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DANS LES PROFONDEURS
Han se réveilla à la lumière glauque d’une torche, le corps tout entier perclus de douleur, et même à des endroits qu’il ne connaissait pas auparavant.
Il n’était pas étranger à la souffrance. Il avait déjà enduré la douce caresse des geôliers de la reine par le passé et savait qu’il pouvait y survivre. La vie dans la rue apportait avec elle son lot de coups de couteau, de coups de poing et de discipline de seigneur des rues ; du moins, jusqu’à ce que l’on fasse régner sa propre autorité.
— Alger ? dit-il, cherchant la présence de son ancêtre.
— Je suis là, répondit Corbeau d’une voix douce et apaisante. Rendormez-vous si vous le pouvez.
Le seigneur Bayar n’avait pas perdu de temps pour s’atteler à découvrir les secrets de Han. De toute évidence, il comptait le garder en vie suffisamment longtemps pour que le jeune homme subisse un interrogatoire complet. Et assez mobile pour pouvoir les conduire à l’arsenal. Pour le moment, il avait la main légère et prudente, usant d’outils familiers dont les étaux à pouces, les compresseurs d’orteils et le fouet. De temps en temps, il provoquait des cloques à l’aide de feu magicien, mais n’allait jamais plus loin.
Han passa des heures debout avec un collier qui le forçait à tendre le cou, sous peine de s’enfoncer des pointes dans le menton et le torse. Il resta pendu au mur par les poignets, à mesure que les jours se confondaient avec les nuits. Bayar brisa deux doigts de sa main droite. Pourquoi s’était-il arrêté à deux, Han l’ignorait.
On devait bien concéder une chose aux Bayar : ils n’avaient pas peur de se mettre du sang sur les mains. Étonnant, pour des sang-bleu.
Ils lui donnaient à boire de façon généreuse, et à manger, aussi. Han mangeait et buvait ce qu’on lui donnait, lorsqu’il était suffisamment conscient.
Que je sois maudit pour mon optimisme, songea Han. Je suis convaincu que, avec le temps, je trouverai un moyen de l’emporter. Voilà ce qui m’a conduit ici. Chaque fois que je réclame quelque chose au monde, j’attire l’attention des dieux vengeurs. Il se rappela les mots qu’il avait dits à Raisa :
« Je te promets que si tu m’aimes, et si tu acceptes de m’épouser, je ferai en sorte que cela devienne réalité. »
Ils semblaient maintenant se moquer de lui.
Personne ne sait que je suis là, se dit-il. Et je peux compter sur les doigts d’une main ceux qui s’en soucieraient. Il avait parlé à Raisa de l’arsenal afin de tenir sa nouvelle résolution de faire confiance à ses amis. Mais elle savait simplement qu’il partait à sa recherche, rien de plus. Elle n’aurait pas la moindre idée d’où le chercher.
Micah ne descendit jamais dans les profondeurs du donjon, pas une seule fois, pas même pour se réjouir. Où est-il ? se demandait Han. Était-il occupé à faire la cour à Raisa, pendant que son rival était enchaîné ?
Mais Micah ne verrait pas Han comme un rival. Pas vraiment.
Je dois survivre, pensa-t-il. Autrement, Raisa épousera Micah.
Au début, Fiona passait beaucoup de temps dans le donjon, les mains jointes, regardant son père travailler Han, le visage pâle et aussi dur que la pierre.
Le jeune homme ne faisait aucun effort pour prétendre être brave. La plupart du temps, il criait à s’en casser la voix, bien qu’à plusieurs reprises il se soit amusé à hurler le nom de Fiona, comme en proie aux affres de la passion : « FIII-OHHH-NAAA ! » Le seigneur Bayar lui fit payer cela mais, ensuite, Fiona ne descendit plus, au grand plaisir de Han.
Lorsque Bayar lui jetait des sorts de vérité, Corbeau se portait en avant et débitait du charabia et des phrases sans queue ni tête pendant des heures. Bayar laissa tomber cette méthode, probablement inquiet de voir Han perdre la tête. Il serait impossible d’obtenir des informations valables de la part d’un fou.
Corbeau est coincé dans ma tête, songea Han. Sans amulette pour s’échapper. Il souffre de nouveau, avec moi.
Comme Han s’affaiblissait, Corbeau commença à prendre de plus en plus souvent le contrôle, endurant des heures et des heures de torture à sa place. Le jeune homme essaya de l’en empêcher, mais il était trop faible pour cela, et il pouvait au moins alors dormir un peu. Lorsque Corbeau lui rendit son corps, Han l’examina avec précaution, cherchant les nouvelles blessures et s’assurant que rien ne manquait.
