25
VÉRITÉ OU MENSONGE
L’espace d’un instant, le décor de la taverne vacilla puis se dissipa comme Corbeau perdait toute concentration. Des morceaux d’autres images firent irruption : une salle de bal élégante, une danse de sang-bleu et un orchestre qui jouait en arrière-plan. Une pièce aux murs de pierre, non, un donjon, loin sous terre, empli d’instruments de torture, et dont les parois et le sol étaient tachés de sang.
Une serre, des pétales de roses éparpillés sur le chemin de pierre.
Les images s’évanouirent et, brutalement, Corbeau, Lucius et Han se retrouvèrent seuls dans un paysage vide et désolé, tandis qu’un vent froid leur hurlait aux oreilles.
— Toi ? (Corbeau se fendit, partit en volutes, puis il se rassembla.) Toi, tu m’as trahi ? Je n’y crois pas.
— Crois-le, répondit Lucius. Car c’est la vérité. Je t’ai trahi, non pas une seule fois, mais plusieurs.
— Mais… tu étais mon ami, murmura Corbeau. Je te faisais confiance. Je… je…
Son image ondula, grandit en hauteur, en éclat et en menace, jusqu’à ce qu’il ressemble au Roi Démon de la légende.
Lucius lui fit face, tremblant de tous ses membres, mais sans cesser de l’apostropher.
— Allez, Alger, railla-t-il, tue-moi maintenant, et tu en auras fini avec tout ça. Tu sais que tu en as envie, et tu sais que je le mérite.
Corbeau saisit Lucius à la gorge et le souleva jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus terre. L’homme devint violet, ses yeux lui sortirent des orbites. Corbeau le secoua comme une poupée de chiffon.
— Et moi qui ai blâmé Hanalea pendant tout ce temps. Et moi qui ai accordé de l’importance aux Bayar. Pourquoi n’ai-je jamais songé à toi ?
Il jeta Lucius au sol et le frappa violemment. Il invoqua un gros rocher, et le tint haut au-dessus de sa tête.
Han était resté immobile, comme figé, mais il finit par s’élancer et envoya valser le rocher au loin.
— Alger ! non ! c’est une perte de temps. Vous savez que vous ne pouvez pas le tuer.
Corbeau était blanc comme un linge, ses yeux semblaient être deux charbons bleus.
— Peut-être que non, mais je peux m’amuser à essayer.
Il voulut contourner Han, mais celui-ci bondit de côté, l’empêchant d’atteindre Lucius.
Lorsque Corbeau essaya de nouveau, Han lui fit perdre l’équilibre d’un pas chassé, et il atterrit sur le dos. Son ancêtre était peut-être un puissant magicien, mais il n’était pas très doué en combat des rues.
— Je te préviens, Alister, grogna Corbeau en se remettant debout, écarte-toi de mon chemin.
— Aide-le, mon garçon ! articula difficilement Lucius, la respiration sifflante. Aide-le à en finir avec moi.
Han l’ignora et se concentra sur Corbeau.
— Écoutez-moi. Cela fait mille ans que vous attendez des réponses. Ne voudriez-vous pas entendre ce qu’il a à dire ?
— Non ! tonna Corbeau. Je ne veux pas entendre d’excuses.
— Alors parlez-moi, dit Han à Lucius tout en gardant prudemment un œil sur Corbeau. Il s’agit aussi de mon héritage. Je veux entendre ce qu’il s’est passé. Aucun de vous deux n’obtiendra ce qu’il veut avant moi.
Ils lui jetèrent un regard noir.
Han carra les épaules et croisa les bras.
— Alors ? Vous étiez censé dire la vérité. Comment avez-vous pu vous retourner contre votre meilleur ami ?
Lucius soupira et se rassit, entourant ses jambes de ses bras.
— Tu as gagné. Laisse-moi te parler du jeune Alger. (Il se tut un instant et rassembla ses pensées.) Il était le magicien le plus brillant que j’aie jamais rencontré, et le plus puissant également, en matière de brasillant. Il était beau et charmant et, une fois qu’il avait décidé quelque chose, personne ne pouvait l’arrêter. (Il déglutit difficilement, comme s’il devait avaler un médicament atroce.) Cela semblait injuste, de voir tous les dons qu’il avait reçus. Certains disaient qu’il était arrogant, et c’était le cas. D’autres se plaignaient de son côté impitoyable et de son ambition, et ils avaient raison.
