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EN ACCORD SUR UN DÉSACCORD

Il fallut deux jours pour organiser des pourparlers avec Klemath sous un drapeau de vérité. De toute évidence, la sincérité n’était réellement de mise dans aucun des deux partis.

— Il peut envoyer des demandes écrites, dit Amon. Je ne veux pas qu’il s’approche de vous à moins de cent mètres.

— Non, répondit Raisa. Je veux regarder cet homme dans les yeux. Je veux comprendre pourquoi il a agi ainsi. Je veux démêler la vérité des mensonges.

— Très bien. Laissez-le entrer, dit Cat, penchée sur sa pierre d’affûtage, aiguisant ses dagues. Je vais le découper en morceaux si petits que les vers ne les trouveront pas.

— Non, répliqua Raisa. Je n’ai d’autre garantie que ma parole. Et, si on ne peut s’y fier, alors…

— Laissez-moi cette toute petite action, la supplia Cat. Après Klemath, je ne vous demanderai plus jamais de faveur. Vous pourrez être super honnête après ça.

Il n’y avait pas de magicien dans l’enceinte du château. Les plus éminents s’étaient rassemblés sur la Dame Grise avant l’attaque, pour lancer les recherches visant à retrouver Han. Les autres s’étaient retirés dans leur résidence d’été dans les montagnes du Sud, fuyant l’inhabituelle chaleur du Val.

Où Han se trouvait-il ? Était-il quelque part dans la ville de la Marche-des-Fells, en dehors de l’enceinte du château ? Était-il en fuite dans les montagnes ? Savait-il même que le château subissait un siège ?

Raisa alternait entre deux désirs : l’avoir ici, avec elle, ou le savoir hors de danger quelque part. Han Alister avait un don pour s’attirer des ennuis et, ces derniers temps, il y en avait à la pelle.

Raisa ignorait également où se trouvaient son père et sa grand-mère. Ils devaient certainement être dans les camps des montagnes, gardant un œil vigilant sur la Dame Grise, attendant que soit prise une décision au sujet de Han. Savaient-ils ce qui se passait en bas, dans le Val ?

Cela avait-il la moindre importance ? Les clans n’étaient pas partisans des guerres des plaines, de s’attaquer à une armée en formation. Mais ils pouvaient empêcher les mercenaires de faire entrer ou sortir quoi que ce soit du Val.

Malheureusement, Raisa et ses alliés se retrouveraient à court de ressources bien avant l’armée de mutins.

C’est ainsi qu’ils se rencontrèrent, la reine et le traître, sous un petit dais devant la maison de garde de la Marche-des-Fells, au bout du pont-levis. Raisa portait l’armure magique que lui avait confectionnée Danseur de Feu. Amon avait insisté et, de toute façon, cela renvoyait l’image d’une reine en guerre.

Elle était suivie du général Dunedain, du capitaine Byrne, de quatre Vestes Bleues et de Cat Tyburn. Klemath menait un groupe bigarré de Rayés, au milieu desquels se trouvait un prêtre de Malthus au long nez et à l’air arrogant. Le prêtre était entièrement vêtu de noir, à l’exception du pendentif à son cou représentant un soleil levant, ainsi que les clés d’or accrochées à sa taille.

Lorsque Cat aperçut le prêtre, elle plissa les yeux. Son regard passa de l’ecclésiastique à Klemath, puis à l’homme en noir de nouveau, perplexe. Et inquiète.

Elle le reconnaît, se dit Raisa. Pourquoi Klemath venait-il avec un prêtre, un prêtre des plaines, qui plus est ? Elle aperçut Keith Klemath en queue du groupe (ou était-ce Kip ?), et l’espace d’une seconde elle se demanda si l’homme était là pour célébrer un mariage. Mais le lytling Klemath semblait bien trop sombre pour qu’il s’agisse du jour de ses noces.

— Klemath, dit Raisa en se forçant à regarder son ancien général. Je ne peux bien évidemment pas vous souhaiter la bienvenue, mais je serais intéressée par une explication quant à toute cette… aventure inconsidérée.

— Votre Majesté. Je ne suis pas ici pour expliquer. Je suis ici pour discuter des termes de reddition, déclara Klemath.

— Je suis ravie de l’entendre, répondit Raisa. Je ne puis vous promettre la clémence, mais je puis vous assurer la justice.

À sa droite, elle vit Cat adresser un clin d’œil au général et se passer un doigt en travers de la gorge.

Klemath sembla nerveux. Puis en colère.

— Je suis ici pour discuter des termes de votre reddition, Votre Majesté, non de la mienne.

Il fit claquer ses gants sur sa paume pour appuyer ses paroles.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que je compte me rendre ? s’enquit Raisa en penchant la tête sur le côté.

— Vous êtes désespérément peu nombreux, répliqua Klemath, comme s’il parlait à un petit enfant. Vous avez quoi ? quelques dizaines de gardes ? Des milliers de mes soldats entourent l’enceinte du château.

