58

ENCHEVÊTREMENT ET UN RETOURNEMENT

Raisa et les siens refusèrent de rester au camp des Pins Marisa jusqu’au retour de MarcheNuit. L’atmosphère avait été empoisonnée par les révélations sur la trahison des Demonai, ainsi que l’opposition au mariage qu’exprimaient continuellement Elena et Averill à voix haute. Raisa craignait qu’ils tentent de s’en prendre à la vie de Han malgré tout. Sa mort était le seul argument qu’elle ne pouvait contrer.

De retour à la Marche-des-Fells, ils commencèrent à planifier un petit mariage, qui conviendrait à un pays en guerre. Rien à voir avec l’extravagance de celui des parents de la jeune fille.

Han voulait que Danseur annonce la nouvelle du mariage au Conseil des Magiciens, en sa qualité de représentant de la reine.

Raisa n’était pas d’accord.

— Lorsque j’ai affronté les Demonai, tu es venu avec moi, dit-elle. Danseur et toi ne devriez pas avoir à vous retrouver seuls face au Conseil.

— Tu as déjà fait le plus gros du travail, répondit Han. La plupart sont de notre côté. Si tu te présentais devant le Conseil, cela donnerait l’impression que tu demandes la permission, ce qui n’est pas le cas.

— Me donnerais-tu des leçons de politique, Alister ? demanda Raisa en tapant du pied.

Au final, elle accepta que Han et Danseur y aillent seuls, avec le soutien de Gryphon et Mordra.

— Nous passerons par le Marché-des-Chiffonniers, déclara Han. Danseur et moi y laissons toujours nos chevaux et, ainsi, je pourrai réunir mes informateurs. Il faut aussi que je m’entretienne avec Jemson. Une histoire de mariage. (Il sourit et lui inclina la tête pour l’embrasser.) Je te ferai savoir comment ça s’est passé.

Lorsqu’il partit, ce fut comme s’il emmenait avec lui la lumière déclinante du jour.

Je ne peux pas le protéger à chaque seconde, songea Raisa. Tout comme il ne peut pas me protéger.

Ce n’était pas comme si elle n’avait rien à faire. Elle était submergée par une montagne de paperasse : des demandes de denrées pour un nouveau quartier-maître, des accords de commerce avec Carthis et d’autres pays au-delà des mers, puisque la guerre contrariait les échanges avec le Sud.

Tout à coup, on frappa à la porte.

— Votre Majesté ? C’est Mick.

— Entrez, répondit Raisa en posant son crayon.

Cat était à mi-chemin de la porte lorsque Mick entra en coup de vent dans la pièce, agitant une enveloppe.

— Ceci vient d’arriver de la maison de la garde. Un message du seigneur Alister. On m’a dit que c’était urgent.

Déjà ? Il est trop tôt pour que ce soit une réponse du Conseil, se dit Raisa. Elle sauta sur ses pieds et tendit la main.

Mick lui remit l’enveloppe. Elle était scellée du symbole de seigneur des rues de Han, une ligne verticale traversée d’un zigzag. Le Bâton et le Brasillant.

— Attendez dehors, au cas où nous devrions envoyer une réponse, dit Raisa.

Mick s’inclina et partit.

Le mot était rédigé de l’écriture droite et serrée de Han.

« Raisa, je suis à l’entrepôt. J’ai du nouveau au sujet des meurtres de magiciens. Nous avions complètement tort. Viens immédiatement. Emmène Cat, n’en parle à personne, et sois prudente. H. Alister. »

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Cat, qui essayait de lire à l’envers. Danseur est avec lui ? Est-ce qu’il va bien ?

Raisa secoua la tête et jeta de nouveau un œil au message.

— Je ne sais pas. Ce n’est pas dit. Il est au Marché-des-Chiffonniers, à l’entrepôt, dit-elle en levant les yeux vers Cat. L’entrepôt ? Quel entrepôt ?

— Je sais où il se trouve, répondit la jeune fille d’une voix basse et tendue. Danseur y a un atelier. C’est dans la ruelle Pilfer, là où se trouvait autrefois le repaire de Han. C’est là qu’il retrouve ses informateurs.

