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RÉVÉLATIONS
Corbeau rendit son regard à Han, plissant ses yeux bleus et brillants pour l’évaluer.
— Que je m’assure de bien comprendre : vous avez décidé d’accepter mon marché. Vous allez me laisser vous posséder afin que je puisse rencontrer Lucas.
— C’est cela, répondit Han en se balançant d’un pied sur l’autre. Le plus tôt sera le mieux.
— Peut-être ne devrais-je pas pousser, mais pourquoi un tel revirement ?
— J’ai réussi à me faire élire Haut Magicien, répondit le jeune homme. Puis le seigneur Bayar a incendié la moitié de la ville. Maintenant, ils essaient de me faire porter le chapeau.
— Ah, ces Bayar ! dit Corbeau d’une voix douce. Ils sont doués pour se soustraire aux accusations, n’est-ce pas ? (Il y eut un long silence tendu, puis il reprit.) Vous n’avez pas peur que je profite de la situation ? Que je vous utilise pour me venger de mes ennemis ? Répandre la terreur dans le monde, et tout cela ?
Voilà qui n’était pas bien loin de la vérité, et Han tressaillit.
— Mmh, dit Corbeau avec une grimace. Vous êtes donc inquiet. Et qui pourrait vous en vouloir ? Je vous ai déjà trahi une fois. Je suis une ombre d’homme, amère et vindicative, et ma réputation…
— Taisez-vous, et qu’on en finisse, gronda Han. Ce n’est pas comme si j’avais le choix.
Corbeau se frotta l’arête du nez, leva les yeux vers les cloches au-dessus d’eux et soupira.
— En réalité, vous avez le choix.
— Que voulez-vous dire ? demanda Han, confus.
— Je m’excuse, Alister. J’aurais dû vous le dire plus tôt. (Corbeau sembla mâcher ses mots avant de les cracher.) Je n’ai pas réellement besoin de vous posséder. Vous pouvez emmener Lucas en Aediion vous-même.
— Lucas n’a plus le don, vous vous rappelez ? répondit Han. Il ne peut pas venir ici.
— Il est possible de conduire en Aediion ceux qui sont dépourvus du don, dit Corbeau. Autrefois, Lucas et moi jouions des tours aux cadets de la Maison Wien, lorsqu’ils avaient atteint le fond de leurs verres. Nous les emmenions en Aediion et les laissions dans un monde que nous invoquions.
— Vraiment ? fit Han en le considérant d’un œil suspicieux. Cela vous avait échappé, peut-être ?
— L’important, reprit Corbeau en ignorant sa question, c’est que je peux vous montrer comment amener Lucas jusqu’à moi.
— Et s’il ne veut pas venir ? avança Han en se rappelant l’agitation de Lucius lorsqu’il avait appris qu’Alger Waterlow était toujours en vie.
— Nous étions les meilleurs amis du monde, répliqua Corbeau, comme perplexe à l’idée que Han puisse même poser une telle question. Bien sûr qu’il viendra.
— Je veux être présent, dit le jeune homme. Je veux être présent lorsque vous parlerez à Lucius. Je veux entendre ce qu’il a à dire.
— Bien évidemment que vous serez là, rétorqua Corbeau en levant les yeux au ciel. Vous allez apprendre tous mes secrets les plus sordides. Puisque nous sommes pressés, je vais vous montrer comment faire.
Le sort était une variante de celui dont Han s’était servi, une éternité auparavant, pour emmener le groupe d’Abelard en Aediion. Sauf que, cette fois, lui seul fournirait le pouvoir nécessaire au voyage.
— Assurez-vous d’avoir assez de brasillant en réserve, le prévint Corbeau. Ne lésinez pas. Vous ne voudriez pas le laisser coincé ici.
— Ce sera demain, à un moment, dit Han. Lucius ne vient jamais en ville, il faudra donc que je monte jusqu’à chez lui.
— Je serai là. Comme toujours.
Corbeau se détourna, congédiant le jeune homme.
— Attendez, lança Han, qui refusait de céder. Je ne comprends toujours pas. Pourquoi avez-vous changé d’avis ? Pourquoi m’avez-vous expliqué comment emmener Lucas en Aediion alors que j’étais prêt à vous donner ce que vous désiriez ?
