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SOUS LE VAL

Micah Bayar ne facilitait pas la tâche à Han pour bien agir. Il exprimait des doutes depuis qu’ils étaient entrés dans les tunnels. Il devait certainement penser à son père et à sa sœur disparus. Et se demander si Han ne comptait pas se débarrasser de lui également.

— Il y a deux jours, vous ne saviez pas du tout comment entrer dans le château de la Marche-des-Fells. Aujourd’hui, aucun problème. Où avez-vous obtenu cette information ?

Han grogna. Il n’avait aucune envie de s’aventurer sur ce terrain. Il préférait parler le moins possible à Micah Bayar. C’était déjà difficile de passer du temps en sa compagnie.

— Eh bien ? insista Micah. Comment pouvons-nous être certains que vous ne nous conduisez pas dans un piège ?

— Je vous l’ai dit : j’ai appris d’une source sûre que ce tunnel avait existé, répondit Han. Si vous ne voulez pas prendre de risques, vous n’avez rien à faire ici.

Micah se tut alors pendant deux ou trois kilomètres bénis.

Les autres ne parlaient pas beaucoup. Accablées par les dangers qui les attendaient, méfiantes envers leurs différents compagnons, Oiseau et Shilo marchaient silencieusement, comme le faisaient toujours les Demonai. Même Mordra semblait se contenir.

D’après le plan, Han, Mordra et Micah lanceraient une attaque magique depuis l’intérieur de l’enceinte, suffisamment spectaculaire pour distraire les forces ennemies présentes dans la ville, afin de permettre aux Demonai et aux Montagnards de traverser le Val et de les surprendre. Oiseau et Shilo les couvriraient.

Pour commencer, Han mettrait Raisa et sa sœur hors de danger afin de pouvoir se concentrer sur le rôle qu’il devait jouer. Il avait concentré ses rêves sur cet objectif : que Raisa survive et reste sur le trône des Fells, mariée à l’homme de son choix.

Gryphon aurait voulu venir, lui aussi, mais ne pouvait parcourir les tunnels en fauteuil roulant. Il était donc resté avec le corps principal des forces, prêt à user de son pouvoir pour soutenir l’attaque. Danseur se trouvait lui aussi avec l’armée qui se rassemblait au pied de la montagne. Il couvrirait l’assaut par sa magie et se servirait de ses connaissances en armes comme en magie verte pour augmenter leurs chances de succès.

Han et son groupe avaient commencé par parcourir le réseau plus ou moins familier de tunnels entre la Dame Grise et Hanalea. Puis, suivant les directions de Corbeau, Han dépassa le tournant qui menait à Hanalea. Lorsque plusieurs tunnels convergèrent, il prit brusquement vers l’est.

Ils arrivèrent à une nouvelle intersection, et Han sortit la carte qu’il avait dessinée de mémoire après être revenu d’Aediion. Aussitôt, Micah se pencha par-dessus son épaule, essayant de voir.

Han se détourna et rangea le document dans son manteau.

— Qui vous a donné ces indications ? gronda Micah. À qui avez-vous parlé ? Vous n’avez pas quitté la Dame Grise au cours des derniers jours. Il n’y a là ni librairies ni orateurs, et les rou… (il jeta un regard à Oiseau et Shilo) les clans ne connaissent pas ce genre d’histoires.

— Allez-vous cesser, Micah ? dit Mordra, exaspérée. Alister a été très clair, il ne vous répondra pas. Et nous autres en avons assez d’entendre parler de cela.

Micah obtempéra, mais il garda la main posée sur son amulette et les yeux fixés sur Han. Celui-ci devinait qu’ils devaient avoir laissé les hauteurs derrière eux et progressaient maintenant sous le Val. Il avait estimé qu’il leur faudrait marcher plusieurs kilomètres, même si les tunnels étaient en ligne droite.

— Par ici, dit-il en s’engageant dans un couloir parallèle et manquant de s’écraser le nez sur de la pierre.

— Peut-être devriez-vous revoir les directions avec votre source, suggéra Micah d’une voix sèche. Nous vous attendrons ici.

Han sentit la déception monter en lui. Était-ce vrai ? Le tunnel avait-il été bouché un millier d’années auparavant ? Il tendit les mains, illuminant le mur de brasillant. Cela semblait être un mur de pierre naturel, et non créé par la main de l’homme.

Il voulut poser sa main sur la paroi et pousser un bon coup, mais il tituba en avant et manqua de tomber lorsque ses doigts le traversèrent. Le mur était une illusion, bien qu’il ne porte aucun signe de magie.