» Mais moi ? J’étais toujours content de vivre dans son ombre, fier de jouir des reflets de sa popularité. Et il y avait toujours des filles qui lui tournaient autour. Certaines se sont même contentées de moi.
Han jeta un coup d’œil à Corbeau qui écoutait, les yeux plissés et les poings serrés.
— En résumé, dit Lucius, Alger n’avait aucune pitié pour ses ennemis, mais jamais il n’y eut d’ami plus loyal que celui qu’il a été pour moi.
— Visiblement, tu ne t’es pas senti obligé de me rendre la pareille, dit Corbeau d’une voix aussi glaciale que de la neige fondue.
Il s’assit et s’installa, comme s’il se résignait à écouter une longue histoire.
Lucius haussa les épaules.
— Je n’étais pas ambitieux, ce qui nous rendait si compatibles. Il n’y avait qu’une seule chose au monde dont j’avais envie, quelque chose que je désirais plus que tout. Que je savais ne jamais pouvoir posséder. (Il se frotta le menton en regardant Han.) Et c’était Hanalea. Je l’aimais bien avant que ces deux-là se rencontrent.
— Hanalea ! répéta Corbeau, abasourdi, avant de se tourner vers Han. C’est un mensonge. Ils ne se connaissaient même pas avant que je les présente l’un à l’autre.
— Mon père était officier à la cour, dit Lucius, sans quitter Han des yeux. J’ai passé mon enfance à la Marche-des-Fells, et j’ai souvent vu la famille royale. Je suis tombé amoureux d’elle dès que j’ai su ce qu’était l’amour. Un amour de lytling, pour commencer, puis une obsession d’adolescent. Je savais qu’elle était hors de ma portée. Elle était reine, et tout le monde savait qu’elle allait épouser Kinley Bayar.
— Il n’a jamais rien dit sur elle, dit Corbeau à Han. Comment étais-je censé savoir ?
— Je n’avais aucune raison de le faire, répondit Lucius. C’était un rêve inatteignable, un fantasme, qu’il aurait été embarrassant de partager. Vois-tu, je n’étais pas un imbécile, comme lui.
Il désigna Corbeau d’un signe de tête.
— Un imbécile… comme moi ? répéta ce dernier, tel un oiseau qui titube après avoir heurté un mur.
— Il n’était pas comme les autres, reprit Lucius. Il ne croyait pas à l’impossible. Il venait d’une maison moins importante que la mienne, mais il avait une grande confiance en lui. S’il se retrouvait face à des barrières, il cherchait comment les contourner, passer au travers, ou au-dessus.
Voilà des mots que j’ai entendus employés à mon sujet, songea Han.
— Lorsque j’ai découvert qu’Alger courtisait Hanalea en cachette, ils étaient déjà fous amoureux l’un de l’autre, grogna Lucius avec dédain. Je me suis dit qu’il m’avait trahi en ne m’en parlant pas. Jamais je n’aurais pu me mesurer à lui. Mais je ne réfléchissais pas de façon rationnelle.
— Lucas a été le premier à qui je me suis confié, dit Corbeau. Le seul, pendant longtemps. Nous avions besoin d’un intermédiaire, d’un guetteur, de quelqu’un qui pourrait nous aider. Et il avait l’air de vouloir aider.
— J’étais prêt à prendre n’importe quelle miette de son assiette, chaque petit détail qu’il partageait avec moi. Il partageait beaucoup de choses. Trop. Mais chaque baiser, chaque étreinte me perçait le cœur aussi sûrement qu’une flèche. J’étais fou de jalousie.
— Croyez-moi, Alister, je n’en avais pas la moindre idée, dit Corbeau en se frottant l’arête du nez.
— Bien sûr que non, reprit Lucius pour Han. Il était tellement obnubilé par Hanalea qu’il n’a jamais rien remarqué. Et puis d’autres choses requéraient son attention. Il s’est fait nommer au Conseil des Magiciens, et il a construit cette place forte sur la Dame Grise, avant de créer tous ces tunnels. (Il se tut un instant.) Il a même rassemblé l’arsenal sans que personne le sache, à part moi.