La ruelle Pilfer ! La nuit où le Marché-des-Chiffonniers avait brûlé, Micah Bayar lui avait désigné un entrepôt qu’il avait décrit comme étant le quartier général de Han, l’un des seuls bâtiments à avoir été épargnés au Marché-des-Chiffonniers.

— Très bien, en ce cas, dit sèchement Raisa. Allons-y.

Elle enfila sa cape et saisit son bâton de combat avant d’ouvrir la porte d’un grand geste, manquant de heurter Mick.

— Mick, allez trouver le capitaine Byrne. Donnez-lui ce message. Ne le remettez à personne d’autre que lui. Dites-lui que je suis allée retrouver le seigneur Alister.

Mick se frotta le menton.

— Votre Majesté, pourquoi ne pas attendre ici, et voir si le capitaine Byrne ne voudrait pas…

— Ne vous inquiétez pas, le coupa Raisa. J’aurai ma garde du corps avec moi. Allons-y, Cat.

Refusant d’écouter les protestations marmonnées de Mick, Raisa descendit le couloir à grands pas.

Tout le long du chemin jusqu’au temple du Marché, Raisa tenta de comprendre le sens possible du message de Han.

Cat ouvrait la voie devant elle, créant un passage au milieu de la foule de gens qui rentraient chez eux retrouver leur foyer et le souper.

Lorsqu’elles arrivèrent à la place du temple, Cat conduisit Raisa vers l’est, dans un entrelacs de rues et d’allées étroites. Les bâtiments n’y avaient pas encore été reconstruits ou réinvestis, les rues étaient donc majoritairement désertes, à l’exception de quelques personnes qui préféraient l’obscurité. Les ombres semblaient prendre vie avec elles. Plus d’une fois, Cat repoussa des pickpockets furtifs et des voleurs.

Au-devant d’elles, Raisa distinguait le deuxième étage de l’entrepôt qui surplombait les ruines des bâtiments alentour. Comme elles approchaient, la jeune fille ne nota aucun signe d’activité. Au-dessus de la porte était griffonné le symbole du Bâton et du Brasillant.

Sans réfléchir, Cat saisit la main de Raisa et la serra fort dans la sienne.

Des loups étaient rassemblés devant l’entrée, gémissant et faisant claquer leurs crocs. Leurs voix résonnaient dans la tête de Raisa : « Prends garde, Raisa ana’Marianna. »

Je sais, grogna la jeune fille en elle-même. Nous sommes en danger, ou bien il va arriver une catastrophe, ou encore un changement bientôt. Voilà ma vie, pour le moment. Écartez-vous de mon chemin.

Cat et elle saisirent chacune une poignée et ouvrirent grand les portes.

Raisa plissa les yeux pour y voir dans les ténèbres. La seule lumière provenait des fenêtres étroites et couvertes de suie. Lorsque sa vision se fut ajustée, elle put apercevoir les formes bossues des meubles et des équipements, telles des bêtes accroupies, prêtes à bondir.

— Han ! lança Raisa, dont la voix résonna dans l’espace caverneux. Danseur !

Aucune réponse.

— Han ? répéta-t-elle.

Elle attendit. Rien.

— Où peut-il être ? demanda-t-elle en regardant Cat. Nous n’aurions pas pu arriver plus vite.

— Nous ignorons combien de temps il a fallu pour que le message nous soit transmis, répondit Cat. Il y a un deuxième étage. Han aime aller se réfugier sur les toits.

— Très bien. Cherche en bas, et je vais regarder là-haut, décréta Raisa. Crie si tu le trouves.

Raisa monta à grands pas le large escalier et manqua de tomber en arrivant sur le plancher fendu. Le deuxième étage n’avait pas un sol égal : il s’agissait essentiellement de grosses planches posées sur les chevrons et reliées par des passerelles. Elle s’obligea à ralentir. Cela ne serait d’aucune aide à Han si elle glissait et se rompait le cou.

— Han ?

Tout en bas, elle entendit un cri étouffé et un bruit sourd, comme un corps heurtant le sol.

Un frisson lui parcourut la nuque.

