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PERSUASION DE MAGICIEN

Forgemétal accueillit Han à l’entrée de la chambre du Conseil comme s’il revenait d’entre les morts.

— Je suis tellement heureux de vous voir, seigneur Alister ! dit-il en s’inclinant très bas. Je n’avais pas compris que le seigneur Bayar vous avait invité à cette réunion. On m’a dit que vous étiez… heu… décédé.

— Pas encore, répondit le jeune homme.

En vérité, Han avait organisé cette réunion au nom du seigneur Bayar. Il indiqua la porte d’un signe de tête.

— Sont-ils tous entrés ? demanda-t-il.

Forgemétal secoua la tête.

— Nous n’avons pas de quorum, je le crains, mon seigneur Haut Magicien. La doyenne Abelard, le seigneur Gryphon, le seigneur Mander et dame deVilliers sont présents. Le rou… le seigneur Hayden… heu… Danseur n’est pas arrivé. Le jeune Bayar est là, mais pas le seigneur Bayar. Le jeune Bayar a demandé après son père. Apparemment, il ne l’a pas vu depuis son retour sur la Dame Grise. Très étrange.

Et il ne le verra pas non plus à l’avenir, songea Han. Il lui semblait qu’une décennie s’était écoulée depuis sa première venue au Conseil, lorsque le seigneur Bayar avait pris des mesures pour qu’il soit assassiné en chemin. Bayar avait informé Forgemétal, à tort, que Han ne viendrait pas.

Ainsi, Han fronça les sourcils, comme vexé.

— Puisque le seigneur Bayar ordonne une réunion, on pourrait s’attendre à ce qu’il soit à l’heure. Nous allons commencer. Danseur de Feu va être des nôtres, mais il sera en retard. Il amènera des compagnons. Lorsqu’il arrivera, veuillez nous interrompre et m’avertir qu’ils sont là. En fonction de notre avancée, je les ferai entrer. Ou non.

— Bien, monsieur, répondit Forgemétal, visiblement confus. Dois-je vous annoncer ?

Han secoua la tête.

— Je m’annoncerai moi-même, merci.

Il s’arrêta un instant devant la porte, rassemblant ses idées. Il devrait convaincre Abelard. Abelard, et Gryphon, et deVilliers. Micah n’apprécierait aucune de ses paroles. Et ce que Micah n’appréciait pas, Mander n’en voudrait pas non plus.

Mieux vaut qu’une foule nous sépare, Micah et moi, songea Han. Afin d’éviter que l’un de nous n’agisse sur un coup de tête. Comme il saisissait la poignée de la porte, il entendit des voix à l’intérieur. Une voix en particulier.

— Sa Majesté espérait pouvoir revenir avec moi sur la Dame Grise, mais nous avons décidé de ne pas courir le risque, disait Micah Bayar. Nous nous marierons dès que le siège sera levé. Inutile de vous dire que cela ne doit pas sortir de cette pièce.

Quelqu’un d’autre s’exprima, que Han n’entendit pas.

— Inutile d’attendre mon père, répondit Micah. Discutons de stratégies, de moyens de briser le siège imposé à la capitale.

Visage de marchand, se dit Han en prenant une profonde inspiration. Il défit les verrous magiques de la porte et la poussa. Lorsqu’il entra, toutes les têtes autour de la table se tournèrent vers lui.

Le siège de Haut Magicien au bout de la table était vide. Micah se tenait à l’opposé, interrompu en pleine phrase. Derrière lui, punaisée à un tableau, se trouvait une carte des Fells.

Les yeux du jeune homme se posèrent sur Han. Il avait l’air hagard, comme s’il n’avait pas dormi, sa peau pâle tendue sur ses os. Il jeta un coup d’œil au sac que Han portait à l’épaule, puis il secoua légèrement la tête, comme pour nier sa présence. Lorsqu’il tendit la main vers son amulette, quelque chose brilla à son petit doigt. La bague aux loups de Raisa.

Tension et magie crépitèrent entre eux. Han inspira, le cœur battant, se préparant au combat. Mais il leva les mains.

— Je ne suis pas venu vous tuer, Micah, dit-il, même si vous le méritez. Et vous ne voulez pas me tuer, vous non plus, pas avant d’avoir entendu ce que j’ai à dire.