— Voulez-vous entendre la vérité ?
— Je l’espérais un peu.
— J’ai eu peur.
Corbeau fixait son regard bleu sur Han.
— Peur ?
— J’ai eu peur que, une fois que j’aurais le contrôle de votre corps, je ne puisse pas résister à la tentation d’en tirer avantage. J’ai eu peur d’accomplir la vengeance que je mérite plus que tout au monde. Et je ne me le serais jamais pardonné.
À la grande surprise de Han, Adam Gryphon avait immédiatement accepté de le recevoir lorsque le jeune homme lui avait envoyé un message demandant une courte entrevue. La propriété des Gryphon se trouvait sur la pente la plus basse de la Dame Grise, un lieu socialement acceptable, bien que moins prestigieux que la Maison du Nid d’Aigle. Le portail portait l’emblème de la Maison, des griffons jumeaux.
Comme Han s’approchait du porche d’entrée, il remarqua des charpentiers qui s’affairaient sur la maison et retiraient les moulures élaborées qui ornaient le bord du toit, lui donnant des airs de gros gâteau.
À l’intérieur, encore plus de charpentiers et de maçons étaient à l’œuvre, et la plupart des meubles étaient empilés et recouverts de toile, comme prêts à être expédiés par bateau. Le domestique de Gryphon conduisit Han dans une bibliothèque remplie de livres à l’arrière de la demeure, qui s’ouvrait sur une véranda pavée et des jardins. Assis dans son fauteuil roulant, sur la véranda, Gryphon lisait.
L’ancien professeur de Han l’accueillit avec un sourire et lui désigna une autre chaise.
— Alister. Bienvenue. Je vous en prie, asseyez-vous. Voudriez-vous quelque chose à manger ? à boire ?
Le jeune homme secoua la tête.
— Je viens de manger, merci.
Gryphon congédia son domestique.
— Vous déménagez ? demanda Han en désignant d’un signe de tête le chaos.
Gryphon secoua la tête.
— Non, j’effectue simplement quelques changements maintenant que mes parents ne sont plus là. (Il regarda autour de lui d’un œil critique.) Ce n’est pas si mal, en réalité, dit-il en se mordillant la lèvre inférieure. Je pense que je pourrais transformer cette maison en un lieu où je pourrais vivre.
— Elle ne vous plaisait pas avant ? lâcha Han sans réfléchir.
Pour lui, elle avait des allures de palace.
Gryphon fit une grimace.
— Mes parents n’ont pas pris la peine de… l’adapter à ma condition de handicapé, dit-il. Cette maison est pleine d’escaliers, de couloirs étroits, et ainsi de suite. Lorsque j’en aurai terminé, je pourrai aller partout où je le veux dans cette propriété, sans avoir besoin d’aide.
— Je vois, dit Han.
— Je n’en suis pas sûr, répliqua Gryphon en tendant les bras au-dessus de sa tête, le dos cambré. J’imagine que vous ne vous êtes pas invité ici pour discuter de mes projets d’aménagement. Vous devez certainement vous demander pourquoi j’ai voté pour vous au poste de Haut Magicien.
— Oui, répondit Han. Je me pose la question. Je sais que votre famille est proche des Bayar. Et, d’un point de vue politique, je m’attendais à ce que…
— « Proche des Bayar », répéta Gryphon. Certains d’entre nous sont proches de certains des Bayar. (Il regarda au-delà de Han, dans la maison.) Ah, oui, nous y voilà. J’ai pris la liberté d’inviter une autre personne à cette entrevue, afin que vous compreniez.
Han se retourna sur sa chaise, la main posée sur son amulette, tous ses sens lui criant qu’il était en danger. Était-ce là une ruse pour gagner sa confiance, pour le surprendre seul et vulnérable ? Il ne savait pas s’il devait s’attendre à voir apparaître Fiona, Micah, ou le clan Bayar tout entier.
Il ne s’attendait pas à voir Mordra deVilliers.
Elle sortit sur la véranda et vint se placer derrière le fauteuil de Gryphon, posant les mains sur ses épaules. Elle avait accumulé quelques tatouages et piercings supplémentaires depuis la dernière fois que Han l’avait vue, au Gué-d’Oden. Elle portait des talismans sur tout son corps, noués dans ses cheveux, et son étole était frappée des vaguelettes dorées des deVilliers.