Il lutta pour s’asseoir. Ses yeux étaient tellement gonflés qu’il devait tourner la tête pour distinguer des bouts de ce qui l’entourait. Il comprit alors qu’on l’avait déplacé dans une nouvelle prison, qui empestait la pourriture, le sang et le désespoir.
Il n’était plus pendu au mur, mais allongé sur une pile de couvertures crasseuses posées à même le sol de pierre. Il avait toujours les poignets et les chevilles entravés, mais les Bayar lui avaient accordé assez de mou dans les chaînes pour lui permettre de se déplacer selon un arc de cercle du lit au pot de chambre et à l’outre d’eau.
— Que se passe-t-il ? demanda Han à Corbeau.
— Je l’ignore, répondit ce dernier. Ils vous ont déplacé ici, à toute allure, vous ont enchaîné, et laissé de nouveau. (Il se tut un instant.) Vous avez de la compagnie.
Han s’en rendit compte : des grognements et un souffle rauque montaient depuis l’autre côté de la pièce. Il tourna la tête et distingua un petit tas de vêtements contre le mur d’en face.
— Hello ! lança-t-il. Qui êtes-vous ?
Les grognements se turent aussitôt, et le tas bougea.
— Gourmettes ?
— Flinn ? dit Han, abasourdi.
Des questions envahirent son esprit embrouillé.
Flinn se força à s’asseoir, appuyé contre le mur. Il avait toujours été petit, mais il semblait s’être ratatiné, n’être plus qu’une poignée de chiffons ensanglantés sur des os, à peine reconnaissable. Même de loin, Han voyait bien qu’il était en mauvais état. Il avait le torse entouré de bandages tachés de sang, et Han sentait l’odeur de la chair putréfiée.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il doucement.
— J’allais te demander la même chose quand ils t’ont amené là et que j’ai vu comment tu avais été amoché. (Flinn toussa, une toux rauque et humide qui semblait de mauvais augure.) Tu vois, c’est moi qui t’ai accusé. Je croyais que tu étais de mèche avec eux.
— Je sais, dit Han. Je suis désolé. Ce que tu as entendu au Chien qui sourit… Je cherchais à enfumer les Bayar, et ça a dérapé. Je ne t’en veux pas d’avoir cru que j’étais des leurs. (Il se tut un instant.) À toi de m’expliquer. Je croyais que tu étais avec le capitaine Byrne. Il ne t’aurait pas donné aux Bayar.
— Je me suis enfui, répondit Flinn. Quand je suis allé voir la reine, Cat était là. Je savais qu’elle irait te voir directement, et je me suis dit que tu t’en prendrais à moi pour avoir été bavarder. Alors j’ai frappé les Vestes Bleues et je suis retourné en courant à Pilfer pour récupérer mes affaires, mais les Bayar avaient une sentinelle, pour toi, à mon avis, et ils m’ont attrapé.
» Je me suis pas rendu sans combattre, et j’ai été gravement blessé. Ils m’ont ramené ici, et au début ils ont fait venir des guérisseurs pour me garder en vie, et puis tout à coup ils ont arrêté et m’ont abandonné ici.
— Flinn, je suis désolé, dit Han, la voix pleine de remords. C’est à cause de moi que tu es là.
— J’aurais dû savoir que tu t’allierais jamais avec eux, répliqua Flinn, dont la respiration sifflait entre ses dents cassées. Je suis pas un mouchard, Gourmettes, tu sais ça, pas vrai ? Mais la reine Raisa… c’est quelqu’un de bien, et je voulais pas la voir souffrir.
— C’est quelqu’un de bien, acquiesça doucement Han, avant de s’éclaircir la voix. Si tu pensais que je comptais assassiner la reine, tu as eu raison de me dénoncer. Repose-toi, maintenant, et ne t’inquiète plus pour ça.
Mais Flinn semblait décidé à appuyer ses paroles.
— Tu vas t’en sortir, tu verras, dit-il avec passion. Je serai bientôt mort, et je peux pas jurer contre toi si je suis mort.
— Repose-toi, insista Han. Garde tes forces.
Il comprit ce qui avait échappé à Flinn, dans son état fiévreux. Avec Han sous la main, les Bayar n’avaient plus besoin de Flinn, puisqu’ils n’avaient jamais eu l’intention de traîner Han en justice. Ils avaient enchaîné Flinn pour le laisser mourir.
Une fois de plus, Han sentit sa colère s’enflammer et, avec elle, son désir de survivre.