4
HISTOIRES DE FAMILLE
Vêtu comme un sang-bleu, Han Alister se tenait dans la Tour Mystwerk, en Aediion, le monde des rêves.
— Venez me parler, Corbeau, dit-il en tapant du pied. Je suis venu seul cette fois-ci, et j’ai besoin de votre aide.
C’était le désespoir qui avait poussé Han à revenir. Il dormait à peine depuis deux jours, après son rendez-vous avec Abelard. S’il n’agissait pas, il risquait de tout perdre.
Il attendit. Les énormes cloches le surplombaient, silencieuses.
— Pour ce que ça vaut, vous avez réussi à me convaincre que vous étiez Alger Waterlow.
Aucune réponse.
— J’ai été nommé au Conseil des Magiciens, reprit Han. Notre première réunion est la semaine prochaine. Sans vous, je risque fort de ne pas y survivre.
Il avait dû toucher un point sensible : l’air commença à onduler, et Corbeau apparut devant lui, l’air toujours aussi renfrogné. Les vêtements de sang-bleu qu’il avait invoqués se retrouvèrent déchiquetés par l’agitation magique.
— Merci d’être venu, dit Han.
Cette fois, il était sincère.
— Pourquoi vous ferais-je confiance ? demanda Corbeau en croisant les bras. Surtout après que vous vous êtes montré avec un Bayar déguisé en rouquin.
— Hayden Danseur de Feu est mon meilleur ami. Et c’est un ennemi des Bayar, lui aussi, au même titre que vous.
— Ha ! lorsqu’il y aura de l’argent sur la table, il se retournera contre vous. Son sang est corrompu. Tout comme la lignée du Loup Gris.
Han prit une profonde inspiration. Il était temps qu’il abatte ses cartes, pour le pire ou le meilleur.
— Je porte votre sang, dit-il, que cela vous plaise ou non, et j’en paie le prix depuis ma naissance.
— Vous ? s’exclama Corbeau en le regardant de haut en bas. Lié à moi ? C’est impossible.
— Vraiment ? répliqua Han en soutenant son regard, le menton levé en signe de défi.
— Je n’ai jamais eu d’enfant, dit Corbeau. Ma lignée s’est éteinte avec moi, au grand soulagement de tout le monde. Oh ! j’aurais pu concevoir un bâtard ici ou là, mais il est impossible que vous…
— Vous avez eu deux enfants d’Hanalea, le coupa Han. Des jumeaux.
— Vous faites erreur. Nous n’étions pas mariés depuis bien longtemps lorsqu’elle m’a trahi au profit des Bayar. J’imagine qu’elle a dû finir par épouser Kinley Bayar, dit-il avec une grimace de dégoût. La lignée du Loup Gris-Bayar peut s’affaiblir et disparaître, je m’en moque.
— Lucius Fr… Lucas Fraser raconte une histoire différente. Il dit qu’Hanalea était déjà enceinte lorsque vous avez été emmené. Elle a donné naissance à des jumeaux, Alister et Alyssa. Kinley Bayar a été tué au cours de la Rupture, et Hanalea a épousé Lucas. Le nom du père des jumeaux est resté un secret, sombre et bien gardé. Tout le monde a pensé que c’était Lucas, mais Hanalea et lui n’ont jamais eu d’enfants.
L’expression de Corbeau passa du dégoût à la confusion, puis à la colère.
— Lucas ? Hanalea a épousé Lucas ? Impossible. Ils n’auraient jamais…
— Les aînés des clans disent la même chose, et ils n’ont aucune raison de mentir.
— Ah non ? répondit Corbeau avec un sourire méprisant. Mentir leur est aussi naturel que respirer. Comme toi, semble-t-il.
Son image changea, s’étendant jusqu’à dominer Han en un pilier de flammes et de chaleur torride.
— Va-t’en ! rugit-il, tel le Rédempteur le jour du Jugement dernier. Je préfère rester seul pour mille ans de plus plutôt que d’écouter ça !
Han tituba en arrière, levant les bras pour se protéger le visage. Sa raison avait beau lui dire que Corbeau ne pouvait pas lui faire de mal en Aediion, son instinct n’était pas d’accord.
Il réfléchit à des détails, n’importe quoi, qui pourrait lui servir de preuve. Un souvenir lui revint, une image de son enfance : une statue du temple du Pont-Sud, l’une des rares qui perduraient depuis l’époque de la Rupture. Il la sculpta rapidement dans l’air : Hanalea en tenue de marchande, brandissant une épée, avec un petit garçon sur la hanche et une petite fille agrippée à sa jupe. La statue était abîmée par le temps à certains endroits, le marbre était ébréché et taché, mais elle brillait encore d’une beauté incandescente.