— Cat ? appela-t-elle.

Pas de réponse.

— Han !

Toujours aucune réponse. Mais elle entendit une planche craquer au pied de l’escalier. Quelqu’un montait. Et elle avait le sentiment que ce n’était pas quelqu’un qu’elle avait envie de voir.

Raisa traversa à pas de loup la passerelle menant à l’autre bout du bâtiment. Quiconque la suivait savait qu’elle se trouvait en haut. Soit elle se cachait suffisamment longtemps pour attendre l’arrivée d’Amon, soit elle trouvait un moyen d’atteindre les toits.

La passerelle trembla sous ses pieds. Il arrivait. Elle devait sortir.

Raisa se dissimula dans une pièce adjacente, à moitié remplie de boîtes et de conserves. Une lumière blafarde s’infiltrait dans la pièce depuis loin au-dessus d’elle. Il doit y avoir une fenêtre là-haut, songea-t-elle. Elle espérait que l’ouverture serait assez grande pour qu’elle puisse s’y faufiler.

Elle se glissa au fond de la pièce, appuya son bâton contre le mur et commença à grimper, trouvant des prises là où le mortier s’était craquelé et où de gros bouts étaient tombés, posant ses pieds sur la pile de caisses instable. Mais, lorsqu’elle atteignit la fenêtre, le désespoir l’envahit. L’ouverture était barricadée, bien évidemment, ce qui n’avait rien d’étonnant dans ce quartier.

Elle jeta un regard vers la porte. Une grande silhouette sombre se tenait dans l’embrasure, et Raisa s’immobilisa, les pieds appuyés contre le mur de pierre, le dos contre les boîtes entassées, retenant sa respiration. Et soudain cela arriva : un morceau de mortier, délogé par son pied, se détacha et heurta le sol avec un petit bruit.

— Églantine ? Est-ce vous ?

Une voix familière, teintée d’un accent des montagnes.

Raisa poussa un long soupir de soulagement. Il s’agissait de MarcheNuit. Mais… que faisait-il là ? Pourquoi n’avait-il pas répondu à son appel ? Et où était Cat ?

Ce n’était pas normal. Tous ses instincts criaient au danger. Et, si ses instincts n’étaient pas suffisants, les loups s’étaient regroupés et décrivaient des cercles en dessous d’elle. Elle réfléchit à toute allure. MarcheNuit savait qu’elle se trouvait là, il était impossible qu’il ne l’ait pas remarquée. Et il n’aurait aucune difficulté à la faire descendre de son perchoir sur le mur. Enfin… ce ne serait peut-être pas si facile.

Elle prit rapidement une décision.

— MarcheNuit ? Louée soit la Dame ! je ne savais pas que c’était vous.

Elle le voyait désormais debout en dessous d’elle, la tête levée, le visage dissimulé dans l’ombre.

— Descendez, lança-t-il. Avant de tomber.

— Il semblerait que je sois coincée, répondit-elle. J’ai peur de bouger. Amon et les autres sont en chemin. Pourriez-vous aller à leur rencontre et leur demander de prendre une corde ?

Elle vit ses dents briller dans le noir, comme s’il trouvait ce stratagème amusant.

— Contentez-vous de lâcher, dit-il en tendant les bras. Ne vous inquiétez pas. Je vous rattraperai.

— Où est Cat ? s’enquit Raisa. Ne l’avez-vous pas vue ?

— Votre servante à la peau sombre ? (Il se tut le temps d’un battement de cœur.) Oui. Je l’ai vue.

Raisa sentit son cœur se serrer. Cat ! Il n’aurait tout de même pas…

— Elle ne nous dérangera pas, reprit MarcheNuit. Si jamais elle se réveille, ce ne sera pas avant un bon moment. Nous disposons de tout le temps dont nous avons besoin.

Et Raisa sut, avec une certitude écrasante, ce qu’il comptait faire.

Elle réussit tout de même à lui répondre d’un ton stable.

— Vous avez donc appris que j’ai l’intention d’épouser Han Alister ?

— Oui, je l’ai appris, acquiesça MarcheNuit d’une voix douce et égale. Du seigneur Averill.

