temps de rentrer. Raisa avait espéré que Han ou Cat seraient revenus de l’autre côté de la rivière, mais il n’en fut rien. Elle se tourna vers la porte, puis se rappela qu’elle avait renvoyé son attelage au château des heures auparavant.
— Voudriez-vous partager ma voiture, Votre Majesté ? proposa Micah en se matérialisant juste derrière elle. Je l’ai fait venir depuis les écuries de l’enceinte du château.
— Eh bien…, répondit-elle, réfléchissant à une autre possibilité.
— Vos gardes peuvent vous accompagner, mais j’aimerais vous parler en privé de certains événements qui se sont déroulés plus tôt dans la journée. S’il vous plaît, Raisa, dit-il lorsqu’il la vit hésiter. Cela a un rapport avec l’enquête sur l’incendie. Il y a quelque chose que je voudrais vous montrer.
Raisa l’étudia attentivement. Micah était sérieux, presque implorant, aussi tendu qu’une corde de luth. Il était également meurtri, couvert de bleus et brûlé malgré ses protections magiques. Han avait dit que Micah avait voté contre la proposition du seigneur Bayar. Le jeune homme voulait-il avouer le rôle de son père dans la destruction du Marché-des-Chiffonniers ?
— Très bien, dit-elle.
Elle fit signe à ses gardes loups gris et sortit avec Micah. Une voiture frappée sur le côté des faucons de la Maison du Nid d’Aigle attendait dans l’enceinte du temple, ses six chevaux noirs renâclant et piaffant, rendus nerveux par l’odeur de la fumée. Micah aida Raisa à monter, adressa quelques mots au cocher, puis se pressa à côté d’elle, bien qu’il y ait assez de place pour s’asseoir en face. Raisa était trop épuisée pour résister.
Deux des Loups d’Amon montèrent sur le toit de l’attelage, partageant le siège du cocher, tandis que deux de plus chevauchaient à côté de la voiture.
Raisa s’adossa aux coussins de velours, se demandant si elle réussirait jamais à débarrasser sa peau de l’odeur de bois brûlé.
— Bien, lança-t-elle. Que vouliez-vous me dire ?
— Saviez-vous que Han Alister s’est fait élire Haut Magicien lors de la réunion du Conseil d’aujourd’hui ? demanda brusquement Micah.
Raisa plissa les yeux. Il n’avait pas mentionné cela.
— Sérieusement ? (Bien qu’elle ait demandé à Han de se présenter comme Haut Magicien, il était difficile d’imaginer qu’il ait pu réunir les votes nécessaires.) Comment est-ce arrivé ? Qui a voté pour lui ?
— Abelard, bien sûr, répondit Micah en tamponnant une coupure sur son bras.
— Mais pourquoi Abelard n’aurait-elle pas voulu du poste pour elle-même, si elle avait les votes ? demanda Raisa.
— C’est une bonne question, dit le jeune homme. Le vote surprise a été celui d’Adam Gryphon : il a choisi Alister.
— Eh bien, j’imagine qu’ils se sont rencontrés au Gué-d’Oden.
Elle leva les yeux et vit que le regard noir de Micah était rivé sur elle, alors elle se tut. Elle était si épuisée qu’elle avait failli en dire trop. Micah ignorait que Han et elle avaient été ensemble au Gué-d’Oden.
— Enfin, Adam Gryphon n’était-il pas son professeur ? reprit-elle.
— Si, répliqua Micah. Il est d’autant plus surprenant qu’il ait voté pour Alister. Ils ne cessaient de se chamailler à l’école. Gryphon l’a même exclu de sa classe. (Il avait la voix basse et rauque à force d’avoir respiré de la fumée.) Raisa, je crois que vous ne vous rendez pas compte à quel point votre prétendu garde du corps est impitoyable.
— Cessez de vous montrer condescendant ! cingla la jeune fille, dont la compassion envers Micah s’effaçait peu à peu. J’essaie de gouverner des groupes de gens qui ne cessent de se chamailler et refusent de s’entendre sur les sujets les plus insignifiants.
— Si je vous semble condescendant, là n’est pas mon intention, répondit Micah. Mais voici mon opinion : Alister est prêt à tout pour obtenir ce qu’il désire. Il l’a bien fait comprendre lors de la réunion, aujourd’hui. (Il se tut un instant.) Par exemple, mon père a accusé Alister d’être responsable des meurtres du Marché-des-Chiffonniers. Il a nié, bien évidemment.
— Ne serait-ce pas parce qu’il est innocent ? rétorqua Raisa, cherchant une contre-attaque. Il m’a dit ce qu’avait fait votre père, qu’il avait proposé de détruire le Marché-des-Chiffonniers, et que le Conseil avait accepté. En d’autres mots, le Conseil a voté le meurtre de centaines de personnes innocentes. La destruction de leurs maisons, de leurs lieux de travail, la mise en danger de toute la ville.