Mina Abelard s’était immobilisée en plein geste, comme si les mots se bousculaient dans sa bouche. Son regard passait de Micah à Han avec grand intérêt.

— Eh bien, eh bien, Alister, dit-elle d’une voix sèche. Vous êtes… résistant. Vous avez tout de même l’air d’avoir été l’invité d’honneur d’une sacrée bagarre.

Adam Gryphon était assis à côté de Mordra deVilliers. Vautré dans son fauteuil roulant, il était en train de se masser le front, comme pris d’une migraine persistante. Lorsque Han était entré, il s’était aussitôt redressé, en le regardant avec un air de légère surprise. Mordra semblait ravie. Elle jouait avec ses cheveux bleu-noir ébouriffés, et sa langue venait titiller l’anneau sur sa lèvre.

Comme d’habitude, le seigneur Mander réagit bon dernier. Il tâtonna pour saisir son amulette et tendit une main tremblante vers Han.

— Vous… vous… vous n’êtes pas Gavan ! s’exclama-t-il, le visage aussi rouge qu’une tomate mûre.

Han secoua la tête.

— Non. En effet.

— N-n-nous ne voulons pas d’ennuis, Alister, couina Mander en serrant son amulette si fort que ses jointures blanchirent.

Il jeta un regard à Micah, cherchant une ligne de conduite.

— Dans ce cas, lâchez votre amulette, répondit Han. Nous avons déjà assez de problèmes comme ça.

— Mais… mais… vous êtes censé être mort ! s’écria Mander en lâchant aussitôt son amulette, avant de poser les deux mains sur la table.

Il jeta un regard accusateur à Micah.

— Vous nous avez dit qu’il était mort !

— Je me suis trompé, dit Micah en restant parfaitement immobile, les yeux brillants. Alister, je suis surpris que vous vous montriez ici étant donné les accusations qui pèsent sur vous.

— Pour lesquelles vous n’avez ni témoin ni preuve, répliqua Han. Asseyez-vous, Bayar. Nous avons des choses à régler tous les deux mais, pour le moment, j’ai d’autres affaires à conclure et je ne veux pas faire perdre de temps à qui que ce soit.

Micah resta debout un long moment, le regard ancré à celui de Han, ses lèvres frémissant de mots tus. Puis il haussa légèrement les épaules et retourna à son siège.

Han attendit que Micah soit assis, puis il s’installa dans le fauteuil de Haut Magicien en tête de table. C’était la première fois qu’il se prévalait de sa place en tant que chef du Conseil des Magiciens.

— Pourquoi portez-vous une tenue de rouquin ? demanda soudain Mordra.

— J’ai rencontré quelques difficultés, répondit Han en regardant Micah.

— Le jeune Bayar nous expliquait que la reine Raisa a accepté de l’épouser à condition que nous brisions le siège du château de la Marche-des-Fells, expliqua Abelard, observant Han comme si elle s’attendait à ce qu’il sorte une solution de la poche arrière de son pantalon.

— Vraiment ? dit le jeune homme en faisant mine de ne pas en être troublé.

— Nous attendons que le seigneur Bayar arrive afin de discuter d’une stratégie pour reprendre la capitale, continua Abelard en jetant un regard interrogateur à Bayar.

— Où pensez-vous qu’il soit ? s’enquit Mander, clairement impatient de voir quelqu’un d’autre prendre les choses en main.

— Je l’ignore, mentit Han. Mais Hayden Danseur de Feu sera bientôt là, accompagné d’une délégation d’aînés des clans.

— Des rouquins ? releva Abelard en secouant la tête. Ici ?

Han acquiesça.

— Nous allons nous allier à eux pour renvoyer les soldats du Sud là où ils doivent être.

— Ils ont accepté ? demanda Gryphon d’un air incrédule.

— Ils n’avaient pas vraiment d’autre choix. Et nous non plus.

Han dénoua le rabat de son sac de voyage et en sortit la Couronne écarlate. Il la tint bien haut. Il balaya la table du regard, et s’assura que tous la reconnaissaient.

— La couronne des rois magiciens ? souffla Abelard.