Corbeau commença par brûler plus fort encore, ce qui força Han à se couvrir les yeux, puis sa taille diminua jusqu’à redevenir celle d’un homme normal. Il regardait fixement l’image invoquée par Han, et tendit la main comme pour la toucher.
— Hana ? murmura-t-il. Et… et…
Même après mille ans, la ressemblance entre la fillette et Corbeau était incroyable. Le petit garçon tenait plus de sa mère.
— Le nom de cette statue est Hanalea sauvant les enfants, dit Han. Elle se trouve au temple du Pont-Sud, à la Marche-des-Fells. Elle a dû être cachée, sinon on l’aurait réduite en pièces il y a des années.
— Hana. Avec nos enfants, dit Corbeau, des larmes roulant sur ses joues. La ressemblance… la ressemblance est troublante.
Il se tint debout, les bras tendus tel un acolyte devant un autel d’espoir, les yeux dans le vague car perdu en lui-même, comme s’il se repassait les événements selon un angle différent.
— Lucas. Avec Hanalea, souffla-t-il. Pourquoi aurait-il fait cela ? Pourquoi aurait-elle, elle, fait cela ?
— Je sais qu’il est difficile de croire que Lucas est toujours parmi nous, mille ans plus tard, dit Han.
— C’est à cause de moi, répondit Corbeau en appuyant sa main sur son front, l’air de vouloir pousser ses souvenirs à s’imbriquer selon un ordre différent. Lucas craignait de mourir, surtout à la fin, quand on savait qu’on avait perdu. Il a dit que, si je l’aidais à déjouer la mort, il raconterait la vérité sur ce qui s’était passé. J’ai essayé de l’en dissuader. C’était un sort que je n’avais jamais jeté auparavant. On dirait que ça a marché.
— On dirait, oui, confirma Han.
— Très bien, dit Corbeau en s’essuyant les yeux. Si l’on part du principe qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie cruelle… que leur est-il arrivé ? Aux jumeaux, je veux dire.
— Alyssa a fondé une nouvelle lignée de reines. Mais Alister possédait le don. Il a été envoyé en exil.
— Les Bayar ne l’ont pas tué ? demanda Corbeau en touchant la tête du petit garçon, caressant ses boucles de marbre.
— Les Bayar n’ont jamais eu vent de son existence. Les Demonai voulaient l’éliminer, mais Hanalea est intervenue. Comme vous pouvez le voir, ajouta Han en désignant la statue.
Le visage de Corbeau reflétait un mélange d’espoir naissant et de scepticisme.
— Ainsi, la lignée du Loup Gris, les reines, porte également mon sang ?
— Juste une goutte, après mille ans, répondit Han en hochant la tête. Mais les Bayar n’y ont jamais mêlé le leur.
Corbeau se mit à faire les cent pas et à scintiller, comme toujours lorsqu’il était en proie à l’agitation. Il s’arrêta soudain, faisant volte-face pour regarder Han.
— Et la lignée d’Alister ? D’où venez-vous ?
— D’après eux, je suis le seul de vos descendants à posséder le don. Ce n’est pas le genre de choses que j’irais raconter si c’était faux. Ça m’a causé bien des problèmes. Tout ce qui m’est arrivé, en bien ou en mal, est le résultat d’erreurs que vous avez commises il y a mille ans.
Corbeau examinait désormais Han comme s’il lui appartenait, en quelque sorte, plissant ses yeux bleus pour l’évaluer.
— Maintenant que vous en parlez, c’est vrai qu’il y a une ressemblance. C’est Lucas qui vous a raconté tout ça ? Il sait qui vous êtes ?
— Il l’a toujours su, j’imagine, acquiesça Han avec un signe de tête. Il m’a aidé à de nombreuses reprises. Mais il ne m’a jamais avoué la vérité, pas avant l’année dernière, lorsque les Demonai ont décidé d’en tirer profit.
— Pourquoi n’a-t-il rien dit ? demanda Corbeau d’un air perplexe.
— Je l’ignore. Il a dû penser qu’être lié à quelqu’un comme vous ne me serait d’aucun secours. Aujourd’hui, on vous appelle le Roi Démon. On raconte que vous avez enlevé Hanalea, que vous l’avez emmenée dans votre donjon, puis que vous l’avez torturée parce qu’elle s’est refusée à vous.
