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UNE DIVERSION SPECTACULAIRE
Han baissa les yeux sur sa ville natale.
Les feux de camp ennemis se consumaient dans l’obscurité qui précédait l’aube, il n’en restait plus que des braises. Même à cette distance, Han sentait l’odeur des sanitaires saturés. Les Ardenins avaient abattu certaines maisons proches du château afin de faire de la place pour le campement de l’armée. Le Faucon Rouge de l’Arden flottait sur de nombreuses demeures de sang-bleu hors de l’enceinte. Les officiers du Sud dormaient avec vue sur le château.
Les Ardenins avaient monté une potence sur le terrain de parade, suffisamment grande pour pendre deux personnes à la fois. Qui comptaient-ils exécuter ? Des déserteurs ? Des espions ? Il serait plus simple de les abattre, songea Han. À moins qu’ils ne veuillent faire un exemple.
L’enceinte du château et le terrain de parade étaient libres et, au-delà, le nuage de Danseur s’étendait au sol. Han pensa à son ami, qui se trouvait quelque part dans les ténèbres que chasserait l’aube. Les clans et leurs alliés magiciens se glisseraient aux abords de la ville, cachés par le brouillard bienveillant.
Les troupes ardenines campaient de trois côtés, mais s’étaient retirées de la zone sud-ouest la plus proche du château. Han fronça les sourcils. Pour quelle raison ?
Ils avaient installé leurs engins de siège au bord du terrain de parade, les tenant prêts à être menés contre les murs. Non loin se trouvaient la potence et ce qui semblait être un enclos à prisonniers. Des candidats à la pendaison ?
Han recula et se dissimula dans la tour du pont-levis.
Le général Dunedain avait réveillé tous ceux qui n’étaient pas déjà de service. Ils n’étaient pas encore bien nombreux, moins de cent en tout, pour la plupart des Vestes Bleues, quelques Montagnards, et des domestiques robustes.
— Très bien, lança Han, rassemblant sa poignée de combattants. Nous ne sommes que trois magiciens, nous voulons donc provoquer une diversion aussi impressionnante que possible, en usant du minimum de brasillant. Quoi que nous fassions, nous voulons lui donner suffisamment d’ampleur pour qu’ils croient que nous formons une armée magique. Le feu magicien et les sorts fatals coûtent cher en matière de magie, mais pas les illusions.
— Malheureusement, on ne peut tuer personne avec une illusion, dit Micah d’un ton sec. À moins, bien sûr, d’affronter une armée de sorts.
— Nous pouvons user d’illusions pour les rendre plus vulnérables à nos autres armes, répondit Han. Nous voulons que la majeure partie de l’action ait lieu près du mur d’enceinte. Je ne veux pas envoyer de boules de feu dans ces quartiers : les soldats du Sud se sont mêlés aux nôtres, et cela tuera bien trop d’innocents. Nous allons agir de façon ciblée. Voilà comment je pense que nous devrions nous répartir.
Quinze minutes plus tard, Han, Oiseau et Shilo se faufilèrent par la poterne et dans les rues au-delà. Han était enveloppé d’un sort de dissimulation, Oiseau et Shilo de leurs capes d’ombre demonai. Ils se débarrassèrent des sentinelles ardenines et parcoururent le terrain de parade, se frayant un chemin entre les tentes et les soldats endormis.
Au passage, Han accrochait des sorts aux entrées ainsi qu’aux rabats des tentes, un peu de magie noire que Corbeau lui avait apprise au Gué-d’Oden. Il le fit dans un but sinistre, se rappelant que ces hommes étaient là pour tuer Raisa, brûler des magiciens, et faire monter Gerard Montaigne sur le trône.
Cela l’épuisa plus qu’il ne l’aurait cru, autant physiquement que mentalement. De l’aide de la part de Micah lui aurait été utile, mais il était hors de question qu’il apprenne de tels sorts à un Bayar.
Shilo et Oiseau tranchaient de façon méthodique la gorge des soldats qui s’étaient couchés à la belle étoile afin d’échapper à la chaleur oppressante. Elles ne pouvaient tuer tout le monde, mais se débarrassèrent d’une demi-douzaine d’entre eux à chaque campement, y compris deux magiciens enchaînés, assis à moitié endormis après des semaines à servir de sentinelles.
Après avoir traversé pratiquement tout l’ensemble du camp, elles se dirigèrent vers l’enclos à prisonniers et le gibet, laissant les corps derrière elles.
