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CONSEILLER DE LA REINE
Le conseil décimé de Raisa l’attendait dans le hall où le général Klemath lui avait tendu un piège. L’assemblée était constituée de Char Dunedain, Lassiter Hakkam, Amon, Cat et MarcheNuit, qui représentait le père de la jeune fille.
Pas un seul magicien. Mais deux femmes, déjà. C’était un progrès, non ?
Amon avait l’air hagard, les yeux rendus caves par l’inquiétude. Il se leva lorsque Raisa entra mais, lorsqu’elle leur fit signe de reprendre leur siège, il s’y laissa tomber et posa les mains sur ses genoux.
Cat choisit la chaise la plus proche de la porte. L’oncle de Raisa, Lassiter Hakkam, s’installa le plus loin possible d’elle, irradiant la désapprobation quant à sa présence.
— Commençons par le général Dunedain, déclara Raisa. Char, pouvez-vous nous donner les dernières nouvelles ?
— Le soldat Abbott est revenu, dit Dunedain. Elle est rentrée tard hier soir, après que vous êtes allée vous coucher.
— Louée soit la Dame ! souffla Raisa.
Étant bonne nageuse, Talia s’était portée volontaire pour traverser les douves et aller contacter leurs alliés au-dehors.
— Lui avez-vous parlé ? Qu’a-t-elle dit ?
— J’aimerais avoir de meilleures nouvelles, répondit Dunedain. Les Demonai ont harcelé l’armée des plaines tout le temps qu’elle a passé à descendre les montagnes, mais n’ont pas pu l’arrêter. Puis un groupe de jeunes magiciens a tendu une embuscade aux forces de Montaigne comme elles descendaient dans le Val. Leur action a été couronnée d’un certain succès, mais les magiciens de Montaigne ont lancé une contre-attaque, et les nôtres ont battu en retraite. Certains ont été capturés, d’autres ont été enrôlés, ou brûlés vifs. L’armée ardenine est passée il y a deux jours, et traverse maintenant le Val dans notre direction sans rien pour les arrêter, si ce n’est quelques fermiers loyalistes.
» Nous nous attendons à ce que Montaigne arrive d’ici deux jours, continua-t-elle, trois au maximum. Apparemment, il a envoyé un petit régiment par le Tamron, dans les Marécages, afin de contrôler les lieux et nous empêcher de fuir par là. (Elle eut un sourire faible et fugace.) Dimitri Mocauque rapporte que les soldats de Montaigne ont mystérieusement disparu dans le bourbier brumeux.
Une fois de plus, je dois un gylden à Dimitri, songea Raisa. J’espère vivre assez longtemps pour pouvoir le lui rembourser.
— Avons-nous reçu des nouvelles de la Dame Grise ? demanda-t-elle.
Amon secoua la tête.
— Je ne pense pas que nous puissions nous attendre à recevoir de l’aide de leur part. Ils ne répondent même pas à nos messages.
— Pourquoi refusent-ils de venir ? dit Raisa en serrant ses bras autour d’elle. Pourquoi ne veulent-ils pas nous rejoindre maintenant, avant l’arrivée de l’armée ardenine ?
Amon serra les dents.
— J’imagine qu’ils pensent que, s’ils laissent la Dame Grise sans défense, Montaigne pourrait faire un détour et en profiter. Si les magiciens de Montaigne sont toujours aussi mal équipés, il pourrait espérer récupérer des porte-brasillant à la maison du Conseil. Avec de meilleures armes, il pourrait l’emporter et contrôler les Sept Royaumes.
— Nous pourrions user de meilleures armes, nous aussi, répondit Raisa, avant de se taire un instant et de déglutir difficilement. Qu’en est-il du Haut Magicien ? Le seigneur Alister ? A-t-on reçu des nouvelles de lui ?
Amon fit un signe de dénégation.
— Aucune. Peut-être se trouve-t-il sur la Dame Grise avec les autres.
— Peut-être le Conseil des Magiciens agira-t-il lorsque les soldats des plaines seront impliqués, suggéra le seigneur Hakkam.
— Une fois qu’ils nous auront encerclés, vous voulez dire ? cingla Raisa.
Elle n’avait pas pu s’en empêcher.