— Comment ? s’exclama Corbeau en tendant le cou. C’est un mensonge ! Qui a dit ça ?
— Tout le monde. Vous avez failli détruire le monde. Hanalea vous en a empêché en vous tuant.
— Si j’avais eu le pouvoir de détruire le monde, ne croyez-vous pas que j’aurais pu maîtriser la reine des Fells ? fit Corbeau avec mépris. C’est donc vrai : l’histoire est écrite par les vainqueurs.
Malgré tout cela, ou peut-être à cause de tout cela, Han le croyait. Il ne pouvait s’empêcher d’apprécier son ancêtre arrogant, sarcastique, brillant et fier comme un paon. On avait raconté tant de mensonges au sujet de Han, pourquoi pas au sujet de l’homme qu’on appelait « le Roi Démon » ? C’était dans l’intérêt de beaucoup de gens de le diaboliser.
— On l’appelle Hanalea « la Guerrière », répondit Han. Après vous avoir détruit, elle a négocié une paix qui a duré mille ans. Elle est considérée comme une sainte.
— Hanalea est une sainte et moi un démon ? reprit Corbeau en levant les yeux au ciel. Si Lucas me défend depuis un millier d’années, il ne se montre pas très efficace.
Han éclata de rire.
— Lucas ne possède plus le don, expliqua-t-il. Il a dit que c’était le prix à payer pour la vie éternelle.
— Je pense plutôt que tout son brasillant se consume pour le garder en vie, répondit Corbeau en se frottant le menton. C’est un grand sacrifice pour quelqu’un qui est né avec le don. Je n’aurais pas accepté un tel marché.
— Pourtant, ça lui a été bénéfique, dit Han. En tant que magicien, il n’aurait jamais pu épouser Hanalea après la Rupture. Nous vivons sous le joug de nouvelles règles et restrictions, que l’on appelle le Naéming.
Peut-être pas si nouvelles que cela, mais inconnues de Corbeau, autrefois appelé Alger Waterlow. Mises en place à cause de lui.
Trahi par la femme qu’il aimait, torturé par ses ennemis, emprisonné dans une amulette pendant mille ans, diabolisé par son histoire. Waterlow n’avait jamais vu ses enfants, jamais su même qu’il en avait. Son amertume était compréhensible.
Han chercha quoi dire.
— Lucas dit qu’Hanalea vous aimait. Elle n’a jamais cessé de vous aimer. Il dit que ce n’est pas elle qui vous a trahi.
— Oh ! c’était elle, c’est obligé, murmura Corbeau. J’imagine qu’elle devait avoir ses raisons.
— Eh bien, peut-être savait-elle qu’elle était enceinte, avança Han.
Il se demanda pourquoi il ressentait le besoin de défendre Hanalea. Ce n’était pas comme s’il pouvait revenir sur un crime vieux d’un millier d’années.
— Si tout était perdu, reprit-il, peut-être a-t-elle fait cela pour sauver ses enfants.
— C’est là le problème, répondit son ancêtre. La situation n’était pas si désespérée que cela. Nous étions assiégés, mais nous aurions pu tenir indéfiniment, si Hana ne leur avait pas montré comment entrer… (Sa voix mourut, et il se passa la main sur le visage, comme pour chasser un souvenir.) Peu importe. Plus personne ne se préoccupe de cela, désormais.
— Vous vous trompez, dit Han. Ce qui est arrivé autrefois est au cœur de ce qui se passe aujourd’hui. Les Bayar espèrent toujours s’unir à la lignée du Loup Gris. (Il s’interrompit un instant.) Vous souvenez-vous de cette fille, pour qui j’ai failli donner ma vie ? Il s’agit de Raisa ana’Marianna, désormais reine des Fells. Ils comptent lui faire épouser Micah.
— Alors nous allons devoir les arrêter, dit Corbeau.
— Vous avez dit posséder quelque chose que les Bayar désirent, une chose pour laquelle ils feraient n’importe quoi. Que vous utiliseriez pour les conduire à leur perte.
Han haussa les sourcils d’un air encourageant.
— J’ai dit cela ? répondit Corbeau en détournant les yeux. Parlons de cette réunion du Conseil des Magiciens, que vous avez mentionnée. Celle où vous risquez de mourir.
Il ne me fait toujours pas confiance, songea Han. Qui pourrait lui en vouloir ?
— Si je puis me permettre, comment quelqu’un comme vous en est-il venu à faire partie du Conseil ? demanda Corbeau. En partant du principe qu’ils n’ont pas gardé un siège pour les Waterlow.