Elle s’éclaircit la gorge.

— J’espérais que vous seriez au camp des Pins Marisa. Je voulais vous parler en personne.

— Et pourtant vous ne m’avez pas attendu, répliqua MarcheNuit. Je suis arrivé le lendemain de votre départ.

— Nous pouvons parler maintenant, assura Raisa, essayant de gagner du temps.

Dès que Mick trouverait Amon, celui-ci se mettrait en route.

— Descendez, répondit le jeune homme, et nous parlerons.

— Comment m’avez-vous trouvée ? demanda Raisa sans bouger un muscle. Je ne savais pas que vous connaissiez si bien le Marché-des-Chiffonniers.

— J’ai passé beaucoup de temps au Marché-des-Chiffonniers depuis mon arrivée en ville, rétorqua MarcheNuit, la voix emplie de dédain. J’y suis comme chez moi, désormais.

MarcheNuit travaillait au château. Pourquoi aurait-il passé du temps au Marché-des-Chiffonniers ?

Elle réfléchit à toute allure. MarcheNuit l’avait attirée ici avec un message, portant le symbole des rues de Han. Le Bâton et le Brasillant. Le symbole qui avait été peint sur le corps des magiciens morts.

Raisa sentit son cœur faire une embardée, avant de battre à toute allure.

— Par le sang et les os ! c’est vous qui assassinez les magiciens !

— Je hais la ville, dit MarcheNuit. Mais l’endroit est bon pour chasser les porte-poisse.

Elle aurait dû le savoir. Et, connaissant MarcheNuit, il allait vouloir en parler.

— Comment avez-vous fait ? demanda-t-elle, cherchant à gagner du temps. Personne ne vous a jamais vu. Tout le monde soupçonne Chasse-Seul.

— Comme je l’escomptais, répliqua le jeune homme. Averill et Elena n’auraient jamais dû passer ce marché avec lui. J’ai donc assassiné les magiciens et mis son symbole sur les corps. J’ai même pris son talisman en bois de sorbier sous son lit, au camp des Pins Marisa, et je l’ai laissé sur une des scènes de crime. Et pourtant il se promène toujours en liberté, ajouta-t-il avec amertume. Sachant ce que je sais désormais, j’imagine que vous êtes intervenue !

Continue à le faire parler, songea Raisa.

— Comment connaissiez-vous le symbole de sa bande ? Je ne l’ai pas reconnu au premier abord.

— Oiseau a entendu Chasse-Seul en parler dans le pavillon des invités, expliqua MarcheNuit. Elle me l’a dit.

Ce fut comme un coup de poing en plein estomac.

— Oiseau de Nuit fait partie de tout cela ?

Oiseau de Nuit, dont Raisa avait pensé qu’elle ferait peut-être partie d’une nouvelle génération, quelqu’un qui pourrait apprendre à vivre avec ses anciens ennemis.

MarcheNuit rit doucement.

— Elle est demonai, et ma compagne de couche. Elle accomplit ma volonté, bien évidemment.

Oiseau de Nuit. Raisa frissonna. Une déception de plus dans une vie qui en était remplie, et qui touchait peut-être à sa fin.

— Si vous me tuez, Mellony montera sur le trône, déclara la jeune fille. Est-ce là ce que vous désirez ?

MarcheNuit écarta Mellony d’un geste de la main.

— Votre sœur si pâle ne vous survivra pas bien longtemps.

Raisa avait encore une carte à abattre. Elle ne pensait pas pouvoir l’emporter, mais elle voulait voir quelle serait la réponse de MarcheNuit.

— Han et Danseur ne marcheront pas, dit-elle. Vous ne me survivrez pas bien longtemps, vous non plus.

MarcheNuit éclata de rire.

— Vous avez l’esprit encore plus lent que je ne le croyais. Chasse-Seul en personne a écrit le message qui vous a attirée dans ce piège, n’est-ce pas ? Il va vous trancher la gorge et peindre son symbole sur votre corps, avec votre sang. Et, cette fois-ci, vous ne serez pas là pour le sauver.

