35

COUP FOURRÉ

Han ne pouvait dire depuis combien de temps les Bayar les avaient abandonnés. Il avait perdu le fil des jours dans les profondeurs enténébrées. Il n’y avait pas de fenêtres, les torches avaient brûlé jusqu’à s’éteindre, et il se mouvait à tâtons. Le vide dans son estomac et la puanteur du pot de chambre lui indiquaient qu’un temps considérable s’était écoulé. L’eau finit par manquer, et personne ne vint remplir l’outre. La faim et la soif l’affaiblirent. Pourtant, les Bayar ne revenaient pas.

Lorsqu’il était éveillé, il bougeait pour ne pas devenir totalement raide. Toutefois, il devait se montrer prudent. Les menottes elles-mêmes étaient des outils de torture ensorcelés : il avait les poignets couverts de cloques, là où elles l’avaient brûlé les dernières fois qu’il avait essayé de les faire glisser ou de malmener la serrure.

Il dormait de plus en plus, malgré son état des plus crasseux et ses nombreuses blessures. Mais le sommeil sans rêves passait bien trop vite, et il s’éveillait de nouveau. Il aimait les rêves, les rêves qui l’emportaient loin de sa situation actuelle. La plupart du temps, il rêvait de Raisa, de baisers et d’étreintes sous les étoiles, de ses yeux verts mouchetés d’or, de son corps souple et musclé contre le sien.

Parfois, il rêvait de ses étés passés, enfant, dans les Esprits, à parcourir les sentiers sous les arbres avec Danseur et Oiseau, à s’éclabousser dans la Dyrnneflot, à cueillir les champignons après la pluie.

Lorsqu’il se réveillait, il n’y avait personne ni rien à voir. Les Bayar doivent avoir d’autres affaires urgentes à régler, songea Han. Des gens plus importants à torturer, sûrement.

Peut-être avaient-ils découvert l’arsenal tout seuls, et n’avaient-ils plus besoin de lui. Peut-être avaient-ils décidé de les laisser, Flinn et lui, mourir de faim. Les gens disaient toujours que ce n’était pas une façon si horrible de partir, mais il s’agissait généralement de gens n’ayant jamais souffert de la faim.

Han n’entendait plus Flinn, enchaîné de l’autre côté. Il avait envisagé de l’interpeller, mais ne voulait pas le réveiller, au cas où il aurait réussi à s’endormir.

Même Corbeau n’avait pas grand-chose à dire, mais le silence dans la tête de Han était épais, comme si son ancêtre broyait du noir.

Un flamboiement de lumière sur ses paupières éveilla Han. Fermant les yeux de toutes ses forces pour lutter contre la brillance, il attendit, estimant l’avancée de l’intrus au cliquètement des clés et au grincement du métal contre le métal à mesure que celui-ci ouvrait des portes pour venir jusqu’à lui.

C’était Fiona, et elle était seule. Elle semblait étonnamment sombre, presque effrayée, le nez rosi, comme si elle avait pleuré. Elle portait une grande carafe et un sac rebondi sur son épaule.

Qui est mort ? se demanda Han. Micah ?

Cette idée le rasséréna un peu.

Fiona accrocha sa torche à l’une des appliques en métal du mur, en alluma une deuxième à partir de celle-ci, et la plaça de l’autre côté. Puis elle s’approcha et s’agenouilla devant lui.

— Ah ! Alister, dit-elle en saisissant son menton barbu entre ses doigts chauds, lui faisant tourner la tête d’un côté puis de l’autre. Vous avez eu meilleure allure. (Elle plissa le nez.) Et meilleure odeur.

— À qui la faute ? murmura Han, la gorge trop à vif pour se permettre de parler plus fort. Vous avez décidé de plonger dans l’affaire familiale, finalement ? Et moi qui croyais que nous avions un avenir ensemble.

— Silence ! cingla-t-elle. C’est vous qui…

Elle se reprit, se rappelant sans doute qu’elle ne désirait surtout pas qu’il se taise.

Han se concentra sur la carafe posée à côté d’elle.

— Est-ce de l’eau ? demanda-t-il.

Fiona hocha la tête. Elle retira le bouchon de liège avec les dents et lui remplit une tasse qu’elle lui tendit. Il la vida d’un trait et la lui tendit de nouveau, se disant qu’il valait mieux retirer de cette visite tout ce qu’il pouvait avant qu’elle ne lui dise ce qu’ils comptaient faire de lui.