Cela rappelait une fois de plus à Han que Corbeau avait oublié bien plus de détails au sujet de la magie qu’il ne le saurait jamais. Il jeta à Micah un regard appuyé, le menton relevé, puis il repartit et traversa le mur. Les autres le suivirent.

Ils ne rencontrèrent pas d’autres barrières magiques en chemin. Les tunnels de ce côté-là du tournant menant à Hanalea donnaient une impression d’abandon, comme si personne n’était passé par là depuis mille ans. Le couloir s’étendait à perte de vue, droit et égal, le chemin le plus court pour aller d’un point à un autre. Quel genre d’amour pouvait pousser un homme à traverser des kilomètres de roche solide ?

Bien conscients des événements qui se précipitaient au-dessus d’eux, ils maintenaient une allure d’enfer, mangeant et buvant en marchant. Au bout d’un moment, le sol du tunnel marqua le début d’une côte. Han espérait que cela signifiait qu’ils approchaient de leur destination.

Lorsqu’ils atteignirent le bout du boyau, ce fut soudain et décevant. Tout à coup, ils ne marchaient plus sur de la roche dure, mais sur des dalles de pierre. Presque immédiatement, ils arrivèrent à une impasse, bloqués par ce qui semblait être un autre mur de château bien solide.

Han tendit la main. Comme la première fois, elle passa au travers. Il ferma les yeux et traversa, arrivant dans un couloir sombre et étroit, avec un plafond si bas qu’il dut presque se casser en deux pour continuer.

Heureusement, il déboucha bientôt dans une petite pièce circulaire. Un escalier de métal était installé contre un mur, un panneau de bois à l’air bien épais contre un autre.

Han regarda autour de lui. Corbeau lui avait dit que le tunnel menait à la chambre de la reine, et ils n’y étaient pas.

Micah dépassa Han et escalada rapidement les marches. Le métal heurta le métal, et il disparut dans une ouverture ronde au sommet.

Quelques instants plus tard, il regarda en bas.

— Nous sommes entrés, dit-il en souriant pour la première fois. Nous sommes dans le jardin d’hiver au-dessus des appartements de la reine. Il y a un passage dans le sol du temple.

Han se rappela ses rencontres avec Raisa dans le jardin sur le toit. Voilà comment elle avait fait pour entrer et sortir si facilement. Il se tourna vers le panneau de bois et le poussa du plat de la main. Celui-ci glissa silencieusement, et il passa de l’autre côté.

Il chancela, assailli par l’odeur familière de Raisa, un mélange de son parfum favori, de l’air des montagnes et de peau fraîchement lavée. Il resta immobile, le cœur battant, à la respirer. Submergé par des souvenirs de baisers, il eut besoin d’un moment avant de pouvoir se reprendre et repartir.

Il atterrit dans une forêt de robes accrochées à des cintres de satin capitonné. Il repoussa le velours et le satin, écarta la soie, et faillit trébucher sur une pile de chaussures et de bottes. Il les dégagea d’un coup de pied et se dirigea vers la lumière qui filtrait et dessinait les contours de la porte.

Il la poussa, mais découvrit qu’elle était bloquée par quelque chose de grand et imposant. D’un coup d’épaule, il la força à s’ouvrir, repoussant une armoire remplie de plus de robes encore.

Le soudain afflux de lumière lui indiqua qu’il était enfin dans la chambre de Raisa. C’était ici qu’elle avait affronté des assassins armée de son bâton. C’était ici qu’ils s’étaient embrassés et enlacés et disputés et qu’ils avaient échafaudé des plans.

Peut-être avait-elle fait la même chose avec Micah Bayar. Peut-être était-ce ici qu’il lui avait demandé de l’épouser, et qu’elle avait dit oui.

Aie confiance en elle, se dit-il. Aie confiance en elle, si tu ne dois croire en rien d’autre. Mais combien de fois avait-il été trahi par ceux en qui il avait cru ?

Un bref mouvement attira son regard et, soudain, il fut heurté par une frénésie de joie canine.

— Chien ! s’exclama Han en manquant de tomber. Je suis tellement content de te voir !

Les lampes à côté du lit de Raisa étaient allumées, et il voyait par les hautes fenêtres que c’était la nuit, et non l’aube encore. Bien, songea-t-il.

— Alister ? appela Mordra derrière lui.

— Nous y sommes, murmura Han en calmant Chien. Attendez, laissez-moi voir s’il y a quelqu’un.