Ses cheveux aux mèches rouges étaient plus longs que dans son souvenir et retombaient, brillants, sur ses épaules. Elle était belle, semblait moins blessée, d’une certaine façon, et plus heureuse qu’il ne l’avait jamais vue.
— Il me semble que vous vous connaissez, dit Gryphon avec un sourire malicieux.
Mordra rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
— Oh, Alister ! dit-elle, vous devriez voir votre tête. Elle est impayable.
— Mordra, balbutia Han. J’ignorais que vous étiez de retour.
— Je suis arrivée hier, répondit-elle en époussetant ses vêtements comme s’ils portaient encore la poussière du voyage. Je ne crois pas pouvoir jamais remonter sur un cheval. Il me semble que des félicitations sont de rigueur. Faut-il que je vous appelle mon seigneur Alister, maintenant que vous êtes Haut Magicien ?
— Han suffira, répondit-il avant de s’éclaircir la gorge. Je ne savais pas… Je ne m’attendais pas…
Mordra se pencha et embrassa Gryphon sur les lèvres, un vrai baiser franc.
— Vous ne saviez pas que nous étions… comment dire… proches, n’est-ce pas ?
Elle rit de nouveau.
— Non, admit Han. Non, je ne le savais pas. Quand… quand est-ce arrivé ?
— Vous pensiez que j’étais amoureux de Fiona Bayar, dit Gryphon. Le pauvre, triste Gryphon, soupirant après la princesse de glace qui ne voudrait jamais de lui.
— Eh bien, je dois le dire, je me suis demandé…
— Oh ! cesse de torturer Han, Adam, intervint Mordra. On dirait un chiot qui vient de se prendre un coup de pied.
— Nous avons un rôle à jouer, Alister, expliqua Gryphon. Vous devez être né dans la rue. Je suis né au sein de la noblesse. Mais certains d’entre nous ne correspondent pas aux attentes familiales. Dans mon cas, pas du tout. (Il eut un rire amer.) Voici la version courte : je suis né avec une malformation à la jambe, mais je pouvais marcher, avec néanmoins une boiterie prononcée. Toutefois, ce n’était pas assez bien pour mes parents. Ils ont engagé un magicien guérisseur pour effectuer les réparations nécessaires, pour leur fournir le fils parfait qu’ils avaient désiré. (Il baissa les yeux sur ses jambes blessées.) Malheureusement, les choses ont mal tourné.
» Mais j’étais tout ce dont ils disposaient. Bien que mes parents aient été obligés de revoir leurs attentes à la baisse, ils nourrissaient quand même des espoirs. Par exemple, je pouvais devenir puissant, d’un point de vue politique. Et je pouvais épouser Fiona Bayar. (Gryphon leva les yeux vers la glycine qui fleurissait sur le plafond en treillage.) Peu importait que les Bayar m’aient toujours traité comme un… comment diriez-vous, Alister, une chiure de mouche ?
Han hocha la tête, surpris que son ancien professeur connaisse cette expression.
— Une chiure de mouche, confirma-t-il.
— Je hais les Bayar, chacun d’entre eux, continua Gryphon. Le Gué-d’Oden était le premier endroit où j’avais l’impression d’avoir de la valeur. Je me suis plongé dans la vie d’érudit et j’ai découvert, avec bonheur, que mon cerveau était complètement intact. J’ai terminé le travail de mon maître, et je comptais bien continuer à enseigner et mener des recherches, aussi loin de mes parents que possible.
» Puis j’ai rencontré Mordra, une chose en a mené à une autre, et nous sommes tombés amoureux. J’étais heureux pour la première fois de ma vie.
» Mais mes parents avaient d’autres projets, dit-il. Je devais épouser Fiona, et non Mordra, je devais revenir à la Marche-des-Fells afin de prendre la place héréditaire des Gryphon au Conseil des Magiciens, et passer ma vie à faire de la politique avec des gens qui ont pitié de moi et me méprisent.