» Il avait un plan. Le Conseil n’avait pas connaissance de la moitié de ce qu’il préparait, mais ils étaient déjà morts de peur. (Il finit par lever les yeux sur Corbeau.) Tu te rappelles comme on se moquait de la vieille garde ? Tu avais sous la main toute une assemblée de jeunes magiciens puissants, qui t’étaient totalement loyaux. Moi y compris. Ou, du moins, c’est ce que tu croyais. Mais tout ce pouvoir te montait à la tête, et qui savait comment cela allait se terminer ?
— Tu étais mon meilleur ami, répondit Corbeau. Tu n’as jamais pensé à venir m’en parler ?
— J’ai essayé, à plusieurs reprises, dit Lucius. Tu refusais tout conseil. Et, après cela, tu m’as dissimulé de plus en plus de secrets.
Corbeau ouvrit la bouche, comme pour protester, mais il finit par secouer la tête et faire signe à Lucius de continuer.
— Donc j’ai dit aux Bayar qu’Hanalea et toi vous voyiez en cachette. Ils l’ont enfermée dans ses appartements jusqu’à ce qu’elle soit prête à épouser Kinley, et que tu sois victime d’un accident bien pratique. Mais non, tu avais aussi prévu cela. (Lucius regarda Han.) Il avait déjà créé un tunnel pour se rendre chez Hanalea, afin d’aller et venir à sa guise. Mais il ne me l’a jamais dit.
— Nous nous sommes enfuis, dit Corbeau à Han. Nous avons cherché un orateur pour nous marier, et trouvé refuge sur la Dame Grise.
— Alors, rien n’est vrai, nota Han en songeant à sa danse au camp des Pins Marisa. Il n’y a pas eu d’enlèvement. Ni de torture. Rien de tout cela.
— Le seul à avoir été torturé fut Alger, plus tard, répondit Lucius en lâchant un rire dur et amer. Donc… je savais qu’il avait gagné, même si les Bayar et leurs alliés ne l’avaient pas encore compris. Je pensais qu’au bout d’un moment il découvrirait qui l’avait trahi. Et je ne pouvais supporter cela, qu’il ait ce que j’avais désiré si fort.
» Je me suis dit qu’aucun magicien ne devait détenir un tel pouvoir, qu’il était un danger pour les Sept Royaumes. Et il l’était, mais pas de la façon dont tout le monde s’y attendait.
» Alors, je l’ai trahi une nouvelle fois. J’ai conduit un petit groupe de magiciens à travers les tunnels, jusqu’au cœur de la Dame Grise, où ils se sont cachés, attendant la nuit. Puis je suis allé voir Alger, et je lui ai demandé de me rendre immortel.
— Pourquoi vouliez-vous cela ? demanda Han.
— Je savais ce qui pouvait arriver aux traîtres, expliqua Lucius en grimaçant. Et je pense que je savais que, pour vaincre Alger, il fallait lui survivre.
— Je ne voulais pas le faire, dit Corbeau. Je n’avais jamais essayé auparavant. J’ignorais ce qui allait se passer, s’il allait rester jeune et en bonne santé, ou vivre vieux et malheureux. J’ai pensé qu’il aurait besoin d’un flot constant de pouvoir pour se maintenir en vie. Je me disais que c’était une erreur.
— C’était le cas, répondit Lucius. Il y a des choses pires que la mort, comme d’être coincé dans une vie qui ne vaut plus la peine d’être vécue. Mais j’ai insisté. (Il soupira.) Une fois qu’il a eu fait ce que je lui demandais, je n’étais plus un magicien, puisque tout mon brasillant servait à me garder en vie. Il a été capturé, ligoté et jeté dans les cachots de la Maison du Nid d’Aigle. (Il se tourna vers Corbeau de nouveau.) Kinley t’a dit qu’Hanalea t’avait trahi parce qu’il ne pouvait supporter qu’elle t’aime, toi, et pas lui.
— Je refusais de le croire, dit Corbeau. Mais je ne voyais pas comment cela aurait pu arriver, autrement. Il s’est moqué de moi en se servant des détails de notre… à notre sujet, que seule Hana aurait pu lui livrer.
