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DEPUIS L’INTÉRIEUR
L’après-midi qui suivit sa discussion avec Micah, Raisa partit à la recherche de Mellony dans ses appartements de la tour de la reine. Elle devait parler de Micah à sa sœur, et mieux valait le faire rapidement.
Elle laissa ses gardes dans le couloir et pénétra dans le salon ensoleillé de la jeune fille, où elle la découvrit assise à une table près de la fenêtre, occupée à jouer aux cartes avec Missy Hakkam.
Par les os ! songea Raisa. Elle n’était pas d’humeur à supporter Missy.
— Votre Majesté ! la saluèrent-elles à l’unisson.
Elles se levèrent et firent une révérence. Missy retourna s’asseoir, mais Mellony rejoignit Raisa et la prit dans ses bras, avant de l’embrasser sur la joue. Depuis l’annonce de la mort de Han, sa sœur la traitait comme si elle était faite de verre filé fragile du Tamron.
— Veux-tu jouer avec nous ? proposa Mellony avec enthousiasme. Cela pourrait alléger ton esprit de… tout le reste.
— Magret refuse désormais de se joindre à nous, dit Missy en jetant ses cartes sur la table. Et si on fait jouer Caterina, elle triche.
— Quelle importance, si vous ne jouez pas d’argent ? demanda Raisa.
— C’est pour le principe, répondit la jeune fille.
— Tout le monde est fatigué, dit Raisa. Magret et Caterina ont servi sur les remparts. Si quelqu’un dispose de temps libre, il le passe à dormir.
— J’ai travaillé aux cuisines hier, rétorqua Missy avec un air de martyr. Mon père a insisté, disant que je devais montrer l’exemple. Il y faisait atrocement chaud, et je me suis cassé un ongle à force de gratter de l’orge brûlé au fond d’une casserole. De toute façon, il est impossible de donner du goût à de l’orge.
— Vous n’aurez plus à vous en inquiéter pour bien longtemps, marmonna Raisa dans un sursaut d’honnêteté. Nous n’en avons presque plus.
— Louée soit la Dame ! dit Missy. Peu m’importe de ne jamais plus manger d’orge.
Jusqu’à ce que vous mouriez de faim… Elle venait d’entendre une série de rapports sinistres au sujet de leurs réserves de nourriture. Elles dureraient encore une semaine, s’ils faisaient attention. Et ensuite ?
— J’aime bien travailler dans les cuisines, dit Mellony. Je n’ai jamais beaucoup cuisiné et j’apprends plein de choses. Mme Barkleigh est un bon professeur lorsqu’on lui montre que l’on désire travailler. Elle dit que quiconque gère une maison doit savoir se servir d’une cuisine.
Missy leva les yeux au ciel.
— Mme Barkleigh est une sorcière au mauvais caractère. Et puis, de toute façon, peut-être ne serait-il pas si mal de se rendre. L’Arden est un pays civilisé, pas si différent du nôtre. Peut-être le roi Gerard accédera-t-il aux requêtes des propriétaires de terres. Il aura besoin de comtes pour s’occuper des…
— Lorsque Montaigne s’est emparé de la Cour-du-Tamron, ça a été un massacre, cingla Raisa. Ses soldats ont saccagé la ville, violé et pillé. Le comportement du Sud envers les femmes est différent de ce à quoi nous sommes habituées.
Missy écarquilla les yeux.
— Je n’y crois pas ! De plus, le général Klemath ne permettra pas que cela arrive. Il ne pourrait absolument pas…
— Le général Klemath est un traître, la coupa Raisa. De plus, c’est Marin Karn qui commande. Nous nous sommes déjà rencontrés. Je n’ai aucune envie de renouveler l’expérience.
— Ils sont déjà dans la ville, en tout cas, dit Missy, fâchée. Il est logique de penser que le pillage a sans doute commencé.
Ce qui était vrai. La Marche-des-Fells n’était pas une ville entourée de remparts. Les montagnes étaient les seuls sur lesquels ils avaient jamais compté. Raisa essayait de ne pas songer à ce qui pouvait se passer hors du château. Ce qui lui rappelait la tâche qu’elle avait à accomplir.
— Dame Hakkam, merci d’avoir tenu compagnie à ma sœur. Vous êtes congédiée pour l’après-midi.
— Vraiment, je suis heureuse de rester, Votre Majesté, bredouilla Missy. Je n’ai pas vraiment de…
— Peut-être Mme Barkleigh a-t-elle besoin d’aide, dit Raisa en indiquant la porte d’un signe de tête.
Missy se leva et fit bouffer ses jupes.
— Honnêtement, j’ai hâte que le siège soit terminé, déclara-t-elle. J’en ai assez de voir toujours les mêmes personnes jour après jour.
Elle fit la révérence devant Raisa, avant de partir avec indignation.