Cela fonctionnerait-il ? Peut-être. Han avait des ennemis qui seraient ravis de lui faire porter le chapeau pour sa mort. Et, jusqu’ici, MarcheNuit n’avait pas payé pour ses meurtres.

— Vous auriez dû accepter ma proposition de mariage, reprit le jeune homme. Nous aurions établi une dynastie de royauté des clans qui aurait remplacé les usurpateurs qui ont régné pendant des milliers d’années. Nous aurions pu chasser les magiciens des montagnes, les renvoyer chez eux. Maintenant, je vais devoir le faire seul.

Raisa ne répondit pas, trop abasourdie pour parler.

— J’avais de tels espoirs pour vous, continua le jeune homme. Vous portiez le sang d’Averill et vous grandissiez dans les camps, telle une véritable princesse de clan.

»  Puis tout s’est écroulé. Votre mère était une imbécile, séduite par les paroles mielleuses du seigneur Bayar. Bayar a cocufié votre père en même temps qu’il cherchait à rétablir un règne des porte-poisse. Cela déshonorait le seigneur Averill, un Demonai. C’était intolérable.

Raisa s’étouffa. Que venait-il de dire ?

MarcheNuit ne cessa pas de parler, comme s’il se sentait obligé de s’expliquer.

— Une fois Marianna disparue, j’espérais que vous deviendriez la reine montagnarde que nous désirions, la première reine des clans depuis l’Invasion. J’avais tort. Vous étiez des clans à l’extérieur, mais des plaines à l’intérieur.

Il cracha le mot « plaines » comme s’il s’agissait d’une insulte.

— C’est vous qui avez assassiné ma mère, dit Raisa en appuyant sa tête sur le mur de briques.

Elle se sentait vide, comme ébouillantée à l’intérieur, dépouillée d’un millier de certitudes et de croyances.

— Ce n’était pas mon intention, répondit-il. Lorsque j’ai appris qu’elle comptait modifier la succession, je suis allé la voir, afin de la convaincre de changer d’avis.

— Oh, non ! rétorqua Raisa. Vous êtes allé l’assassiner, MarcheNuit. Vous n’êtes pas passé par la porte d’entrée, tel un homme. Vous avez emprunté le toit, ou vous vous êtes glissé par une fenêtre, afin que les gardes dans le couloir ne vous voient pas.

Cela n’aurait pas été compliqué pour un Demonai.

— Je voulais simplement lui parler, insista MarcheNuit. Mais elle m’a ordonné de sortir. Elle a dit que je n’avais aucun droit de remettre ses décisions en question. Je me suis mis en colère. Nous avons lutté, et elle est tombée.

L’incapacité, ou le manque de volonté, de MarcheNuit à contrôler son tempérament était célèbre.

— Ma mère a saisi votre talisman demonai, n’est-ce pas ? dit Raisa. La chaîne s’est brisée.

Raisa se rappela la réunion au camp des Pins Marisa, quand Oiseau avait révélé l’amulette que le meurtrier était censé avoir abandonnée derrière lui. Elle se souvint du comportement étrange qu’avait alors eu la jeune femme.

— Et Oiseau de Nuit vous a couvert. Elle a menti. Elle a prétendu avoir trouvé cette amulette dans le jardin.

— Elle l’a bien trouvée dans le jardin, rétorqua MarcheNuit. Je l’y ai mise après qu’Averill nous eut montré la chaîne brisée. Je pense qu’elle se doutait de quelque chose, car elle avait déjà fouillé le jardin. Mais elle n’a rien dit, bien évidemment.

Raisa imaginait sans peine le mensonge qui serait perpétué à travers les âges. Han serait accusé de son meurtre, et elle de l’invasion des soldats des plaines. Ils diraient qu’elle n’était qu’une reine du Loup Gris de plus qui avait mal choisi son amant. Qui s’était laissée aller au désir et avait failli briser un royaume.

Non. Elle ne laisserait pas cela arriver.

Elle tripota la poignée de sa dague de ceinture. Il était demonai. Elle ne s’imaginait pas pouvoir affronter MarcheNuit et gagner. Mais, si elle réussissait à le mettre en colère, peut-être commettrait-il une erreur fatale ? ou, du moins, la tuerait-il d’une façon qui indiquerait sa culpabilité, et non celle de Han.