— Seule Hana, et moi, ton meilleur ami, corrigea Lucius. Mais, vois-tu, j’ignorais où se trouvait l’arsenal. (Il regarda Han.) Il a été suffisamment malin pour ne pas me le dire.
— Je ne l’ai révélé à personne, répliqua Corbeau. J’espérais encore que mon mariage avec Hanalea finirait par être accepté, et que nous connaîtrions la paix.
— C’est cela, dit Lucius. Il a toujours été optimiste. Si les Bayar l’ont gardé en vie, c’est uniquement parce qu’ils voulaient plus que tout savoir où il avait caché l’arsenal. Et puis, je ne sais comment, il a récupéré son amulette.
— Je leur ai dit que j’avais besoin de mon amulette pour conjurer le passage menant à l’arsenal, expliqua Corbeau. Lorsqu’ils me l’ont donnée, je me suis caché à l’intérieur, sous des protections tellement puissantes que je savais qu’ils ne pourraient jamais me forcer à sortir. J’ai laissé mon corps derrière moi, espérant qu’ils me croiraient mort.
— Ils t’ont déchiré en morceaux, dit Lucius. Ils ont forcé Hanalea à regarder, et ça a bien failli la rendre folle. Ils ont réussi, j’ignore comment, à la convaincre qu’elle l’avait fait elle-même, qu’elle avait détruit le démon qui l’avait enlevée. Les révisionnistes étaient déjà en plein travail, vois-tu.
» Pendant ce temps-là, les Bayar essayaient toujours de découvrir le secret de l’amulette, afin de trouver l’arsenal. Mais ce que tu avais fait allait bien au-delà de leurs capacités. Ils ne pouvaient rien faire contre. Au final, leurs tentatives pour briser l’amulette Waterlow ont bien failli détruire le monde.
Corbeau hocha la tête.
— Alister m’a parlé de cela. Que s’est-il passé ?
— L’énergie libérée a provoqué une réaction en chaîne. Des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, de terribles tempêtes et des inondations. Des milliers de gens sont morts, et le désastre ne faisait que grandir. Même le Conseil des Magiciens ignorait quoi faire, à part t’accuser.
— Je vois comment cela a pu se produire, acquiesça Corbeau. Une telle quantité d’énergie, tout ce que je possédais, a été utilisée pour cette barrière. J’étais bien décidé à rester hors d’atteinte des Bayar, à leur donner au moins cette frustration.
— La Rupture, murmura Han, abasourdi. Ce sont les Bayar qui l’ont causée ? Pas vous ?
— Pourquoi es-tu surpris ? demanda Corbeau en tournant ses yeux bleus vers lui. Tu devrais le savoir, d’après ta propre expérience : ils sont maîtres dans l’art de rejeter la faute sur les autres.
Han songea à ce qu’Alger Waterlow avait dû endurer : coincé dans une amulette pendant mille ans, victime de tant de mensonges, et incapable de faire entendre sa voix.
— Le monde est toujours là, fit remarquer Corbeau. Comment ont-ils réussi à tout arrêter ?
— Même les Bayar avaient peur, répondit Lucius, alors ils ont fini par autoriser Hanalea à aller chercher de l’aide auprès des clans.
— Les clans ? Oh, tu veux parler des rouquins ? dit Corbeau en fronçant le nez. Vraiment ? Ils étaient très… marginaux… si je me souviens bien.
— Marginalisés par les magiciens, répliqua Han. Ils ont retrouvé du pouvoir en raison de la Rupture. Ils l’ont enrayée avec de la magie de la terre, ils ont toujours eu un lien au monde naturel plus fort que nous. Leur prix pour cela était de brider le Conseil des Magiciens. Hanalea et les clans ont fini par parvenir à un accord, que nous appelons le Naéming. Ce ne sont plus les magiciens qui commandent.
— Mais ils le voudraient, dit Lucius. Ils le veulent encore, de la pire façon.
— Tu ne m’as pas dit comment tu en es venu à épouser Hana ? s’enquit Corbeau. Pourquoi ne s’est-elle pas mariée avec Kinley ?