— La reine m’a désigné pour être son représentant au Conseil, dit Han.
— La reine a un représentant au Conseil des Magiciens ? répéta Corbeau d’un air abasourdi. Pour quoi faire ?
— Les choses ont changé, répondit Han. C’est la reine qui dirige, désormais.
Corbeau marmonna quelque chose au sujet des reines au Conseil des Magiciens.
— La réunion a lieu sur la Dame Grise, dit Han. Dans la maison du Conseil. Le seigneur Bayar ne veut pas de moi là-bas. Si j’étais lui, je m’assurerais de ne jamais me laisser arriver jusqu’à la Dame Grise. Il me faut trouver un autre chemin.
— Et les tunnels ?
— Les tunnels ?
— La Dame Grise fourmille de tunnels, construits pendant la Guerre des Sept Royaumes. Ils sont tombés en ruine pendant la Grande Paix, jusqu’à ce que je les remette en état.
— La Guerre des Sept Royaumes ? releva Han. La Grande Paix ? Qu’est-ce que c’est ?
Corbeau fronça les sourcils.
— Vous avez bien dû entendre parler de la Guerre des Sept Royaumes, au cours de laquelle les magiciens sont arrivés des Îles du Nord et ont libéré les Fells. La Grande Paix fait référence à la période pendant laquelle les magiciens ont dirigé les Sept Royaumes. Vous n’avez pas étudié cela en histoire ?
Oh !
— Aujourd’hui, on appelle cela la Guerre de la Conquête des Magiciens, expliqua Han. Le règne des magiciens est appelé la Grande Captivité.
— Ha ! comme je l’ai dit, l’histoire est écrite par les vainqueurs. En réalité, les méchants étaient moins méchants et les héros moins héroïques que ce qu’on a pu vous raconter.
Han fit apparaître une carte de la Dame Grise qu’il avait prise à la bibliothèque Bayar du Gué-d’Oden, la dernière fois que Corbeau l’avait possédé.
— Cette vieille carte est toujours d’actualité, alors ?
Il l’étala sur la table, la bloquant avec une lanterne, puis plaça une carte récente à côté, que l’orateur Jemson lui avait donnée. Il les avait toutes deux reproduites en Aediion, du mieux possible d’après ses souvenirs.
Il était clair qu’elles représentaient la même montagne, mais toute ressemblance s’arrêtait là. Celle de Corbeau était d’un style antique et étrange, dessinée à la main et annotée. Là où celle de Jemson était vide, celle de Corbeau montrait un labyrinthe de chemins et de tunnels au cœur de la montagne.
Corbeau étudia les lignes griffonnées de la vieille carte, en suivant certaines du bout de l’index, les comparant avec celle de Jemson.
— C’est… différent, dit-il enfin.
Son doigt s’abattit brutalement sur la carte de Han.
— Voilà par où vous pourrez entrer. Enfin, je crois, ajouta-t-il en levant les yeux vers Han. Au cours de mon bref règne, on utilisait les tunnels pour entrer et sortir de la Dame Grise pendant le siège. Étant donné que créer un chemin à travers la roche est compliqué, même pour des magiciens, je ne pense pas que les tunnels en eux-mêmes aient beaucoup changé. Il y a une entrée sur le versant sud de la Dame Grise. Une fois à l’intérieur, vous devriez pouvoir atteindre sans danger la maison du Conseil.
Corbeau baissa la tête et contempla la carte semblable à une toile d’araignée, les yeux brillants, la mâchoire agitée de spasmes.
Il me cache quelque chose, songea Han. Dans le monde des rêves, il fallait prendre garde à ne pas laisser transparaître ses pensées les plus secrètes sur son visage d’Aediion.
— J’ai mis en place des barrières magiques au cours de mon séjour, afin que les tunnels restent cachés. Pourtant, ceux qui m’ont piégé sont arrivés par là, dit Corbeau en passant les deux mains dans ses cheveux de lin. Alors ils risquent d’être bloqués, gardés, ou occupés.
— Voilà qui est rassurant, répondit Han en sentant un frisson lui parcourir le dos.
— Mais soyons optimistes, voulez-vous ? Nous allons partir du principe que les barrières magiques sont toujours en place. Vous allez avoir besoin de clés pour les ouvrir. Nous allons les passer en revue.
Les clés magiques étaient une combinaison de gestes et de sorts à prononcer à voix haute. Corbeau traça le chemin de Han sur la carte, indiquant les endroits où le jeune homme devrait utiliser ces charmes pour passer.