— J’imagine qu’Alister n’a pas mentionné que j’avais voté contre.
— Il se trouve que, si, il l’a mentionné, répondit-elle. Il a dit que vous deux aviez été les seuls à le faire.
— Vraiment ? dit Micah en la regardant fixement. Je suis surpris. Quoi qu’il en soit, lorsque Alister a été élu Haut Magicien, il a promis de s’occuper du « projet » Marché-des-Chiffonniers, comme il l’a appelé. (Il déglutit et leva vers elle des yeux désabusés.) Vous devez me croire, Raisa. Même après le vote, je ne voulais pas laisser arriver cela. Je comptais vous rejoindre au plus vite. J’ignorais qu’il agirait aussi rapidement.
Il fallut un moment à Raisa pour comprendre ce que sous-entendait Micah. Et un deuxième pour trouver à lui répondre.
— Vous attendez-vous réellement à ce que je croie qu’après la réunion du Conseil Han a dévalé la montagne et mit le feu au Marché-des-Chiffonniers avant que vous ayez pu intervenir ?
Micah soutint son regard sans fléchir.
— Je ne m’attends pas à ce que vous y croyiez, non. Mais il faut que j’essaie. C’est tout ce que j’ai.
— Expliquez-moi, alors, assena Raisa. Quelle est la stratégie de Han ? Qu’espère-t-il accomplir ? Vous prétendez qu’il assassine des magiciens. Pour quelle raison ?
Micah haussa les épaules.
— Peut-être veut-il faire tomber le royaume, nous pousser à la guerre civile. D’abord, le seigneur deVilliers a été tué par des Demonai, et ensuite…
— D’après ce que je sais, le seigneur deVilliers enlevait des enfants des camps, l’interrompit-elle sèchement.
— Une histoire de rouquins, répliqua Micah d’un ton amer. Pourquoi faut-il toujours que vous croyiez aux histoires des rouquins ? (Il se tut un instant puis, comme Raisa ne disait rien, il reprit.) D’abord deVilliers, et maintenant le seigneur et dame Gryphon. Alister savait qu’il était impossible que les Gryphon soutiennent un voyou des rues pour ce vote. Il se débarrasse donc de leur influence, et…
— Han Alister n’aurait jamais incendié le Marché-des-Chiffonniers, s’indigna Raisa. Et, de toute façon, il était là, à combattre le feu, lui aussi. Vous l’avez vu.
— Écoutez-moi, s’il vous plaît, dit Micah.
Il se tut un instant, rassemblant ses idées.
Peut-être les habituels boucliers sociaux de Micah étaient-ils affaiblis par la fatigue, mais Raisa ne l’avait jamais vu victime d’un tel désarroi émotionnel. Ses mains tremblaient pour de bon. Il ne disait pas toute la vérité, mais ses paroles en contenaient une part élémentaire.
— Dès qu’Alister a remporté son vote, il a annoncé que son ami rouquin le remplacerait au Conseil. Il a dit qu’il vous en avait parlé, et que vous aviez accepté. Il avait cela par écrit.
Il la regarda, les yeux brillants de reproche.
— J’en ai effectivement discuté avec Alister, et j’ai choisi Danseur de Feu, confirma Raisa. Et donc ?
Micah se tut, baissant les yeux sur ses mains, faisant tourner son anneau. On n’entendait que le bruit des roues rebondissant sur les pavés et le murmure des conversations au-dessus d’eux.
Enfin, il releva la tête.
— Il semble que Danseur de Feu soit mon demi-frère, dit-il.
Raisa eut l’impression de prendre un coup de poing en plein ventre et que ses poumons venaient de se vider de tout l’air qu’ils contenaient.
— Quoi ? souffla-t-elle, et sa voix s’étrangla dans sa gorge.
— Apparemment, sa mère et mon père se sont rencontrés il y a des années, expliqua Micah. Ils ont chacun une version différente de ce qui s’est passé, de qui a séduit qui.
— Votre père… et Saule ? Non, dit Raisa en secouant la tête. C’est impossible.
Au moment où elle prononçait ces mots, elle savait que ce devait pourtant être la vérité. Autrement, Micah n’aurait jamais abordé le sujet.
— Danseur de Feu et Alister le savaient depuis le début, reprit le jeune homme. Et ils ont choisi de le révéler en pleine réunion du Conseil, afin de discréditer mon père. (Il tendit la main et chassa quelques mèches du front de Raisa. Elle était trop abasourdie pour résister.) Dites-moi, Raisa, si vous faites confiance à Alister, pourquoi vous cache-t-il autant de secrets ?