— Hanalea méprisait Kinley Bayar, répondit Lucius. Même si elle se pensait responsable de ta mort, elle savait que c’était en réalité la faute des Bayar. Et elle savait qu’elle attendait ton enfant. Elle a compris que Bayar ne laisserait jamais vivre la descendance des Waterlow, et elle était bien décidée à sauver son enfant. Ses enfants, en fait. J’avais été ton meilleur ami, et elle ignorait que je t’avais trahi. Alors elle est venue me voir et m’a demandé d’assassiner Kinley Bayar.
— Hana a fait cela ? demanda Corbeau.
Lucius hocha la tête.
— Elle était forte, plus forte que quiconque ne le soupçonnait. J’ai immédiatement accepté, à une condition : qu’elle m’épouse. J’élèverais son enfant comme le mien, et je protégerais son secret. Et le plus beau, c’était que, si je tuais Kinley, Hanalea ne connaîtrait jamais la vérité.
— Mais… tu n’avais plus le don, dit Corbeau. Comment as-tu fait ?
— Ce n’était pas si difficile. Les magiciens ont tendance à ne se concentrer que sur les attaques magiques. Kinley n’a jamais songé au poison. (Lucius secoua la tête avec regret.) C’était une mort trop facile, mais je devais faire en sorte que ça paraisse naturel. Les clans créaient déjà d’incroyables poisons, à l’époque.
» Ainsi, Hanalea et les clans ont enrayé la Rupture. Elle ne savait pas pour l’amulette, ni pour ton innocence. Les Bayar se sont chargés de cette histoire, et toutes les accusations ont porté sur toi. Je ne t’ai jamais défendu.
» Pourtant, il semblait que je possédais tout ce dont j’avais toujours rêvé : j’étais marié à Hanalea, j’étais riche, et je savais que je vivrais éternellement. Même si Hanalea m’a soupçonné, elle ne m’a jamais affronté, car je connaissais un terrible secret : le nom du véritable père de ses enfants.
» Après la naissance des bébés, elle s’est entièrement consacrée à eux. Ils étaient tout ce qui lui restait de toi, Alger. Elle ne m’a jamais aimé. Et, une fois de plus, j’étais laissé de côté.
Lucius poussa un profond soupir, comme s’il relâchait le dernier de ses démons.
— Je vous ai trahis, Hanalea et toi, une dernière fois. J’ai dit aux rouquins qui était le véritable père d’Alister et Alyssa.
Corbeau s’enflamma de nouveau. Sa chaleur brûla la peau de Han, et il se protégea les yeux contre la lumière éblouissante.
— Tu prétends que tu aimais Hana ? Alors comment as-tu pu faire une chose aussi méprisable ?
Lucius se recroquevilla.
— Je pensais que, si les enfants lui étaient enlevés, elle ne penserait plus à toi, ni à eux, et que nous pourrions avoir notre propre famille. Mais j’avais tort. (Ses yeux s’emplirent de larmes.) Hanalea a juré de se suicider si on faisait du mal à tes enfants. Elle a juré qu’elle n’en aurait jamais d’autre, ni de moi ni de qui que ce soit d’autre. Elle lancerait une guerre civile qui détruirait ce qui restait des Sept Royaumes. Elle n’a jamais fléchi, et les clans l’ont crue. Je l’ai crue.
— Alors… Hana m’aimait, dit Corbeau avec une pointe d’interrogation mélancolique. Elle m’aimait vraiment.
— Elle t’aimait vraiment, acquiesça Lucius. Et les clans ont fini par accepter qu’Alyssa soit l’héritière du trône du Loup Gris. Alister serait emmené au loin, mais bien traité. Tout le monde continuerait à agir comme si Alyssa était mon enfant.
» Hanalea ne m’a jamais pardonné. Elle ne m’a jamais plus accepté dans son lit. (Il leva les yeux vers Corbeau.) Je ne pourrais jamais me rattraper pour tout ce que je vous ai pris, à Hanalea et toi. Il est impossible de défaire ce qui a été fait, de te rendre ta vie. Tout ce que je peux te dire, c’est que mes actes m’ont fait souffrir, plus que tu ne peux l’imaginer.
— Oh ! je pense pouvoir l’imaginer, répondit Corbeau.
Il se leva et commença à faire les cent pas. Ces révélations semblaient l’avoir secoué plus que tout auparavant.