Han se rendit tout à coup compte que Gryphon et lui avaient bien plus en commun qu’il ne l’aurait jamais cru. Où que l’on soit, les attentes des parents pouvaient devenir une malédiction. La mère de Han le croyait maudit par le démon et n’avait jamais réussi à aller au-delà. Les parents de Gryphon ne lui avaient jamais trouvé aucune valeur non plus, parce qu’ils ne pouvaient dépasser son imperfection physique.
— Ma famille n’avait aucun plan particulier me concernant, dit Mordra, interrompant les pensées de Han. Sauf que cela n’incluait pas d’épouser quelqu’un d’aussi… différent qu’Adam. Nous avons dû garder notre relation secrète. Même à l’académie, il y a bien trop de langues qui se délient facilement. C’était encore pire lorsque Micah, Fiona et leurs cousins sont arrivés. Nous croyions n’avoir aucun espoir d’être ensemble.
Han se rappela son incapacité à déchiffrer Gryphon au Gué-d’Oden, à comprendre ce qu’il ressentait vraiment pour les Bayar.
— Je… comment le dire ? Lorsque j’étais votre élève, j’avais l’impression que vous me méprisiez.
— Cela n’avait rien de personnel, répondit Gryphon. À l’époque, je méprisais à peu près tout le monde, à l’exception de Mordra. Mais je devais faire semblant de ne pas mépriser les Bayar, ce qui n’était pas aisé. Vous ? Vous étiez incroyablement doué, et ne ressembliez à aucun étudiant que j’avais jamais eu. J’ignorais quel était votre rôle. Je voyais bien qu’il y avait une certaine tension entre Micah et vous. Et ensuite j’ai cru à une forme de romance entre Fiona et vous.
— Je n’appellerais pas exactement cela « une romance », dit Han avec une grimace.
Mordra éclata de rire. Elle avait vraiment un rire délicieux, mais Han ne l’avait pas souvent entendu au Gué-d’Oden.
— Nous étions tellement paranoïaques que nous avons cru que vous étiez une sorte d’espion.
Gryphon reprit le cours de l’histoire.
— Malgré nos précautions, quelqu’un a prévenu mes parents que je ne suivais pas leurs plans. Ils m’ont littéralement kidnappé et traîné dans le Nord, malgré mes cris et mes coups, juste avant que la reine soit tuée et que vous arriviez. Ils m’ont jeté sur le siège familial au Conseil, et m’ont dit qu’ils feraient assassiner Mordra si je résistais. (Il tendit la main et la referma sur celle de la jeune fille.) Ils en étaient bel et bien capables.
Han jura silencieusement : une preuve de plus que les sang-bleu étaient les meurtriers les plus impitoyables qui soient, ils semblaient simplement ne jamais payer pour leurs crimes.
— Et puis le destin a frappé, dit joyeusement Mordra. Mon père a été tué par les Demonai.
— Et mes parents par des mains inconnues, ajouta Gryphon. Soudain, la donne a changé. (Il se tut et regarda Han droit dans les yeux.) Les Bayar assurent que c’était vous. J’ignore si vous l’avez fait et je ne vous le demanderai pas. Mais sachez ceci : si c’était vous, je vous suis redevable à jamais.
— Nous le sommes tous les deux, renchérit Mordra en posant les mains sur les épaules de Gryphon.
Ils croient que je l’ai fait, comprit Han. Et rien de ce que je pourrai dire ne les fera changer d’avis.
Et pourtant… ils sont faits l’un pour l’autre. Pourquoi ne l’ai-je pas remarqué ? Pour lui, il était quelque part encourageant de voir qu’un amour interdit pouvait s’épanouir. Cela lui redonnait un peu d’optimisme quant à son propre amour impossible.
— J’étais donc là, à la réunion du Conseil des Magiciens, à penser que je devrais voter pour Micah Bayar, seul candidat au poste de Haut Magicien. Et, tout à coup, voilà que vous vous proposez comme candidat. Croyez-moi, j’étais ivre de joie. (Il éclata de rire, chassant des larmes de ses yeux.) Mais vous ne faisiez que commencer. Lorsque les rouquins sont entrés et ont affronté ce bâtard arrogant de Bayar, j’avais peine à me contenir.
— Je regrette seulement de ne pas avoir été là, dit Mordra en ricanant. Mais, à partir de maintenant, je serai présente. Et vous pouvez compter sur notre soutien au Conseil.