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UNE NOUVELLE GÉNÉRATION

La porte du salon s’entrouvrit, puis s’ouvrit complètement, révélant une seule personne : Amon Byrne.

— Votre Majesté ? dit-il en regardant d’abord le lit, puis partout dans la chambre.

— Amon. Venez, asseyez-vous.

Raisa n’était pas certaine d’avoir parlé suffisamment fort pour qu’il l’entende.

Amon traversa la pièce pour rejoindre le foyer et s’agenouilla à côté du sofa, le choc et le désarroi se disputant son visage.

— Rai, dit-il d’une voix rauque en refermant ses mains sur les siennes. J’ignorais que c’était si grave.

Cher Byrne. Si direct. Je dois avoir l’air d’avoir déjà un pied dans la tombe.

— Venez, proposa-t-elle en posant la main sur le coussin à côté d’elle. Asseyez-vous.

Il s’installa sur le rembourrage, sans la quitter du regard.

— Il vous faut un guérisseur, déclara-t-il avant de déglutir difficilement. Nous devons trouver un moyen d’en faire venir un.

— Je ne suis pas certaine qu’un guérisseur soit utile, répondit Raisa en laissant reposer sa tête sur l’épaule solide du jeune homme.

— C’est dû à Alister, dit Amon.

Il ne s’agissait pas d’une question.

Raisa hocha la tête.

— Ce n’est pas seulement Alister, c’est aussi tout le reste… Il a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je pensais ce que je disais dans la salle d’audience : peut-être ne méritons-nous pas d’exister en tant que nation.

Elle s’essuya les yeux du revers de sa main libre.

Amon se racla la gorge.

— Je ne suis pas certain de savoir comment réagir à cela… à la mort d’Alister. Tant que nous sommes coincés ici, je ne peux pas enquêter sur ce qui s’est réellement passé. Et Micah… je dois bien admettre qu’il s’est vraiment rendu utile ces derniers jours. Il a mis en place des barrières magiques qui permettent à nos soldats de prendre un repos bien mérité sans que nous ayons à craindre une attaque surprise. (Il se tut un instant.) Cela va donc peut-être vous sembler une décision froide et calculée, mais je ne pense pas que nous puissions nous occuper de… de cela avant d’avoir réussi à nous sortir de ce pétrin.

Il parlait comme s’il était certain que cela arriverait.

— Cela ne ramènera pas Han, n’est-ce pas ? dit Raisa. Et, lorsqu’il faudra porter des accusations, je commencerai par moi-même. La vérité, c’est que je l’aimais, et que je ne voulais pas qu’il abandonne. Je l’ai ainsi placé dans une position insoutenable. Il était impossible qu’il réussisse. Maintenant, il est mort.

— Alister a pris ses propres décisions, répondit Amon. Ce n’est pas vous qui l’avez mis dans cette situation, il l’a fait tout seul.

— J’aurais dû prendre mes responsabilités. Je savais que nous n’avions aucun avenir ensemble, et j’aurais dû l’envoyer loin de moi. Juste après avoir découvert qui j’étais réellement, il était suffisamment en colère pour partir. J’aurais dû lui donner l’impulsion dont il avait besoin.

— Vous ne pouviez pas savoir ce qui allait se passer, rétorqua Amon. Et, de toute façon, lui aussi est chez lui, ici. Pourquoi serait-il parti ?

— J’aurais pu m’enfuir avec lui, continua Raisa, autant pour elle-même que pour Amon. Nous aurions pu laisser tout cela derrière nous. (Elle agita la main, englobant le château et le royaume.) À bien y réfléchir, peut-être aurait-ce été là la meilleure décision à prendre. J’ai tout perdu, de toute manière.

Elle leva les yeux vers Amon, se concentrant de nouveau sur lui.

— J’ai fait la même chose avec vous. Je vous voulais, et peu m’importait si cela vous blessait, ou… ou blessait quelqu’un d’autre.

— J’ai dix-huit ans, répondit Amon. Je suis suffisamment âgé pour faire mes propres choix, moi aussi.

Raisa secoua la tête.

— Il s’agit là de mon statut, pourtant. Les gens ne peuvent me dire non, car je suis la reine. Et lorsque j’ai tort… (Elle se tut un instant, avant de reprendre à toute vitesse.) Oh, Amon ! je ne peux pas faire cela. Je ne suis pas assez forte.

Amon tendit la main avec hésitation et lui caressa les cheveux.

— Vous pouvez le faire, assura-t-il. Vous êtes la personne la plus forte que je connaisse.