— Doucement, Alister, dit Fiona en versant de nouveau. Il en reste beaucoup, et je vous ai également apporté à manger.

Elle se lécha les lèvres et essaya de sourire.

Essaie-t-elle de me séduire pour une raison obscure ? se demanda Han. Lorsqu’il eut vidé la deuxième tasse, il tendit les mains vers le sac de Fiona.

— Vous avez parlé de nourriture ?

Elle sortit un paquet entouré d’une serviette, le défit et lui tendit une tourte à la viande. Han s’effondra au sol, s’appuya contre le mur et dévora la nourriture en quelques bouchées.

— Je pensais que vous ne reviendriez pas, dit-il en buvant quelques gorgées d’eau supplémentaires.

En lieu de réponse, Fiona lui tendit une autre tourte.

— Et Flinn ? demanda Han.

— Qui ?

Le jeune homme désigna d’un signe de tête son ami recroquevillé de l’autre côté.

— Donnez-lui quelque chose, à lui aussi.

Fiona frissonna.

— Il est mort, dit-elle en se couvrant le nez de sa manche. Ne le sentez-vous pas ?

Eh bien, non, il ne sentait pas. Pas avec la puanteur de son pot de chambre et de son propre corps crasseux.

Par les os ! Des larmes brûlantes lui piquèrent les yeux. Le pauvre Flinn avait échappé au massacre du Marché-des-Chiffonniers pour finir par mourir seul dans le noir. Han récita une prière silencieuse pour lui, prière que Mam lui avait fait mémoriser, du temps où elle nourrissait encore des espoirs pour lui.

Il prit une autre tourte à la viande et la mangea plus lentement.

— Il est arrivé quelque chose de désastreux, dit Fiona, ayant terminé de se tordre les mains pour un témoin dont ils n’avaient plus besoin.

Han leva les yeux. Un désastre pour les Bayar était une bonne nouvelle pour lui. Mais il se dit qu’il était inutile de le lui faire remarquer.

— Une armée de mercenaires fait le siège du château de la Marche-des-Fells et réclame sa reddition. L’armée ardenine mène l’invasion depuis le Sud. Les rouquins semblent incapables de les arrêter.

Han était déjà perdu.

— Quelle armée de mercenaires ? Comment ont-ils pu atteindre la Marche-des-Fells sans être interceptés ?

Fiona eut une grimace de dégoût.

— Les Rayés de l’armée des Fells se sont retournés contre nous, dit-elle. Le général Klemath s’est allié avec Montaigne et a trahi la reine.

Raisa ! Han tressauta, puis il se calma dans un cliquetis de chaînes, essayant de ne pas montrer combien ces nouvelles étaient importantes pour lui.

— Qu’en est-il de la reine ? Où se trouve-t-elle ?

— Il semble qu’elle soit prise au piège au château de la Marche-des-Fells, avec une poignée de gardes et quelques rouquins, répondit Fiona.

— Aucun magicien ?

Fiona secoua la tête.

— Ils étaient tous dans les montagnes ou ici, à la maison du Conseil, pour… euh…

— Essayer de prouver ma culpabilité ? devina Han.

Elle hocha la tête.

— Micah est descendu en ville. Il va essayer de trouver un moyen d’entrer.

Du Micah tout craché, songea Han. Toujours à essayer de trouver un moyen d’entrer. Il étudia le visage de Fiona. Disait-elle la vérité, ou n’était-ce qu’une histoire qu’elle avait inventée pour le convaincre de céder ?

S’il devait choisir, il dirait qu’elle ne mentait pas. Ou juste un peu.

— Et le Conseil des Magiciens ? demanda Han. Que comptent-ils faire ?

— L’armée des plaines a envahi les propriétés des montagnes du Sud, dit Fiona. Ils ont… ils ont capturé de nombreux magiciens, et ils… (elle déglutit difficilement) ils les ont brûlés vivants, murmura-t-elle. Ils ont avec eux un orateur qui brûle chaque magicien refusant de porter un collier.

Han devinait quel prêtre ils avaient emmené.

— Combien ? s’enquit-il.