— Je suis resté enfermé dans une amulette pendant mille ans, sans aucun moyen d’en sortir, à croire que j’avais été trahi par la femme que j’aimais. Et maintenant que je connais la vérité, il est impossible de revenir sur ces années.
— Hanalea n’a jamais, jamais, cessé de t’aimer, dit Lucius. Elle vous a aimé, toi et vos enfants, jusqu’à sa mort. Même Alister : elle veillait toujours sur lui. Elle allait le voir, déguisée. Elle s’assurait qu’il ait des professeurs et des livres. Ce n’est qu’après sa mort qu’on a laissé la lignée d’Alister… heu… décliner.
— Et tu n’as rien fait, martela Corbeau d’une voix aussi dure que l’acier trempé.
— Les clans ont poursuivi les Alister, pas moi. J’ai passé des années à essayer de me soûler jusqu’à la mort, mais tes sorts étaient impossibles à briser, dit Lucius avec un rire dur. J’ai fini par m’installer ici, sur Hanalea, en songeant que je pourrais simplement disparaître, quand un jour un garçon est venu frapper à ma porte, me demandant si j’avais besoin de quelque chose en ville, ou quelque chose à y emmener. Je savais qu’il était de toi lorsqu’il a parlé des gourmettes. Il essayait de trouver quelqu’un qui pourrait les lui enlever.
— Des gourmettes ? répéta Corbeau en regardant Lucius puis Han. Que veux-tu dire ?
Han leva les mains, dévoilant ses poignets.
— Les clans ont mis des gourmettes à vos descendants, pour les empêcher de commettre des méfaits. Cela faisait partie du marché d’Hanalea.
Lucius hocha la tête.
— Et le voilà. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, j’entendais ta voix, même avec l’argot du Marché-des-Chiffonniers, même avec le mélange de sang de basse naissance au fil des ans.
» Et je me suis dit que je pouvais peut-être faire quelque chose. Alors je lui ai donné un boulot. Bien que je ne puisse plus lire, je lui achetais des livres et lui demandais de me faire la lecture, et il les a dévorés comme s’il était né pour apprendre. Et j’ai songé qu’il pourrait s’élever dans le monde. Lorsqu’il a repris ton amulette aux Bayar, je ne savais pas si je devais me réjouir ou pleurer. Mais j’avais compris que les choses allaient changer. Et ça a été le cas, pour le pire ou le meilleur.
Lucius savait tout cela, et il ne me l’a jamais dit, se dit Han avec amertume. Combien de tragédies auraient pu être évitées, à commencer par Mam et Mari, si je n’avais pas avancé à l’aveugle ? Il m’a laissé tâtonner dans le noir, pendant qu’il buvait, échafaudait des plans et gardait ses secrets.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? demanda-t-il.
— J’avais honte, répondit Lucius en baissant la tête. Je n’étais qu’un vieil ivrogne, mais tu m’as toujours traité avec respect. Tu étais presque trop loyal, le voleur le plus honnête que j’aie jamais rencontré. Tu étais ce que j’avais de plus proche d’un ami, depuis longtemps. Et j’étais trop faible pour abandonner cela.
— Eh bien, au moins, vous avez de la constance, murmura Han. De la constance dans votre façon de traiter vos amis.
— Je n’ai rien à ajouter. (Lucius se tourna vers Corbeau.) S’il n’y a rien d’autre, pourrais-tu faire ce que tu as promis ? Pourrais-tu me laisser partir ?
— Pourquoi devrais-je te donner ce que tu désires ? rétorqua Corbeau. Tu as détruit ma vie. Tu m’as arraché tout ce qui comptait à mes yeux. Que te dois-je, maintenant ?
— Rien, répondit Lucius. Rien du tout. Mais j’ai l’espoir que tu sois toujours l’Alger que j’ai connu. Et cet Alger mettrait un terme à mes souffrances.
— Non, répondit Corbeau. Cet Alger était un imbécile qui faisait confiance à ses amis. Je pense que tu as besoin d’un millier d’années supplémentaires pour y réfléchir.
— Attendez, intervint Han.
Corbeau et Lucius lui firent face.
— Ils ne gagnent que si vous les laissez vous changer, dit-il.