— Cela fait de nombreuses bouches affamées à nourrir, lui fit remarquer Raisa avec un sifflement désapprobateur. Nous avons des provisions en quantité, ici dans l’enceinte, mais vous… J’espère que vous êtes préparé pour un long siège. (Elle regarda au-delà de lui, vers les montagnes qui entouraient le Val, tout en s’abritant les yeux.) Je vous déconseille d’essayer de faire venir des provisions par les montagnes.

— Nous tiendrons les cols dans peu de temps, rétorqua Klemath, dont le visage rosit telle une fraise.

Le prêtre se pencha vers lui et murmura quelques mots.

— Permettez-moi de vous présenter le Très Saint Père Cedric Fossevide, principia de l’Église de Malthus, dit Klemath.

Fossevide fit un pas en avant et tendit son pendentif, comme s’il s’attendait à ce que Raisa l’embrasse.

La jeune fille leva les deux mains et recula comme Cat venait se mettre entre elle et Fossevide, le regard noir et sa lame la plus longue sortie de sa large manche.

— Garde tes distances, espèce de corbeau des plaines mal fagoté, ou je te…

Fossevide tituba en arrière, manquant de tomber, l’air terrifié.

Raisa posa une main sur le bras de Cat pour la calmer.

— Je pense qu’il a saisi votre pensée, dame Tyburn, dit-elle. Bien, Fossevide. Euh… qu’est-ce qui vous amène au royaume des Fells ? Il me semble que vous auriez beaucoup plus à faire dans le Sud.

— J’apporte les salutations de Sa Majesté, le roi Gerard Montaigne, répondit Fossevide.

C’est toujours ainsi, songea Raisa. Juste quand on se dit que les choses ne peuvent empirer… elles s’aggravent.

— Le roi Gerard est conscient des difficultés que vous rencontrez pour mater les sauvages et les démons qui infestent votre royaume, continua Fossevide. Une guerre civile à nos frontières pourrait déstabiliser l’Arden, alors que nous sommes en paix pour la première fois depuis des décennies.

Vous êtes en paix car Gerard a réussi à se débarrasser du dernier de ses frères, songea Raisa. Mais elle ne dit mot, préférant écouter et apprendre.

— C’est pourquoi le roi Gerard envoie son armée dans le Nord, afin de vous soutenir contre ceux qui pourraient remettre en cause votre souveraineté.

— Le roi Gerard fait quoi ?

Raisa s’avança et empoigna Fossevide par sa robe d’ecclésiastique.

— Le roi Gerard est en marche, il traverse les cols menant aux Fells, répondit le prêtre, dont le visage cireux luisait de sueur. Il sera là dans quelques jours. En attendant, il m’a envoyé, moi, l’homme d’église le plus important de tout l’Arden, pour vous offrir sa protection et vous assurer de ses intentions honorables. Il nourrit toujours l’espoir qu’un mariage pourrait faire progresser son but de voir un jour l’Arden et les Fells s’allier.

Et combien de temps survivrais-je à un tel mariage ? se demanda Raisa. Montaigne ne veut pas d’une compagne.

— L’Arden a acheté les contrats des soldats que vous voyez devant vous, intervint Klemath avec un soupçon de fanfaronnade. Ils feront régner l’ordre jusqu’à l’arrivée de l’armée ardenine.

Par les os ensanglantés ! songea Raisa. J’ai donc peu de chances d’obtenir de l’aide de la part des clans. Avec l’armée de Montaigne qui traverse le col des Pins Marisa, ils vont en avoir plein les bras. Si même ils survivent.

Elle lutta pour se concentrer sur la catastrophe immédiate, repoussant ses pensées au sujet d’amis et de parents vulnérables.

— J’aurais dû me douter que les Ardenins avaient quelque chose à voir là-dedans, dit-elle d’une voix glaciale, relâchant Fossevide avant de se retourner pour faire face à Klemath. Depuis combien de temps complotez-vous contre votre reine de sang ? Depuis combien de temps partagez-vous les confidences d’oreiller de Montaigne ? (Elle se tut un instant, jouant avec la bague aux loups sur sa main, et leva le menton.) Mieux vaut vous que moi.

Le visage de Klemath s’assombrit, passant de fraise à rhubarbe.

— La réponse est non, à vous deux, reprit Raisa. Je ne me rendrai pas, et je ne compte pas conclure d’alliance, encore moins me marier avec Gerard Montaigne. Et, pour ce qui est de protection, je m’en remets au Créateur ainsi qu’à la Dame pour me garder de méprisables menteurs à la peau pâle tels que vous.

Fossevide fit le signe de Malthus pour se protéger contre la sorcière des Fells.

— Hanalea ne se portera pas à votre secours, Votre Majesté, dit Klemath. Personne ne le fera. Je vous conseille de vous montrer réaliste et d’accepter de bonne grâce les événements.

— Je suis une reine du Loup Gris, déclara Raisa. Nous n’avons jamais perdu de bonne grâce. Et donc (elle regarda chacun d’eux droit dans les yeux) je ne compte pas perdre. Je vous combattrai jusqu’à mon tout dernier souffle. Vous ne me prendrez pas vivante.