— Une dizaine, pour le moment. À l’exception de ceux qui se trouvent sur la Dame Grise, les magiciens se terrent dans leurs résidences secondaires fortifiées, ou fuient vers l’est, dans l’espoir d’embarquer sur un bateau. Ils n’ont guère envie de s’attaquer à une telle armée sans posséder d’armes plus nombreuses et plus puissantes.

Voilà où j’interviens, songea Han.

— Vous comprenez donc pourquoi il est d’autant plus important que nous trouvions l’arsenal. Dans le cas contraire, les Fells deviendront un état vassal de l’Arden, et les magiciens seront réduits en esclavage ou détruits.

Han s’assura d’avoir terminé la tourte à la viande et bu une autre tasse d’eau. Puis il exprima sa pensée.

— Pourquoi devrais-je vous croire ? Et, si je vous croyais, pourquoi devrais-je m’en soucier ?

— Comment cela ? bégaya Fiona. Ils brûlent les magiciens, Alister ! Ils envahissent le pays. Nous serons écrasés sous la botte des fanatiques de Malthus.

Je ne serai pas là pour le voir, songea Han. Savoir que vous autres les Bayar allez brûler sera ma récompense.

Mais, en réalité, Han s’en souciait. Il avait vu l’expression de Gerard Montaigne lorsque Raisa avait publiquement refusé sa demande en mariage. Il savait que, si elle tombait entre les mains du Sud, elle paierait cher cette humiliation. Han était probablement condamné, mais il pourrait peut-être la sauver.

S’il renonçait à l’arsenal, cela serait-il suffisant ?

L’amorce d’une idée germa dans sa tête. Pas une idée brillante, mais il n’était pas en position de faire la fine bouche.

— Très bien, déclara-t-il. Je vais vous dire ce que vous désirez savoir.

Les yeux de Fiona brillèrent d’une lueur de triomphe.

— Je vais chercher mon père, répondit-elle en se remettant sur ses pieds.

Han secoua la tête.

— Non. Je veux conclure un marché. Je veux vous le dire à vous. Rien… qu’à vous. Si je réussis à vous convaincre, alors vous pourrez parler à votre père et le convaincre à votre tour de… d’épargner ma vie.

Fiona se remit à genoux.

— Bien sûr, dit-elle en caressant sa tresse. Je suis certaine que nous pourrons parvenir à un accord.

Là, elle ment, c’est sûr, se dit Han.

— Vous aviez raison depuis le début : la clé de l’arsenal se trouve dans l’amulette Waterlow, dit-il.

— Continuez, le pressa Fiona, la bouche entrouverte.

— L’arsenal se trouve dans les tunnels, comme le soupçonnait votre père. Waterlow a dissimulé dans l’amulette une carte indiquant où il se trouve.

— Vous y avez été, répliqua-t-elle. Dites-nous où. Si vous avez besoin d’un papier et d’un crayon, je vais…

— Il n’est pas suffisant de savoir où il se trouve. Vous allez avoir besoin de sorts pour déverrouiller l’arsenal, pour qu’il soit sûr d’y pénétrer. Autrement, vous n’y arriverez jamais vivants.

— Et vous les connaissez ?

Han secoua la tête.

— Ils sont dans l’amulette.

— Très bien, s’impatienta Fiona. Dites-moi alors comment utiliser l’amulette.

— C’est bien le problème. Vous ne pouvez pas. Waterlow voulait s’assurer que votre famille ne mettrait jamais la main sur l’arsenal. Il a donc placé une puissante protection sur le porte-brasillant.

— Nous savons cela, Alister, siffla Fiona. Nous sommes en possession de cette amulette depuis mille ans.

— La seule personne à pouvoir l’utiliser doit être quelqu’un du sang de Waterlow. Quelqu’un comme moi.

— Comment savez-vous tout cela ? demanda la jeune fille, suspicieuse.

Par les os ! C’était là une histoire que seuls les Bayar pouvaient connaître, qu’ils étaient la cause ultime de la Rupture. Eux seuls, et celui qui avait trahi le Roi Démon. Il ne pouvait pas exactement dire qu’il l’avait entendue de la bouche de Lucius Frowsley.

— L’histoire était dans l’amulette, siffla Corbeau, faisant irruption dans les pensées de Han. L’histoire.

Ah oui ! songea Han. Une fois déjà, Corbeau avait échappé aux Bayar en les convainquant de lui rendre son amulette.