— Pire encore, je ne sais pas pourquoi je fais cela, continua Raisa. Si je n’ai pas le pouvoir de sauver ceux qui me sont proches, si je ne peux empêcher mes alliés de se sauter à la gorge, alors à quoi bon ? Je critiquais ma mère, autrefois. Qu’est-ce qui m’a permis de croire que je serais capable de faire mieux ?

Amon réfléchit un moment, les sourcils froncés. Il finit par relever les yeux, aussi gris que l’océan en hiver.

— Je pense que vous commencez par une poignée, et que vous avancez à partir de là.

— Que voulez-vous dire ?

Amon se leva, retourna à la porte et passa la tête dans le couloir. Après quelques minutes de conversation étouffée il revint, suivi par un groupe des plus hétéroclites.

Entra d’abord Cat Tyburn, seigneur des rues et combattante au couteau devenue garde du corps, venue des Îles du Sud. Elle avait gagné un œil au beurre noir ainsi qu’une lèvre fendue depuis la dernière fois que Raisa l’avait vue. Elle se laissa tomber à la place qu’occupait auparavant Amon Byrne, et serra Raisa contre elle. La jeune fille se retrouva avec le visage perdu dans la masse de boucles de son amie, tandis que celle-ci lui massait le dos en petits cercles.

— Ne vous inquiétez pas, murmura-t-elle à son oreille d’une voix basse et féroce. Nous allons découvrir ce qui s’est passé, je vous le promets.

Étrangement, cela rasséréna Raisa de façon bien plus efficace que n’importe quoi d’autre.

Cat finit par la relâcher et s’installa à côté d’elle, sur le bras du sofa.

Elle fut suivie par Mick Bricker et Hallie Talbot, nés et élevés dans la ville de la Marche-des-Fells.

L’orateur Roff Jemson et Magret Gray entrèrent ensemble et se placèrent dos au mur.

Talia Abbott, la filelune de sang-mêlé, arriva avec Pearlie Greenholt, la maître d’armes ardenine à la peau claire et aux cheveux roux, qui était tombée amoureuse de Talia et était rentrée avec elle aux Fells. Leurs tuniques bleues d’uniforme indiquaient qu’elles étaient de service.

Micah pénétra dans la pièce ; ses yeux noirs se posèrent sur Raisa et se plissèrent sous le coup de la douleur et du désarroi en voyant son état. Chien grogna sourdement et se serra contre les jambes de Raisa.

En queue du cortège arriva Char Dunedain, un autre soldat de sang-mêlé, commandant de ce qui restait de l’armée felsienne.

Alors qu’elle allait fermer la porte, Reid MarcheNuit se faufila devant elle dans la pièce, afin de rejoindre les autres.

Ils se tenaient en cercle autour d’elle, gênés, à l’exception de Jemson et Magret, qui restaient appuyés contre le mur.

— Que se passe-t-il ? demanda Raisa, son regard passant de visage en visage à la recherche d’indices. Avons-nous une réunion ?

— En quelque sorte, répondit Amon.

— D’autres seraient là, s’ils le pouvaient, dit Cat. Je sais que ce serait le cas de Danseur de Feu.

Elle pencha la tête en arrière et regarda Micah avec dédain.

— D’autres magiciens seraient présents, s’ils en avaient la liberté, répliqua Micah.

— Ainsi que de nombreux Demonai, ajouta MarcheNuit, comme pour ne pas être en reste.

— Des gars qui sont de service sur les remparts voudraient être là, eux aussi, dit Hallie. Beaucoup de gens du Marché-des-Chiffonniers et du Pont-Sud, également.

— Très bien, coupa Raisa, rendue impatiente par la fatigue. Vous me dites que la moitié du royaume se trouverait dans cette pièce si c’était possible. Et vous êtes tous ici parce que… ?

— Certains d’entre nous ne s’entendent pas, dit Cat en regardant le plafond.

— Nous ne sommes pas d’accord sur grand-chose, continua Talia de la voix basse et rauque qui était la sienne depuis qu’un assassin lui avait tranché la gorge devant la porte de Raisa.

— Et nous croyons en encore moins de choses, ajouta Micah.

— Mais nous croyons en une personne, dit Mick. Vous.

Surprise, Raisa leva les yeux.

— Moi ?

Mick hocha la tête.

— Je vous ai dit un jour que j’étais fier de me battre à votre côté. C’est toujours le cas, plus que jamais, avec les soldats du Sud à notre porte.

— Je suis ardenine, déclara Pearlie, mais c’est ici le premier lieu où je me suis sentie chez moi. (Elle prit la main de Talia dans la sienne.) Je suis venue par amour, mais je prendrais les armes et donnerais ma vie pour ma reine et mon pays d’adoption.

— C’est une terre sacrée, dit MarcheNuit. Et son sang coule dans vos veines. Nous verserons notre propre sang, si nécessaire, afin de repousser les envahisseurs.

