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VOL
Après avoir passé un an à mettre des plans et des complots au point, à rêver d’un combat lame contre lame avec Bayar, étrangement, Han trouvait que la mort de son ennemi n’était pas satisfaisante. Bayar était mort, mais il avait l’impression que des brassées d’adversaires se précipitaient vers lui en cohue, désireux de prendre la place de l’homme. Il n’était pas plus près qu’avant d’atteindre son but. En fait, il y avait désormais une armée entre Raisa et lui.
Il ne voulait rien tant que retourner au château de la Marche-des-Fells à toute allure et la libérer. Mais il ne pouvait y arriver seul. Il avait besoin d’aide. Et, pour cela, il devait récupérer l’objet que lui avaient pris les Bayar.
Si la Couronne écarlate ne se trouvait pas à la Maison du Nid d’Aigle, il lui faudrait retourner à l’arsenal et trouver autre chose. Toutefois, la Couronne était la quincaillerie la plus reconnaissable de l’arsenal, la clé permettant de forcer les magiciens et les clans à travailler ensemble.
Il avait envoyé Oiseau et Danseur jeter les bases d’un accord auprès des clans. Il devait faire sa part.
Han savait comment pénétrer dans la Maison du Nid d’Aigle, et cela impliquait de passer par les tunnels des cachots. Bien qu’il n’ait aucune envie de revenir par là, il y avait certains avantages. Il semblait que les habitants de la Maison du Nid d’Aigle s’inquiétaient plus d’empêcher les gens de sortir des cachots que d’y entrer.
Cette fois, aucun Bayar ne lui barrait la route. Protégé par des sorts de dissimulation, Han traversa le sous-sol à pas de loup et arriva dans le couloir principal des serviteurs.
C’était l’heure du crime, et les lieux étaient déserts. Il devrait rester à l’affût, guetter les domestiques et autres revenant de leurs rendez-vous galants tardifs. Il évita les cuisines, où les apprentis du boulanger devaient préparer la pâte à pain pour le lendemain.
La question était de savoir où les Bayar avaient-ils pu ranger un tel trophée. Certains conservaient leurs objets de valeur dans un coffre-fort sous leur lit, d’autres dans des endroits sécurisés sous les escaliers. Il espérait qu’il n’aurait pas à se glisser sous un lit où dormirait quelqu’un.
Mais où se trouvait Micah Bayar ? Où était-il pendant les séances de torture dans les cachots ? Pourquoi n’avait-il pas accompagné Fiona et Gavan lorsqu’ils étaient partis à la recherche de l’arsenal ? Quel mauvais coup préparait-il tandis que Han était piégé sous terre ?
Han nota scrupuleusement ce qui l’entourait. Pas de place forte au sous-sol, rien dans la réserve centrale. Il n’avait d’autre choix que de se rendre dans l’aile résidentielle. Mais, alors qu’il empruntait un couloir, il vit de la lumière filtrer sous une porte. Quelqu’un était toujours debout.
Au même moment, il entendit des pas s’approcher derrière lui. Han s’aplatit contre le mur et se protégea d’un sort de dissimulation.
Il s’agissait de Micah Bayar, habillé de vêtements de voyage, un gros sac jeté sur son épaule. Il frappa un coup sec à la porte sous laquelle filtrait la lumière. Une voix de femme l’invita à entrer, et il obéit.
Sans se donner le temps de réfléchir, Han se glissa dans la pièce adjacente qui, heureusement, était vide. Il appuya son oreille contre le mur, mais ce dernier était trop épais et il n’entendait rien.
Le foyer de la cheminée l’attira. Han s’y faufila, appuya ses pieds contre les parois et se hissa dans la hotte. Les foyers étaient reliés à un conduit commun par un passage horizontal. À quatre pattes, il avança jusqu’à atteindre la cheminée de la pièce voisine.
Il entendait des voix étouffées en dessous de lui. Après avoir hésité un instant, il glissa les pieds dans les fissures des deux côtés et se laissa descendre presque jusqu’au sol. Accroché la tête en bas à la pierre, telle une chauve-souris, il tendit le cou de façon à pouvoir espionner par le foyer.
Micah et dame Bayar se tenaient juste à côté, si proches que Han aurait pu tendre la main et les pincer. Dame Bayar avait un verre de vin à la main. Une carafe vide se trouvait sur la table.
— La suite des invités a été préparée pour l’arrivée de la reine, comme l’a ordonné ton père, dit dame Bayar.
Sa voix traînante indiqua à Han qu’elle avait un bon coup dans l’aile. Elle regarda derrière Micah, vers la porte.
— Où est-elle ? Il est un peu tard pour la recevoir de façon formelle, mais…
— Elle n’est pas venue, la coupa brusquement Micah.
Il lâcha sans délicatesse son sac sur le foyer et se laissa tomber dans un fauteuil près de la cheminée.
— Elle n’est pas venue ? dit dame Bayar d’un ton boudeur. Et pourquoi cela ?
— Elle ne voulait pas prendre le risque d’essayer de se glisser entre les lignes du Sud, répondit le jeune homme, qui semblait impatient d’en finir avec le sujet. Où est père ? Je dois lui parler immédiatement.
Dame Bayar fronça les sourcils, comme si l’absence de Raisa constituait une offense personnelle.