Elle tendit la main, et Han la lui donna. Elle l’examina, la faisant tourner à la lumière.

— Il ne s’agit pas d’une reproduction, murmura-t-elle avant de relever les yeux vers Han. J’ai toujours su que vous étiez un garçon ambitieux, Alister, mais…

— Où avez-vous eu cela ? s’enquit Mordra en se penchant en avant, appuyant le bout noir de ses doigts sur le dessus de table. Bien que j’en aie vu des descriptions et des images, la plupart des érudits pensent qu’elle a été détruite au moment de la Rupture.

— Mais d’autres disent qu’elle était conservée au sein de l’Arsenal des Rois Magiciens, ajouta Gryphon, attendant de voir tomber la nouvelle suivante.

Han hocha la tête.

— Elle est restée cachée avec l’arsenal pendant mille ans. C’est là que je l’ai prise.

— Vous nous l’avez volée ! siffla Micah. L’arsenal est à nous.

— Je vous en prie, répondit Han en levant les yeux au ciel avant de regarder les membres du Conseil un par un. Si les Bayar savaient où se trouvait l’arsenal, alors pourquoi ne l’ont-ils pas partagé avec chacun de vous ? Surtout en ce moment ?

— Voilà une bonne question, approuva Abelard, qui semblait grandement apprécier la tournure que prenait la conversation.

— Ils ont essayé de me faire accuser de tous ces meurtres parce qu’ils savaient que je détenais l’arsenal, dit Han. Ils voulaient le garder pour eux. (Il se tut un instant.) Si vous savez où se trouve l’arsenal, Micah, pourquoi ne pas nous y emmener ?

Han voyait bien que le jeune homme était furieux, pris au piège de nombreux mensonges.

— Mon père le sait, finit-il par dire.

— En ce cas, où est votre père ? demanda Han en regardant alentour. N’est-ce pas lui qui a organisé cette réunion ?

Micah se leva à demi de son siège.

— Vous savez où il est, cracha-t-il. Dites-moi où ils se trouvent, Alister.

— Je ne peux pas vous aider, répliqua Han avec un soupçon de culpabilité. Voilà l’important : je détiens l’arsenal, et je compte m’en servir afin de libérer la reine ainsi que la ville.

— J’imagine que vous allez accomplir cela par vous-même, marmonna Abelard.

— J’ai un plan, mais j’ai besoin de l’aide de chacun, répondit Han. Des clans, et des magiciens.

— Donc… vous allez nous conduire à l’arsenal, dit Mordra avec un large sourire.

Han secoua la tête.

— Non. Je vais me servir de l’arsenal pour vous obliger, vous et les clans, à jouer gentiment ensemble. Les clans ont déjà accepté. Si vous refusez, je leur livrerai les clés de l’arsenal pour qu’ils en fassent ce que bon leur semble. Peut-être le fondre, peu m’importe. L’important, c’est que vous avez besoin les uns des autres si nous voulons nous débarrasser de l’armée de Montaigne.

— Nous pourrions vous forcer à nous dire où il se trouve, rétorqua Abelard.

— C’est vrai ! s’écria Mander d’une voix perçante. Vous feriez mieux de parler, ou nous vous y obligerons.

— Demandez à Micah si la méthode est efficace, répondit Han en remontant ses manches.

Tout le monde fixa le regard sur ses poignets brûlés et couverts de cloques.

— Par le sang du Démon ! murmura Mordra.

Han se tourna de nouveau vers Micah.

— Vous connaissez la vérité : je sais où se trouve l’arsenal. Vous savez comment je l’ai découvert. Vous prétendez vouloir que la reine soit sauvée. Si c’est le cas, vous feriez mieux de me soutenir. Voilà le marché. C’est à prendre ou à laisser.

Il soutint le regard de Micah sans ciller, ignorant si ce genre d’argument pouvait fonctionner. Mais la réponse lui permettrait d’apprendre sur le jeune homme quelque chose qu’il avait besoin de savoir.

Ils s’observèrent un long moment. Et Micah finit par hocher la tête. Il balaya la table du regard.

— Alister dit la vérité. Il sait où se trouve l’arsenal. Moi pas. Vous devriez écouter ce qu’il a à dire.