— Elle se trouvait également dans l’amulette, dit-il à haute voix. L’histoire, je veux dire.

Nul, Alister, s’admonesta-t-il. Vraiment nul. Il n’était pas en état d’inventer des histoires compliquées.

— Mais… Waterlow n’a jamais eu de famille, répliqua Fiona en fronçant les sourcils. Vous dites descendre de lui, mais…

— Cela fait mille ans, Fiona. Comment pouvez-vous savoir qu’il n’a jamais eu de famille ? Un enfant du hasard, peut-être ?

Fiona se leva et fit les cent pas.

— Je ne sais pas.

— Dans ce cas, expliquez-moi pourquoi je peux me servir de l’amulette Waterlow, et vous non ? Si vous voulez découvrir l’arsenal, j’aurai besoin de l’amulette pour vous y conduire. C’est le seul moyen.

Fiona continua ses allées et venues.

— Nous pouvons y aller tous les deux, reprit Han d’une voix douce. Rien que nous deux. Et vous aurez le contrôle de l’arsenal. Vous serez celle qui détient le pouvoir. N’aimeriez-vous pas cela ?

Ces mots la firent s’arrêter net. Elle revint vers le mur et tira sur la chaîne, l’obligeant à se remettre sur ses pieds. Elle continua de tirer jusqu’à ce qu’il ait les mains au-dessus de la tête.

Elle attrapa la chaîne à son cou, l’attira vers elle, et l’embrassa durement, sur les lèvres. Puis une deuxième fois, plus longtemps, au point qu’une étincelle d’espoir se ralluma en lui… jusqu’à ce que Fiona éclate de rire et lui ébouriffe les cheveux.

— Oubliez cela, Alister, souffla-t-elle. Votre charme m’a fait chavirer une fois déjà. Cela n’arrivera pas une deuxième fois.

Ah ! bien. Il existait un vieux dicton : « Qui me trompe une fois, honte à lui ; qui me trompe deux fois, honte à moi. »

— Je ne possède rien d’autre que la vérité, dit Han. Si vous ne me croyez pas, alors allez-y, tuez-moi.

Fiona fouilla dans son sac, en sortit l’amulette au serpent et la fit se balancer au bout de sa chaîne.

Si Han avait espéré qu’elle la lui donnerait, il se trompait. Au lieu de cela, Fiona la tendit à bout de bras jusqu’à ce qu’elle repose sur la poitrine nue du jeune homme. Elle s’illumina à mesure qu’elle aspirait son brasillant. Il ne pouvait la toucher, avec ses mains liées au-dessus de sa tête, mais il laissa échapper un long soupir de soulagement en ressentant cette libération, cette connexion, de nouveau.

— Voyons voir si cela fonctionne, murmura Fiona.

Elle saisit la chaîne d’une main et se serra contre Han, coinçant l’amulette entre eux. Puis elle fit glisser sa main libre, avant de saisir le porte-poisse.

— Par le sang du Démon ! hurla-t-elle en bondissant en arrière, laissant l’amulette tomber au sol.

Elle suça ses doigts brûlés, regardant Han d’un air sinistre.

— Très bien, Alister. Je vais aller parler à mon père. Vu les circonstances, je suis sûre qu’il sera prêt à envisager un marché.

Elle ramassa l’amulette par sa chaîne, prenant bien garde à ne pas toucher le pendentif, et la rangea. Et elle le laissa pendu au mur.

Han essaya de ne pas concentrer son attention sur son torse, là où l’amulette avait reposé pour si peu de temps. Il était surpris qu’elle ait réagi à Fiona. Il aurait pensé que sans Corbeau à l’intérieur, elle… Un doute s’insinua dans son esprit.

Corbeau ? appela-t-il dans sa tête. Et une fois de plus, Corbeau ! Pas de réponse. Corbeau était parti.

L’amulette. Corbeau avait dû s’y glisser lors de la brève connexion. Était-ce pour cela qu’il avait voulu que Han la reprenne, pour pouvoir s’enfuir de nouveau ? Han savait qu’il avait été malheureux d’assister aux tortures que lui infligeaient les Bayar après les avoir subies lui-même. Qui pouvait lui en vouloir ?

Et pourtant Han ne pouvait s’empêcher de se sentir abandonné.