— Ou bien…, reprit le seigneur Hakkam en écartant les doigts, peut-être pouvons-nous encore négocier avec le roi Gerard ?
— Négocier ? répéta MarcheNuit. Qu’il ramène son armée dans les plaines et renvoie ses mercenaires et, là, nous pourrons discuter.
— Peut-être a-t-il eu l’impression de n’avoir d’autre choix que l’invasion étant donné le prix que coûte la guerre civile en Arden et son terrible besoin de capital, dit Hakkam. Les hommes désespérés entreprennent des actions désespérées. L’Arden, le Tamron et les Fells étaient unis, autrefois, et cela bénéficiait à chacun. Tant que les nobles conservent leurs biens et leurs titres, peut-être la vie pourrait-elle…
— Nous étions unis sous le règne des reines du Loup Gris des Fells, le coupa Raisa. Pas sous le joug de l’Arden.
— Nous pourrions suggérer une confédération libre, insista Hakkam. Chaque royaume serait indépendant, excepté en ce qui concerne les affaires internationales. Le roi Gerard n’est pas marié. Une union entre la reine Raisa et le roi Gerard nous ferait connaître auprès de…
— Vous n’avez aucun droit de céder les Fells, seigneur Hakkam, intervint MarcheNuit. Il s’agit d’une terre sacrée.
— Je ne propose pas de les céder, rétorqua le seigneur Hakkam en fulminant. Simplement de… les prêter le temps de pouvoir nous retourner.
— Vous céderiez notre reine, également ? ou n’est-elle qu’un prêt, elle aussi ? grogna MarcheNuit avec dégoût.
Béni soyez-vous, MarcheNuit, songea Raisa.
— La situation ne ravit personne, mais nous devons nous montrer réalistes. Nous ne possédons aucune armée. Notre Conseil des Magiciens est complètement dépassé, dit Hakkam en comptant sur ses doigts chargés de bijoux. Montaigne possède deux armées, dont des mercenaires qui connaissent le royaume et les places fortes aussi bien que nous. Ils disposent également d’un soutien magique, bien que nous ignorions dans quelles proportions.
— En nous fondant sur ce que nous savons du roi Gerard, nous ne pouvons être certains que la reine survivra bien longtemps à une reddition, répondit Amon. Et si nous négocions en étant en position de faiblesse, nous avons peu de chances d’obtenir ce que nous désirons.
Raisa sourit pour elle-même. Amon prenait de plus en plus souvent la parole lors de ces réunions, occupant peu à peu le rôle de conseiller qu’avait eu son père avant lui. Le garçon solennel et silencieux qui était rentré du Gué-d’Oden avait parcouru un long chemin.
Sa voix interrompit les pensées de Raisa.
— Votre Majesté, je pense qu’il est temps que nous envisagions de vous faire évacuer en un lieu plus sûr, si c’est encore possible.
Raisa se raidit. Amon avait abordé le sujet deux soirs plus tôt, et n’avait pas apprécié sa réponse. Il en parlait maintenant en public, espérant trouver des alliés au conseil. Il commençait à devenir sacrément retors, pour un Byrne.
Elle leva le menton.
— Suggérez-vous que je m’enfuie ?
— Je préfère appeler cela une « retraite stratégique », Votre Majesté, répondit Amon.
Il lui donnait du « Votre Majesté », ce qui signifiait qu’il essayait de chasser toute émotion de cette discussion. Mais elle avait remarqué qu’il ne cessait de serrer et de relâcher son poing droit.
— Selon MarcheNuit, il est encore possible de vous faire traverser les lignes ennemies, Mellony et vous, en passant par la rivière. Une fois dans les montagnes, vous pourrez vous réfugier auprès du seigneur Averill, au camp Demonai, et y établir votre gouvernement. Il s’agit du lieu le plus imprenable des Fells. De toute manière, si Montaigne arrive jusqu’à ces sanctuaires, c’est terminé. Mais, même si cela devait arriver, vous pourriez vous échapper par la porte de l’Ouest et les Marécages.
MarcheNuit vint s’agenouiller auprès de la chaise de Raisa, regardant la jeune fille droit dans les yeux.