Où sont les autres magiciens ? se demanda Han. Les rapports au sujet des magiciens ardenins ont-ils été exagérés ? ou se sont-ils retrouvés à court de colliers pour les asservir ?
— Où est Karn ? murmura-t-il pour lui-même après avoir parcouru le camp à plusieurs reprises.
Que le commandant soit absent ne lui plaisait pas du tout. Que préparait-il ?
Une fois à l’enclos des prisonniers, Shilo et Oiseau se séparèrent et s’occupèrent prestement des sentinelles censées surveiller les lieux. Han lança un sort afin de calmer les lytlings et qu’ils restent silencieux comme les deux Demonai réveillaient les prisonniers, les libéraient de leurs liens et les faisaient sortir. Ils ne posèrent pas de questions, ne se plaignirent pas de la présence de rouquins au cœur de la nuit, mais se fondirent dans les rues et se trouvèrent des cachettes en terrain connu.
Pendant ce temps, Han s’approcha de la base de la potence. Il saisit son amulette et envoya une boule de feu magicien dans la structure de bois. Celle-ci s’enflamma avec un rugissement satisfaisant.
C’était le signal indiquant à Mordra et Micah qu’il était temps d’envoyer des attaques de feu depuis les murs du château dans la ville de tentes qui l’entourait. L’assaut était à moitié réel, à moitié illusoire, extrêmement bruyant et lumineux. Cela dirait à ceux qui se tenaient aux abords de la ville qu’il leur fallait s’approcher.
Les soldats ardenins se réveillèrent. Ou, du moins, certains d’entre eux.
Ils se déversèrent de leurs tentes, à la recherche de leurs armes. Puis ils se mirent à crier lorsque les sorts maléfiques de Han firent effet. Certains furent aveuglés. D’autres furent recouverts de pustules ainsi que de furoncles. D’autres encore devinrent fous et s’enfuirent en hurlant devant des monstres imaginaires.
Ils ne portaient pas de talismans, car ils n’y avaient pas accès, et étaient donc sans défense face à une attaque magique. Les Ardenins en étaient certainement venus à la conclusion qu’il n’y avait pas de magiciens à la Marche-des-Fells, puisque depuis le départ de Micah il n’y avait eu aucun signe d’usage de magie.
Oiseau et Shilo grimpèrent sur le toit des baraquements des gardes, près du terrain de parade. Une fois juchées là-haut, elles firent bon usage de leurs arcs, abattant les soldats ardenins qui titubaient dans le camp, pris de panique. Et leurs officiers, qui jaillissaient des maisons qu’ils avaient réquisitionnées hors de l’enceinte. Han n’avait rien mis sur ces portes : il ne voulait pas risquer de blesser des innocents qui pouvaient se trouver à l’intérieur.
Il remplit son rôle, usant de magie de façon judicieuse pour appuyer le massacre, bien qu’à ce moment-là il ne dispose plus de beaucoup de brasillant en réserve.
Il entendait désormais des bruits de combats dans les rues voisines. Le ventre des nuages d’orage était éclairé de feu magicien. Les forces felsiennes étaient arrivées et affrontaient les mercenaires aux abords de la ville. Ce qui restait de l’armée ardenine semblait bien plus décidé à fuir qu’à lutter.
— Chasse-Seul !
Han se retourna et vit Danseur qui s’était matérialisé à son côté.
— Je suis venu aussi vite que possible, dit son ami, mais il semblerait que tu n’aies pas réellement besoin d’aide. Ailleurs dans la ville, les combats sont féroces. As-tu réussi à mettre la reine en sécurité ? As-tu vu Cat ?
Han secoua la tête.
— Nous ignorons où elles se trouvent.
Quelque chose attira son attention, et il fut distrait. Il les vit, au bord sud du terrain de parade : des ombres grises aux yeux brillants. Comme il se concentrait sur elles, elles levèrent leur museau et poussèrent un hurlement à glacer le sang.
Raisa est en danger, songea Han, le cœur battant à tout rompre.
— Est-ce que tu m’écoutes ? demanda Danseur en lui touchant le bras. Que se passe-t-il ?
— Je dois trouver la reine. Tout de suite, répondit Han. Elle a des ennuis.
— Comment le savez-vous ? s’enquit Micah, tout près.
D’où vient-il ?