— Je dois bien l’admettre, vous êtes constant, Reid MarcheNuit Demonai, dit-elle. Vous êtes un lâche qui s’en prend aux femmes. Vous avez gagné votre nom de MarcheNuit entre les couvertures, et non sur un champ de bataille.

— Taisez-vous, ordonna-t-il. Cela ne vous aidera pas.

Raisa éleva la voix.

— Au lieu d’affronter Gavan Bayar, qui était la véritable ordure de cette histoire, vous avez assassiné ma mère. C’était, sans aucun doute, plus facile et plus sûr.

— Mensonge ! s’écria MarcheNuit en frappant le mur de sa main. Fermez-la et descendez. J’en ai assez de parler.

— Et, maintenant, vous allez m’assassiner, continua Raisa comme si elle ne l’avait pas entendu. Pourquoi ? Voilà ce que je pense.

— Je vous ai dit de vous taire ! s’exclama MarcheNuit en donnant un coup vicieux dans la pile de caisses. Taisez-vous, ou je monte vous chercher.

Il fit le tour du perchoir de Raisa, cherchant comment escalader.

— Voilà ce que je pense ! cria presque la jeune fille, comme si elle parlait dans un temple, chargeant sa voix de tout le mépris possible. Ma mère était infidèle à mon père, ce qui était leur problème, non le vôtre. Et j’ai eu l’audace de vous dire non.

À ces mots, MarcheNuit commença son ascension, marmonnant des imprécations. Il était toutefois plus grand et, lorsqu’il tenta de se servir de caisses empilées pour se stabiliser, elles oscillèrent dangereusement.

Raisa tripotait sa dague, hésitante. Si elle la lançait et manquait son but, elle se retrouverait sans arme. Mais elle ne désirait pas non plus se retrouver à portée de main.

Lorsqu’il fut trop proche pour qu’elle puisse hésiter plus longtemps, elle lança sa lame, mais MarcheNuit se jeta de côté, réussissant à s’agripper au mur, tandis que la pile de boîtes s’effondrait.

La dague heurta le sol avec un cliquètement.

Son coup n’avait pas été assez efficace. Le bras de MarcheNuit saignait, mais la blessure était superficielle. Il eut un sourire qui découvrit ses dents, et continua d’avancer.

Raisa monta plus haut, jusqu’à ce que sa tête heurte le plafond, puis elle serra les talons et sauta, visant la tête du jeune homme de ses deux pieds. S’ils mouraient tous les deux, on ne pourrait accuser Han.

Cette fois-ci, elle atteignit sa cible, et tous deux tombèrent de près d’un étage. Raisa essaya de contrôler sa chute, de rouler, mais s’écrasa sur son épaule. La douleur l’aveugla ; toutefois, elle se releva et tituba jusqu’à son bâton, appuyé contre le mur. Elle s’en empara de son bras valide et se retourna.

MarcheNuit était sur ses pieds, lui aussi. Il ramassa la dague de Raisa et s’approcha d’elle tel le prédateur qu’il était, une lame dans chaque main.

— Bien, dit-il. Vous allez maintenant payer pour m’avoir manqué de respect. Mais je ferai en sorte que vous soyez toujours reconnaissable lorsqu’ils découvriront votre corps.

Raisa essaya de soulever son bâton, ce qui était loin d’être aisé alors que son bras gauche pendait le long de son corps, inutile. Elle se retrouvait sans défense.

— MarcheNuit ! clama une voix derrière lui, forte et claire. Laisse-la aller. Il y a eu suffisamment de sang versé.

Le jeune homme s’arrêta net et se retourna.

— Oiseau de Nuit ? dit-il, l’air abasourdi. Que fais-tu ici ?

Elle se tenait sur un tas de gravats, les pieds écartés, avec une flèche encochée et la corde de son arc tirée jusqu’à son oreille.

— Je suis là pour t’empêcher de tuer une personne de plus, répliqua-t-elle. Je te surveille depuis que la reine Raisa a annoncé ses fiançailles.