— Je vous en prie, songez à quitter la ville avant l’arrivée de l’armée du Sud, Votre Majesté, dit-il. Je possède des capes d’ombre sous lesquelles nous dissimuler. Je vous promets que ce qui semble être un exil ne sera que temporaire. Nous récupérerons le trône, je vous le jure. Les soldats des plaines vont regretter d’avoir jamais posé le pied ici.
Raisa se leva et alla se poster à la fenêtre pour s’appuyer contre le rebord, essayant de formuler une réponse acceptable. Elle ne pouvait pas dire : « Je ne veux pas me retrouver sous le contrôle des Demonai. » Ils étaient sa famille, après tout.
Elle se retourna, les hanches appuyées contre le rebord.
— Et que ferez-vous pendant ce temps-là, capitaine Byrne ? demanda-t-elle.
Elle pouvait lui renvoyer du « capitaine » pour chaque « Votre Majesté ».
Amon haussa ses épaules.
— Je ferai ce qu’il y a de mieux pour la reine et le royaume, répondit-il. Ce qui signifie rester ici et défendre le château de la Marche-des-Fells. Si je vous accompagnais, le risque d’être vus serait trop grand. Peut-être avons-nous toujours des chances de l’emporter. Mais, si vous attendez l’arrivée de Montaigne, il vous sera plus difficile de partir si vous changez d’avis.
— Et qu’arrivera-t-il à nous autres lorsque le roi Gerard se rendra compte que la reine Raisa a fui ? protesta Hakkam.
— Le seigneur Hakkam a raison, renchérit Raisa, abasourdie de tomber d’accord avec lui. J’ai déjà fui auparavant, et les Fells en paient encore le prix aujourd’hui. Comment puis-je attendre de mon peuple qu’il souffre à ma place ?
— Il souffre déjà, répliqua Amon. Il souffrira, que vous surviviez ou non. Mais, si vous restez libre, les Demonai et vous pourrez alors lancer une contre-insurrection à l’encontre de Montaigne.
— Je ne serai plus une fugitive, rétorqua Raisa. Nous nous retrouvons dans ce pétrin car notre peuple est divisé depuis la Rupture. Si nous travaillions tous ensemble, nous aurions une chance. Je compte l’emporter ou mourir en essayant. Si nous ne pouvons nous unir pour défaire une armée des plaines, alors peut-être ne méritons-nous pas d’exister en tant que nation souveraine.
Quelqu’un frappa à la porte de la salle d’audience.
Quoi encore ? grommela Raisa pour elle-même.
— Entrez ! lança-t-elle.
La porte s’ouvrit en grand, laissant voir Mick et Hallie avec, derrière eux, une haute silhouette familière. Le cœur de Raisa manqua un battement.
— Pardon de vous interrompre, Votre Majesté, dit Hallie. Mais lorsqu’il a appris que le conseil était en réunion, il a tenu à être annoncé.
— Micah ! s’écria Raisa en faisant un pas vers lui.
— Bayar ! s’exclama le seigneur Hakkam en bondissant sur ses pieds, visiblement ravi. Apportez-vous des nouvelles de la Dame Grise ? Le Conseil compte-t-il nous soulager ?
Il regarda derrière Micah, comme s’il s’attendait à voir une armée de magiciens derrière lui.
Le jeune homme s’inclina profondément, et son étole alla caresser le sol de pierre.
— Votre Majesté, dit-il, ignorant l’intervention d’Hakkam. Je comptais arriver plus tôt, mais il est plus difficile que jamais de venir vous voir.
Il se redressa, observant Raisa de la tête aux pieds.
— Vraiment ? répondit MarcheNuit en rejetant la tête en arrière pour pouvoir regarder Micah avec dédain. Certains d’entre nous n’ont jamais quitté la reine.
Le regard de Micah glissa sur MarcheNuit.
— Certains d’entre nous ont d’autres rôles et responsabilités, répliqua-t-il.
— Comment avez-vous réussi à passer le périmètre de sécurité ? insista Raisa, espérant peut-être pouvoir emprunter le même chemin dans l’autre sens.
— Je me suis servi d’un sort de dissimulation, expliqua Micah. Je pense qu’ils s’inquiètent moins des gens qui entrent que de ceux qui sortent. J’ai tout de même dû tuer deux sentinelles.