Que ferait-il s’il se retrouvait face à face avec Raisa ?

Toutefois, lorsqu’il ouvrit la porte du salon, ce ne fut pas Raisa qui lui rendit son regard, mais Damoiselle Magret Gray, le bras levé, tenant une lampe à huile éteinte.

Ils s’observèrent un long moment, presque face à face.

— Bien-aimée Dame des montagnes ! s’exclama Magret. Protégez-moi des fantômes et des esprits malins.

Elle jeta la lampe sur Han.

Le jeune homme se baissa, et l’objet alla s’écraser sur le mur derrière lui.

— Damoiselle Gray ! c’est moi, Han Alister, dit-il comme elle se cherchait d’autres armes dans la pièce.

Chien regardait alternativement Han et Magret, comme s’il ignorait quel parti prendre.

— Je sais qui vous êtes ou, du moins, qui vous étiez, gronda Magret. Vous choisissez bien le moment pour revenir en tant qu’ombre, après avoir trahi ma dame et lui avoir brisé le cœur.

Han lui saisit les deux mains pour l’empêcher de se faire du mal.

— Je ne suis pas un fantôme, dit-il. Qu’est-ce qui vous a fait croire que…

— Ôtez vos mains chaudes, espèce de démon maudit, répliqua-t-elle avant de sursauter et de baisser les yeux sur ses doigts. Il est vrai que vous semblez fait de chair et de sang, accorda-t-elle. Mais vous avez dû traverser les murs pour venir jusqu’ici.

Han secoua la tête.

— En vérité, il y a un tunnel qui mène à…

— Le tunnel ! (Magret arracha ses mains de celles de Han, l’air grandement offensé.) Vous n’êtes pas censé être au courant !

— Vous connaissez ce tunnel ? s’exclama Han, abasourdi.

— C’est comme cela que Sa Majesté a échappé à cette raclure de Bayar la dernière f… (Elle plissa les yeux et regarda derrière lui, dans la chambre.) Par le sang et les os ! que fait-il ici ?

Han se retourna et vit que Micah ainsi que les autres sortaient de la chambre.

— Où sont la reine Raisa et la princesse Mellony ? demanda-t-il, retrouvant sa langue. Je dois leur parler.

Magret secoua la tête, distraite par les compagnons de Han.

— La princesse Mellony a disparu depuis deux jours, et maintenant je ne trouve plus la reine non plus. Son bâton de combat n’est plus là. Je me suis dit qu’elle devait être avec le capitaine Byrne, au terrain d’entraînement. Dame Tyburn manque à l’appel, elle aussi.

— Pensez-vous qu’ils soient ensemble quelque part ? s’enquit Han.

Magret caressa le tatouage du Loup Gris sur son bras.

— J’aimerais le savoir. Peut-être ont-ils trouvé un moyen de sortir de la ville, ajouta-t-elle avec espoir.

— Qu’en est-il de MarcheNuit ? intervint Oiseau, les sourcils froncés. Où est-il ?

— Je ne fais pas attention à ses allées et venues, à celui-là, répondit Magret. Mais, maintenant que j’y pense, je ne l’ai pas vu de toute la journée. (Elle carra les épaules.) De quoi s’agit-il ?

— Damoiselle Gray, déclara Han. Les Demonai se sont unis au Conseil des Magiciens afin de briser le siège. Ils sont au-delà du périmètre et attendent le signal d’attaque.

— Des rouquins et des porte-poisse, ensemble ? reprit Magret en secouant la tête. Quelle que soit la forme de magie dont vous usez, Alister, elle est puissante.

— Nous verrons, tempéra Han, qui craignait de tenter le Destructeur par un trop-plein de confiance. Je dois trouver la reine avant que nous donnions le signal de l’attaque, afin qu’elle sache ce qui se passe et que nous puissions la mettre hors de danger. (Il leva les yeux vers les fenêtres, estimant l’heure.) Nous ne pouvons attendre bien plus longtemps, il va faire jour. Qui est en charge de défendre le château ?

— Ce doit être le général Dunedain, indiqua Magret. À cette heure de la nuit, vous devriez la trouver à la tour du pont-levis.

Han s’approcha de la fenêtre et son regard tomba sur un océan de brouillard. L’œuvre de Danseur, destinée à cacher l’avancée des Felsiens. Ils devaient attendre là-dehors, à l’affût du signal. Ils perdaient du temps. Il fallait agir.

Han étouffa ses inquiétudes et se tourna vers les autres.

— Allons réveiller les soldats du Sud, dit-il.