— Quoi que tu penses avoir entendu, je peux t’expliquer, assura MarcheNuit.

— D’autres mensonges ? rétorqua Oiseau de Nuit avec mépris. Économise ta salive. Lorsque j’ai découvert l’amulette dans le jardin de la reine, je me suis douté que tu l’avais placée là, puisque j’avais déjà soigneusement fouillé la zone la veille. (Elle secoua la tête.) Je pensais que tu avais fait cela afin de consolider les accusations envers les magiciens pour ceux qui doutaient encore. Je pensais que les Bayar étaient coupables, et que la fin justifiait les moyens.

MarcheNuit ouvrit la bouche pour répondre, mais Oiseau de Nuit l’en empêcha.

— Je n’ai jamais rien tant désiré que de devenir une Demonai. Je n’aurais jamais cru qu’un guerrier demonai se glisserait dans une chambre afin d’assassiner une femme désarmée. Avant de faire accuser quelqu’un d’autre.

— Oiseau de Nuit, dit MarcheNuit sans quitter Raisa des yeux. Ne te comporte pas en imbécile. Laisse-nous. Je viendrai te voir plus tard, et nous parlerons.

— J’ai fini de parler, rétorqua-t-elle. Et je ne serai plus une imbécile. Je n’attendrai pas que tu viennes me tuer dans mon lit. Je suis là pour restaurer ce qui reste de l’honneur demonai. Elena et Averill ont trahi Chasse-Seul lorsqu’ils se sont assuré son aide pour lutter contre le Conseil des Magiciens. Et maintenant ceci. (Elle se tut un instant, et sa voix se brisa.) Lorsque j’ai reçu mon nom chez les Demonai, je croyais ne pas être assez bien pour eux. Aujourd’hui, je pense qu’ils ne sont pas assez bien pour moi.

Raisa parvenait encore à tenir le bâton dans sa main droite, prête à bondir d’un côté ou de l’autre, tandis que la douleur dans son épaule manquait de la faire s’évanouir.

Le regard de MarcheNuit passa sur Oiseau, comme pour jauger si elle allait réellement agir. Il fit une pirouette, le bras plié en arrière, et jeta sa dague vers Oiseau, violemment. Puis il sauta sur Raisa, tendant la lame de la jeune fille vers elle.

L’arc d’Oiseau de Nuit chanta, mais le jeune homme ne s’arrêta pas. Raisa donna un coup de bâton aussi fort qu’elle le put. Elle cueillit MarcheNuit en plein ventre, bloquant son mouvement immédiat, mais il n’était pas blessé. Pendant un long moment, il resta debout, la dague tendue vers elle comme s’il pouvait l’atteindre malgré la distance qui les séparait. L’arc chanta de nouveau et il tressaillit, écarquillant les yeux, puis s’effondra au sol, deux flèches à l’empennage noir plantées dans le dos.

Raisa frissonna, se rappelant la réaction furieuse qu’avait eue Oiseau en apprenant qu’Elena avait trahi Han. C’est vous l’imbécile, MarcheNuit, songea-t-elle. Vous n’avez jamais pris le temps d’apprendre à connaître votre « compagne de couche », comme vous l’appeliez.

Elle leva les yeux vers Oiseau. La jeune fille regardait MarcheNuit comme pour vérifier qu’il n’allait pas se relever. Ses yeux passèrent sur Raisa et elle serra son poing sur sa poitrine, en un salut de clan.

Et Raisa vit ce qui lui avait échappé. La lame de MarcheNuit avait frappé juste, à la base de la gorge d’Oiseau.

— Oiseau ! s’écria Raisa. Par la douce Dame martyrisée !

Oiseau oscilla, les yeux grands ouverts, tâtant son cou des deux mains. Des bulles de sang s’échappèrent de sa gorge. Et elle tomba, atterrissant telle une poupée de chiffon sur le sol de l’entrepôt.

Lorsque Amon Byrne les découvrit, Raisa était assise sur le sol éclaboussé de sang et serrait Oiseau dans ses bras, chantonnant un requiem des clans.