Si Micah avait traversé les douves à la nage ou était passé par des tunnels souterrains pour rejoindre le château de la Marche-des-Fells, il s’était nettoyé avant de faire son entrée. La chemise en lin sous son manteau était immaculée, son pantalon avait été repassé, et sa chevelure brillait à la lumière des torches. Et pourtant… Raisa plissa les yeux. Oui. Il avait été frappé au visage. Il avait un bleu sur la pommette, et le nez un peu gonflé d’un côté.
— Je vous apporte bien des nouvelles de la Dame Grise, malheureusement elles sont essentiellement mauvaises, reprit-il, avant de désigner la table. Puis-je m’asseoir ?
— Je vous en prie, répondit Raisa.
Elle réussit à se reprendre suffisamment pour lui indiquer un siège vide. Elle-même se rassit en bout de table.
Micah s’installa. Il semblait agité, hagard, aussi tendu que la corde d’un arc.
— Je dois avouer que le Conseil des Magiciens n’était pas préparé à de tels événements, dit-il. Nous aurions dû envisager plus sérieusement le risque de voir le général Klemath nous trahir. Lorsque l’armée du Sud nous a envahis, nous avons perdu la plupart des magiciens dans les montagnes. Certains ont été faits prisonniers. Les autres ont été brûlés vivants.
— Montaigne paiera pour cela, je le jure, déclara Raisa.
Elle n’était pas certaine de savoir comment elle allait s’y prendre, mais il paierait.
Micah inclina la tête à ces mots.
— Le fait que Montaigne se serve de magiciens captifs pour mener sa campagne rend la situation pire encore. La Dame Grise est un camp armé.
— La situation est terrible ici aussi, s’exclama Lassiter. Le Conseil nous enverra-t-il de l’aide avant qu’il ne soit trop tard ?
— Non, répondit Micah d’une voix neutre. Il ne le fera pas.
Tout le monde se mit à parler en même temps, à poser des questions, à exprimer incrédulité et désespoir.
— Laissez-le terminer ! cria Raisa, ce qui fit diminuer le tumulte. Que se passe-t-il, Micah ? Pourquoi ne viennent-ils pas ?
Micah lui adressa un regard reconnaissant avant de reprendre.
— Cela n’aurait pu se produire à un pire moment. Le Conseil est complètement dépassé. Sa direction… (Il s’éclaircit la voix.) C’est… compliqué, dit-il en baissant les yeux sur ses mains. Certains d’entre vous savent déjà que le Conseil a lancé une enquête interne au sujet du nouveau Haut Magicien, le seigneur Alister, qui s’est retrouvé impliqué dans les récents meurtres de magiciens en ville.
— Comment ? s’exclama le seigneur Hakkam en lançant des regards noirs à la ronde. Je l’ignorais !
— Chasse-Seul ? Vraiment ? dit MarcheNuit en se penchant en avant, le visage résolu. Alors que, pendant tout ce temps, c’est nous que vous accusiez.
Micah lui rendit son regard, sans la moindre émotion.
— Laissez-moi parler. Vous en aurez l’occasion bien assez tôt. (Il se tut un instant puis, comme personne n’intervenait, il reprit la parole.) Alister a appris les charges qui pesaient sur lui. Alors que mon père et ma sœur retournaient à la Maison du Nid d’Aigle après l’audience du Conseil, il les attendait. Il a attaqué mon père et tenté de l’assassiner.
Il y eut un long silence abasourdi, que Raisa brisa en ne réussissant à prononcer qu’un seul mot.
— Pardon ?
Micah hocha la tête, ses yeux noirs brillant en contraste avec sa peau d’albâtre.
— Il a failli réussir. Comme certains d’entre vous le savent, il s’agit de la deuxième fois qu’il s’attaque au seigneur Bayar. (Il posa son regard sur Raisa, comme pour la convaincre de le croire.) Mon père n’a pas eu le choix, dit-il. Il n’a pas eu le choix.
Raisa regardait fixement le jeune homme. Dans sa tête, une voix hurlait : Non-non-non-non. Elle se leva, agrippant le bord de la table pour se maintenir. Lorsqu’elle ouvrit la bouche, les mots restèrent bloqués dans sa gorge, et ce fut Amon Byrne qui dut poser la question.
— Que voulez-vous dire, Bayar ? s’enquit-il. Que s’est-il passé ?
— Alister est mort, répondit Micah. Mon père l’a tué.