Oiseau et Shilo s’étaient également approchées afin d’entendre les nouvelles de Danseur.
Han secoua la tête.
— Faites-moi confiance, d’accord ? Séparons-nous. Nous allons devoir chercher dans la ville. Elle doit se trouver là, quelque part.
Même en prononçant ces mots, il était submergé de désespoir. Comment pouvaient-ils espérer la trouver dans le chaos qui les entourait ?
— Attends, dit Danseur en levant la main. Il existe une meilleure solution. (Il fourra quelque chose dans la main de Han, un objet petit et dur, enveloppé de peau de chamois.) Tu peux la trouver, Chasse-Seul. Enfin, si elle porte ta bague.
Han cligna des yeux, puis il défit le paquet avec précaution. Il s’agissait d’un anneau, pour homme, en or blanc et serti d’une pierre de lune. Il regarda Danseur, attendant une explication.
— Lorsque j’ai fait la bague pour le couronnement d’Églantine, j’en ai également fait une pour toi, s’exécuta son ami. Elles sont liées. Si tu la mets, et qu’elle porte l’autre, tu seras en mesure de la trouver.
Han la soupesa dans la paume de sa main.
— Tu veux dire que c’est de l’orfèvrerie brasillante ?
Danseur hocha la tête.
Était-il possible que Raisa porte toujours la bague de Han, alors qu’elle était fiancée à Micah Bayar ?
Han leva les yeux vers le jeune homme, qui regardait fixement l’anneau avec une sorte de fascination dégoûtée. Il se tourna vers Han.
— Cette bague… avec les pierres de lune et les perles… elle venait de vous ?
Han hocha la tête. Craignant un faux espoir, il essaya d’enfiler l’anneau pour voir s’il était à sa taille. Le bijou glissa facilement sur sa jointure et à son doigt. Il ferma les yeux.
Son esprit fut envahi d’images, une cacophonie visuelle qui rendait difficile de se concentrer sur quelque chose de particulier. La voûte intérieure d’un temple, vaguement familier, avec de hauts murs de pierre. Il distingua un mouvement au centre de la nef, des silhouettes vêtues de capes qui tournoyaient autour d’un pilier de pierre, ramassaient et transportaient des choses. Elles donnaient une impression de furtivité, comme si elles préparaient un mauvais coup.
Quel était ce lieu, et pourquoi lui semblait-il familier ? Ce n’était pas le temple du Pont-Sud, où il étudiait enfant. Ce n’était pas la cathédrale du temple, où Raisa avait été couronnée reine.
Ce devait être au-delà de l’enceinte du château. Raisa se trouvait-elle réellement quelque part dans la ville, au milieu de l’armée ardenine ? ou sa bague était-elle tombée entre des mains ennemies ? Il refusait de songer à la façon dont cela aurait pu se produire.
Il se retourna, baissant les yeux sur la ville, espérant un indice. Le brouillard de Danseur avait fini par se dissiper. D’instinct, il regarda vers le sud, où les loups se tenaient toujours rassemblés en une meute malheureuse et jappaient leurs avertissements. Derrière eux, le temple du Marché se dressait seul au cœur des taudis carbonisés. Dans une autre vie, Han y avait caché des gens tandis que le Marché-des-Chiffonniers brûlait.
C’est alors qu’il comprit : voilà le temple qu’il avait vu avec l’œil de son esprit. Il ne s’y était rendu qu’une seule fois, car les lieux avaient été condamnés bien avant sa naissance.
Que pouvait bien faire Raisa là-bas ?
Han se tourna vers Danseur.
— La bague est au temple du Marché, dit-il. Je vais aller la chercher là-bas. Vous autres, séparez-vous et fouillez la ville, au cas où. Nous ne pouvons être certains qu’elle porte toujours la bague que je lui ai offerte.
— Elle la porte, Alister, intervint Micah.
Han fit volte-face pour le regarder.
— Qu’en savez-vous ?
De la douleur passa sur le visage du jeune homme. Il resta silencieux un long moment. Puis il prit une profonde inspiration, comme s’il savait que ces mots allaient lui coûter.
— Si elle est en vie, je sais qu’elle la porte. Elle ne l’enlèverait à aucun prix.
Han lui rendit son regard, avant de décider de le croire.
— Vous tous, suivez-moi, lança-t-il, bien conscient de la pauvreté de ses réserves de magie. Je pourrais avoir besoin d’aide.