Voilà qui est bien vrai, songea Raisa, mal à l’aise. Han me cache des choses. Qu’y a-t-il d’autre que j’ignore ?
— Enfin, continua Micah, dès la fin de la réunion, Alister a disparu. Voici ce que je pense : il a dévalé la Dame Grise afin d’arriver en ville avant moi. Il voulait mettre le feu au Marché-des-Chiffonniers avant que j’aie le temps de vous prévenir pour que vous puissiez l’en empêcher. Puis il a pris soin de se montrer en train de combattre l’incendie lorsque le Marché-des-Chiffonniers a eu presque disparu.
— Je n’y crois pas, s’entêta Raisa. Peu importe combien de fois vous le répéterez. C’était sa maison. Ses amis vivent là.
— Et il en a sauvé certains, dit Micah. Je lui accorde cela.
La voiture ralentit, puis s’arrêta à grand bruit lorsque le cocher tira sur les rênes.
— Mon seigneur Bayar ! appela-t-il. Nous sommes arrivés.
Micah sortit la tête par la fenêtre, regarda longuement autour de lui, puis il se rassit, laissant Raisa voir au-dehors.
— En parlant de la maison d’Alister, bienvenue dans l’allée Pilfer.
Raisa se pencha au-dessus de lui pour observer l’extérieur. Le passage pavé était bordé d’entrepôts, un peu roussis dans les coins mais toujours debout. Familiers. Un souvenir lui revint, celui d’une nuit dans une cave, retenue captive par Gourmettes Alister.
Et là, au-dessus de la porte, était gribouillé un symbole : une ligne droite traversée d’un zigzag. La même marque que celle trouvée sur les corps des magiciens morts.
— Voici le sanctuaire d’Alister au Marché-des-Chiffonniers, indiqua Micah. Un vieil entrepôt où ses rats des rues se retrouvent. (Il planta son regard dans celui de Raisa.) La seule rue à ne pas avoir été touchée par les flammes dans tout le Marché-des-Chiffonniers. Intéressant, ne trouvez-vous pas ?
Chaque accusation était tel un coup s’abattant sur une peau nue. Raisa aurait voulu se couvrir les oreilles de ses mains pour ne plus rien entendre.
Elle aurait voulu dire : « Peut-être Han a-t-il des secrets, mais je ne crois pas qu’il ait incendié le Marché-des-Chiffonniers. Il est trop intelligent pour laisser son sanctuaire intact alors que tout le quartier n’est plus que cendres. Mais peut-être les Bayar en seraient-ils capables, pour faire porter les soupçons sur lui. »
— Ce sont des accusations très sérieuses, Micah, dit-elle plutôt. Toutefois, comme je vous l’ai déjà dit, quel est son mobile, et quelle est votre preuve ?
— Quelle preuve supplémentaire vous faut-il ? siffla Micah, exaspéré. Vous dites savoir ce que vous faites, que vous gérez le danger, mais vous ne comptez certainement pas garder Alister comme garde du corps. Vous devriez le jeter en prison, là où est sa place. Ou nous laisser l’emmener à la Maison du Nid d’Aigle. Après quelques jours dans notre donjon, il avouera.
— Et comment réagirait le Conseil des Magiciens si je jetais le tout nouveau Haut Magicien en prison, et que je le torturais pour lui faire avouer un crime dont il est peut-être innocent ? (Raisa hésita, puis elle plongea la tête la première.) Vous n’avez jamais aimé perdre, Micah. Êtes-vous certain que vous ne prenez pas la victoire d’Alister au Conseil de façon un peu trop personnelle ?
— Si je ne vous connaissais pas mieux que cela, je dirais qu’il se passe quelque chose entre vous deux, gronda Micah. Je ne vois pas d’autre explication à la façon dont vous persistez à…
— La loi est telle que je l’explique, cingla Raisa. Je ne torture ni ne jette personne en prison sans preuves. Apportez-moi des preuves, ou gardez vos accusations pour vous.
— Je compte bien trouver des preuves et, si vous refusez de porter des accusations formelles à l’encontre d’Alister, je le ferai.
Ils traversèrent le pont-levis à grand bruit et s’arrêtèrent dans l’enceinte du château. Le trajet interminable en voiture était enfin fini.
Micah regardait droit devant lui, le visage aussi dur et blanc que du marbre, la mâchoire agitée d’un tic.
— Merci de votre franchise, Micah, dit Raisa. Je vais réfléchir à tout ce que vous m’avez dit, je vais y prêter grande attention. C’est tout ce que je peux vous promettre.
Sans attendre son escorte, elle ouvrit grand la porte de l’attelage et se laissa glisser au sol.