— Quoi ? demanda Corbeau en plissant les yeux.
— Pendant mille ans, ils ont essayé de faire de vous un démon, dit Han.
— Avec succès, semble-t-il, répliqua son ancêtre.
— Non, fit le jeune homme en secouant la tête. Pas à moins que vous ne vous comportiez comme tel. Il ne s’agit pas de ce que pensent les autres. Il s’agit de qui vous êtes.
— Et qui croyez-vous être ? rétorqua Corbeau avant de désigner Lucius du pouce. Pourquoi l’aidez-vous ?
— Parce qu’entretenir son malheur ne rendra pas ma vie meilleure, répondit Han. Et, même si c’était le cas, je ne suis pas sûr que je le ferais.
— Eh bien peut-être que moi, si, gronda Corbeau.
— Je ne le crois pas, dit Han.
Han et Corbeau restèrent un long moment immobiles, face à face et les yeux dans les yeux, avec entre eux mille ans de sang et d’histoire.
L’expression butée de Corbeau s’adoucit lentement pour devenir un sourire. Il tendit la main et effleura la joue de Han du bout des doigts.
— Je vais avoir besoin de votre aide pour briser le sort, dit-il. Comme vous le savez, je ne possède pas de brasillant.
— Je sais, répondit Han en regardant Lucius.
Ce n’est pas comme si je le tuais, se dit-il. Pas vraiment.
— Si vous me laissez entrer dans votre tête, je pourrai lancer l’enchantement, dit Corbeau. Ainsi, vous n’aurez pas à le faire vous-même. Mais… peut-être ne voulez-vous pas prendre ce risque ?
La gêne lui colorait les joues.
Si Alger Waterlow peut avoir pitié de Lucas Fraser après tout ce qu’il a fait, songea Han, peut-être puis-je aussi lui faire confiance.
— Je pense qu’il est juste que vous jetiez le sort qui apportera la paix à Lucas, dit Han. Retournons de l’autre côté et faisons-le ensemble.
Il saisit les mains de Lucius et prononça l’incantation, puis il ouvrit les yeux sur l’intérieur sombre de la distillerie, où des fissures dans le toit et les murs permettaient aux rayons de soleil de traverser. Face à lui, Lucius ouvrit les yeux et sourit.
Ils sortirent dans la lumière du soleil. Chien frotta sa tête contre les jambes du vieil homme, et Han attrapa ce dernier par le bras lorsqu’il manqua de trébucher.
Ils s’assirent sur la berge du ruisseau de la Vieille, comme ils l’avaient si souvent fait auparavant. Chien s’étendit à leurs pieds, haletant. Han saisit l’amulette qui avait appartenu à Corbeau, celle où l’homme s’était réfugié il y avait tant d’années.
Lucius attendait, comme pour un cadeau.
— Vous êtes là, Alger ?
Je suis là, répondit Corbeau dans sa tête.
Han fit tomber ses barrières mentales et sentit Corbeau s’installer, comme s’il reprenait une place familière.
Han tendit la main vers Lucius et prononça un sort qu’il n’avait jamais entendu.
Le pouvoir ondula entre eux lorsque les vannes s’ouvrirent. Une lueur entoura Lucius Frowsley, l’illuminant telle une peinture de saint dans une cathédrale de temple. L’apparence familière du vieil homme sembla brûler et disparaître : la masse de cheveux gris et raides, la peau gris-jaune de son visage recouvert de barbe. La brillance s’affaiblit, révélant un Lucius plus jeune, avec sur les lèvres un sourire impatient comme il regardait vers les cieux.
Puis l’image vola en éclats, devint une poussière argentée et se dissipa dans le vent qui rugissait sur Hanalea. Elle scintilla un moment dans le soleil mourant, avant de disparaître.
Chien gémit et se serra contre les jambes de Han.
— Lucius ? appela Han d’une voix incertaine.
Il lui fallut un instant pour se rendre compte qu’il avait parlé à voix haute. Il avait retrouvé le contrôle de sa voix.
— Corbeau ? dit-il.
Puis, plus fort :
— Corbeau, vous êtes toujours là ?
Je t’ai dit de m’appeler Alger, répondit Corbeau à son oreille. Et, soudain, il ne fut plus là.