Voilà au moins un point sur lequel nous sommes d’accord, songea Raisa. Certaines personnes me fatiguent, moi aussi.
— J’ai cueilli des fleurs pour toi, Raisa, dit Mellony.
Elle alla à la fenêtre et en revint avec un vase empli d’étoiles du solstice noires et de lys d’automne dépérissants.
— Dame Hakkam possède un jardin couvert qui est toujours en fleurs malgré cette chaleur.
— Merci, dit Raisa.
Elle porta les fleurs à son nez et en inspira la douce odeur de décomposition. Puis elle posa le vase sur la table à côté d’elle.
Mellony s’installa à son côté et déposa un gros livre relié de cuir sur ses genoux.
— Veux-tu que je te fasse la lecture ? L’orateur Jemson m’a prêté un autre livre de poésie. Ou bien je pourrais jouer du clavecin. Dame Dubai m’a appris un nouveau morceau. Je ne le maîtrise pas encore parfaitement, mais je peux essayer.
À la façon dont elle parlait, à toute allure, c’était comme si Mellony sentait venir de mauvaises nouvelles qu’elle ne voulait pas entendre. Ou peut-être Raisa avait-elle simplement mauvaise conscience.
— Je dois te parler de Micah, dit-elle.
— Je me demandais où il était, répondit Mellony en posant les mains sur son ouvrage. Je ne l’ai pas vu de toute la journée. Est-il de service, le sais-tu ?
— Micah est parti.
— Parti ? Parti où ? demanda Mellony, l’air abasourdie.
— Il s’est rendu dans les montagnes, expliqua Raisa en se passant les mains dans les cheveux. Il va essayer d’organiser un sauvetage.
— Pourquoi est-il parti ? chuchota sa sœur.
— Je le lui ai demandé, dit Raisa. C’était ça, ou se rendre. Il ne peut combattre deux armées à lui tout seul.
— Il aurait dû rester ici, murmura Mellony, dont les yeux bleus s’emplirent de larmes. Et s’il lui arrivait quelque chose ?
Douce Dame enchaînée ! songea Raisa. J’aimerais tellement ne pas devoir gérer cela maintenant, en même temps que tout le reste.
— Il y a plus.
Elle tendit la main, celle qui portait la bague de Micah.
Mellony l’imita et referma ses doigts sur son poignet.
— C’est la bague de Micah, dit-elle en tirant sur le bras de Raisa. Sa chevalière. N’est-ce pas ?
Raisa hocha la tête.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Mellony, la lèvre tremblante. Vous avez échangé des anneaux ?
— Cela signifie que nous sommes fiancés, déclara Raisa. J’ai accepté de l’épouser.
Mellony écarquilla les yeux.
— Mais… mais tu ne l’aimes même pas ! Tu m’as dit que tu ne l’aimais pas. Ou bien était-ce un mensonge ?
— Ce n’était pas un mensonge. Je pensais ce que j’ai dit. Je ne l’aime pas. (Toute l’amertume née du choix qu’elle avait été forcée de faire monta en Raisa.) Tu voulais être reine, non ? Eh bien, voici comment les choses se passent. Tu ne te maries pas par amour.
— Mais… mais… tu te sers de lui ! Tu te sers de lui pour tes propres raisons égoïstes. Tu veux qu’il risque sa vie pour briser le siège. Et c’est mal !
La culpabilité rendit Raisa plus sèche.
— Ne sois pas naïve, Mellony. Chacun se sert des autres. Ainsi va le monde. Ce n’est pas moi qui l’ai créé.
— Et père ? s’enquit la jeune fille. Est-il au courant de tout cela ?
— Non, il ne le sait pas encore, répondit Raisa. Comment le pourrait-il ? (Elle se reprit et saisit les mains de Mellony dans les siennes.) Il est important que nous gardions le secret pour le moment, car certains au sein des clans pourraient ne pas comprendre pourquoi j’ai pris une telle décision.
Sa sœur s’arracha à son étreinte.
— Je ne comprends pas, moi non plus. Si père était là, je le lui dirais immédiatement. Il arrêterait tout cela.
— Mellony, ne comprends-tu pas ? Nous devons travailler ensemble si nous voulons avoir une chance de…
— Ne me fais pas la leçon ! la coupa Mellony d’une voix aussi dure et froide que du marbre de We’enhaven. Nous travaillons ensemble tant que c’est toi qui donnes les ordres. Ton amant le seigneur Alister est mort, alors tu as décidé de m’enlever Micah.
— Mellony, tu as quatorze ans, rétorqua Raisa. Tu ne sais rien de l’amour.
— Et toi, qu’en sais-tu ? cracha la jeune fille avant de se lever, se redressant de toute sa taille. Je suis une adulte, Raisa, assez grande pour me marier. Quand vas-tu t’en rendre compte ? Pourquoi a-t-il fallu que ce soit toi, l’aînée ?
Elle fit volte-face et sortit.