Magret fit un pas en avant.

— Je suis une Damoiselle d’Hanalea, déclara-t-elle. Je suis entrée dans les ordres afin de servir la lignée du Loup Gris. J’aimais la reine Marianna. Je l’ai servie jusqu’au dernier instant. J’ai préparé son corps pour les funérailles et l’ai veillée dans le temple car la princesse héritière ne pouvait pas le faire. (Elle se tut un instant, comme pour s’assurer que tout le monde l’écoutait attentivement.) Mais vous, dit-elle en désignant Raisa, vous êtes la reine dont nous avons besoin aujourd’hui. Et je vous servirai, la princesse Mellony et vous, jusqu’à mon dernier souffle.

— Vous n’êtes reine que depuis quelques mois, ajouta le général Dunedain, et pourtant vous avez déjà amorcé les changements dont ce royaume avait besoin depuis longtemps : dans l’armée, le Conseil, dans la façon de gérer les réfugiés des plaines. C’est mon opinion, Majesté, ajouta-t-elle rapidement, comme si elle venait de se rendre compte qu’elle se montrait peut-être présomptueuse. Mais je ne suis pas la seule à penser ainsi. Vous disposez d’un soutien considérable de la part des natifs de l’armée.

— Dommage qu’ils ne soient pas plus nombreux, rétorqua Raisa d’une voix sèche.

— Ils sont plusieurs centaines à être rassemblés aux Falaises-de-Craie, attendant les ordres, répondit Dunedain. C’est un début. Et si nous pouvions faire en sorte que les Montagnards et les Demonai travaillent ensemble…

Elle regarda MarcheNuit, qui hocha la tête, observant Raisa avant de revenir sur elle.

Nous avons également besoin de magiciens, songea la jeune fille. Et, à l’exception de Micah, on remarquait une absence flagrante de magiciens à cette réunion.

— J’ai tout risqué pour vous, dit-il, comme s’il avait deviné ses pensées.

Ses yeux disaient plus que sa bouche.

— Je sais que vous devez penser que vous avez voulu faire trop, trop vite, reprit le général Dunedain. Mais vous n’aviez pas le choix. Klemath comptait nous trahir. Vous lui avez peut-être forcé la main, mais vous ne pouviez lui permettre de défier votre autorité plus longtemps.

Raisa hocha la tête et s’essuya le visage de sa manche. À un moment, son corps avait été pris de sueurs froides.

Magret traversa la pièce pour s’asseoir à son côté. Elle repoussa les cheveux humides de la jeune fille et lui toucha le front.

— Votre fièvre est tombée, Votre Majesté, dit-elle en esquissant presque un sourire.

Jemson s’exprima pour la première fois.

— À l’exception de Damoiselle Gray et moi-même, tout le monde dans cette pièce a plus ou moins votre âge, Votre Majesté, dit-il. Je pense que c’est éloquent. Vous et votre génération constituez le nouveau royaume. Vous représentez l’espoir de voir changer les choses. (Il se tut un instant.) Je sais que vous avez subi de nombreuses pertes. Personne ici ne vous en voudrait si vous partiez loin de… tout ceci. Mais nous espérons que vous resterez encore un peu avec nous, et nous donnerez cette chance d’avancer, de sauver ce précieux petit bout de terre que nous appelons les Fells.

Que veut-il dire par là ? songea Raisa. Pense-t-il que je pourrais essayer de fuir, en courant ou en prenant ma propre vie ? ou en devenant folle de chagrin ?

Raisa resserra le châle sur ses épaules, comme pour se protéger du poids de tant de regards posés sur elle. Comme si elle pouvait se protéger du poids de la confiance qu’ils plaçaient en elle.

Ils lui demandaient de les conduire de nouveau face au danger, alors qu’elle avait déjà tant de morts sur la conscience. La pièce entière était pleine de fantômes, ainsi que de loups gris.

Leurs murmures emplissaient sa tête, peut-être un reste de ses rêves fiévreux. « Avance, Raisa ana’Marianna, disaient-ils. Choisis l’amour. »

Choisis l’amour, songea-t-elle avec acidité. Chaque reine du Loup Gris depuis Hanalea a subi cette plaisanterie.

L’amour, se dit-elle, en sentant quelque chose s’embraser en elle. Tu aimes ces montagnes. Tu aimes cette ville, avec ces rues tortueuses et ses escaliers de pierre.

Tu aimes les gens qui sont dans cette pièce, la plupart du temps, en tout cas.

Cela ne remplirait pas le vide dans son cœur. Mais c’était déjà quelque chose.

— Très bien, dit-elle. Je n’irai nulle part.