— L’orateur FougèreRouge est déjà arrivé, il était plus qu’heureux de quitter la ville lorsque les soldats du Sud sont arrivés. Et les fleurs… Crois-tu qu’il soit facile de trouver des fleurs alors que c’est le chaos dans tout le pays ? Elles ne dureront pas éternellement, tu sais. Combien de fois allons-nous devoir organiser ce mariage ?
Han sentit son cœur geler dans sa poitrine. Il faillit lâcher sa prise et s’effondrer dans le foyer de la cheminée.
Dame Bayar eut un sifflement dédaigneux.
— Elle n’est même pas jolie, Micah. Toute petite et basanée, semblable à l’enfant du hasard d’une gitane. J’espère que vos enfants hériteront de ton grain de peau. Et de ta taille.
— Taisez-vous, mère, répondit-il en fermant les yeux comme s’il était épuisé. Vous parlez de ma fiancée.
Il leva la main, et Han reconnut la bague aux loups sur son petit doigt. La bague qu’elle ne retirait jamais.
— Ainsi, elle a accepté ?
— Bien sûr qu’elle a accepté, répliqua Micah. Je vous l’avais dit.
Il se frotta le front, comme s’il avait mal à la tête.
— Eh bien, je pense qu’elle devrait être ravie de t’épouser. Toi aussi, tu descends de sang royal, ta lignée est aussi ancienne que la sienne. Et, étant donné les rumeurs sordides qui courent sur elle et ce voleur des rues, je dirais qu’elle…
— Il suffit ! ordonna Micah en élevant la voix pour couvrir celle de sa mère. Vous ne croyez tout de même pas sérieusement qu’elle irait s’attacher à Alister, si ? Vraiment ?
— Cela ne me surprendrait pas, étant donné que sa mère était une femme de petite vertu de la pire espèce.
Micah ferma les yeux, semblant désireux de ne plus la voir.
— Où est père ?
— J’espérais que tu pourrais me le dire. Je ne les ai pas vus, ni lui ni Fiona, depuis trois jours, alors que j’avais un mariage à préparer. Cette famille part à vau-l’eau.
Micah ouvrit les yeux et fronça ses épais sourcils sombres.
— Trois jours ? Où peuvent-ils bien se trouver ? Où ont-ils bien pu aller ?
— Je ne sais absolument pas, répondit dame Bayar. Personne ne me dit jamais rien.
Micah sauta sur ses pieds.
— Il faut que j’aille vérifier quelque chose, dit-il.
— Mais tu viens d’arriver, protesta dame Bayar. Tu dois être affamé. Je vais ordonner à Molly de préparer un souper léger ainsi que ce cognac que tu aimes. N’oublie pas : les tailleurs auront besoin de te voir plus tard dans la matinée pour ton dernier essayage.
Micah ramassa son sac de voyage et le jeta en direction de sa mère.
— Mettez ceci dans le coffre-fort, lança-t-il. Je ne devrais pas en avoir pour longtemps.
Il fit volte-face et sortit à grands pas.
Sans aucun doute pour se rendre aux cachots, songea Han. Et, lorsqu’il découvrira qu’ils sont vides, dans les tunnels. Je pourrais le suivre et m’assurer qu’il ne revienne jamais. La paume de sa main le démangeait, réclamait le baiser froid de l’acier.
Mais il était trop tard. La bague aux loups offrait une certaine protection à Micah. S’il y avait la moindre chance pour que Raisa l’ait choisi, Han était obligé de le laisser en paix.
S’il voulait pouvoir sauver la vie de Raisa, il aurait besoin de tous les magiciens. Gavan Bayar et Fiona étaient morts. Il serait dommage de refroidir quelqu’un possédant une puissance magique telle que celle de Micah.
Peut-être Micah mentait-il à sa mère, mais pour quelle raison ? Et la bague était une preuve.
Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? Pourquoi Raisa dirait-elle oui à Micah après tout ce qui s’était passé ? Après avoir dit oui à Han ?
Si cela pouvait sauver le royaume, elle le ferait en un clin d’œil, songea-t-il. Le royaume a toujours été la priorité.
Tous les doutes de Han remontèrent à la surface, alors que la nuit passée dans le jardin d’Hanalea les avait apaisés. Et, par-dessus tout… pourquoi quelqu’un comme Raisa accepterait d’épouser quelqu’un comme lui ?
Afin d’éviter d’y penser, il reporta son attention sur dame Bayar. Elle regardait fixement le sol, serrant la courroie du sac de voyage dans un poing, son verre dans l’autre main. Elle finit par boire la dernière gorgée de vin, lâcher le sac sur une chaise, et alla en titubant dans ce que Han devina être sa chambre.
Han resta accroché quelques minutes supplémentaires, jusqu’à entendre ronfler dans la pièce d’à côté. Il se laissa silencieusement tomber au sol. Il saisit le sac de voyage, souleva le rabat et regarda à l’intérieur : Micah avait bien trimballé la couronne partout avec lui. Han possédait ce qu’il était venu chercher, mais soudain cela ne lui paraissait plus si important.
Passant la courroie sur son épaule, Han se glissa dans le couloir. Quelques instants plus tard, il était de retour dans les tunnels.
Le seigneur des rues en lui espérait qu’il tomberait sur Micah Bayar dans les passages sous la Dame Grise, qu’il serait obligé de le tuer pour se défendre. Toutefois, il retourna jusqu’à l’entrée sur Hanalea sans croiser qui que ce soit.