— Tenez, essayez ceci.
Corbeau prononça une série de sorts, et, couche après couche, la magie s’éleva, aussi délicate qu’une soie du Tamron. Aussi magnifique que mortelle.
— Maintenant, abattez-la.
Han créa un trou magique au milieu, et la barrière s’enflamma.
— Non, non, non, gronda Corbeau en aspirant les flammes d’un geste. Une couche à la fois, Alister. Encore une fois.
Han força le mur magique à se défaire.
— Ça prend bien trop de temps, protesta-t-il après avoir terminé.
— C’est bien le but, répliqua Corbeau. Ça ralentira vos ennemis, si ça ne les tue pas avant.
Après avoir travaillé pendant une heure, Han était étourdi, la tête remplie à craquer.
— Comment pouvez-vous vous rappeler toutes ces choses depuis mille ans ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas eu grand-chose à faire, à part m’entraîner aux sorts et réfléchir au passé, dit Corbeau. Cela m’a empêché de perdre le peu de raison qui me reste.
Han finit par réussir à réaliser la combinaison correctement. Encore deux.
— Et si je fais une erreur ? s’enquit-il.
— Vous serez réduit en cendres, répondit brutalement Corbeau. Alors mieux vaut vous entraîner. Et suivez bien le chemin que je vous ai tracé. N’allez pas vous perdre dans un tunnel parallèle, ou vous vous en mordrez les doigts. (Il posa les cartes sur la table comme s’il en avait terminé.) Si vous réussissez à vous rendre à la réunion, que comptez-vous faire ? J’imagine que vous devez poursuivre un but, sinon vous n’auriez pas demandé à être nommé au Conseil.
— Le seigneur Bayar est le Haut Magicien pour le moment, mais ils vont devoir en élire un nouveau pour la reine Raisa, expliqua Han. Je veux ce poste. Autrement, il risque de revenir à Micah Bayar, tout comme la reine. (Il s’interrompit un instant.) Le problème, c’est d’obtenir les votes.
— C’est toujours le problème, n’est-ce pas ? Qui est au Conseil ? Vous êtes-vous renseigné ?
Han hocha la tête.
— Il y a six membres en plus du Haut Magicien. Comme je l’ai dit, l’un d’eux est désigné par la reine, et un autre est élu par l’Assemblée, qui rassemble tous les magiciens des Fells. Quatre héritent d’un siège, qui sont assignés aux Maisons les plus puissantes : les Bayar, les Abelard, les Kinley-deVilliers, et les Gryphon-Mathis.
— C’est sensiblement la même chose qu’il y a mille ans, grogna Corbeau, quand j’ai essayé de changer le système. Toutefois, à mon époque, c’était le roi qui gérait le Conseil.
— Bayar a chargé quelqu’un d’occuper le siège de sa lignée en attendant que les jumeaux aient dix-huit ans. C’est maintenant à Micah de prendre ce poste. Le seigneur Bayar espérait que la reine choisirait Fiona comme représentante, mais la reine Raisa m’a préféré à elle.
— Quelle est donc la nature de votre relation avec la reine ?
Comment répondre à cette question ?
— Eh bien, je suis son garde du corps.
— Est-ce que vous couchez avec elle ?
— Cela ne vous regarde pas, répondit Han en songeant que c’était la première fois qu’autant de gens s’intéressaient à sa vie privée.
— Peu m’importe si c’est le cas, dit Corbeau, mais ne tombez pas amoureux d’elle.
— Je ne suis pas venu chercher des conseils pour ma vie amoureuse, répliqua Han.
De toute façon, c’est déjà trop tard.
— Merci quand même.
— En tant que votre arrière-arrière-et-plus-grand-père, je me dis que je peux au moins vous faire partager ma lamentable expérience. (Corbeau éclata de rire devant le regard noir de Han.) Très bien. Revenons-en au Conseil.
— Adam Gryphon en fait partie, maintenant que Wil Mathis est mort, dit Han. Gryphon était mon professeur au Gué-d’Oden.
— Pensez-vous qu’il accepterait de vous soutenir ? demanda Corbeau.
Le jeune homme secoua la tête.
— Je crois plutôt qu’il me hait.
— Et quelle est son opinion sur les Bayar ?
— Je ne l’ai jamais vu avec elle en dehors des cours, mais je pense qu’il a un faible pour Fiona Bayar.
— C’est ennuyeux. Elle pourrait le convaincre de voter contre vous.
Han réfléchit à cette possibilité. Peut-être y avait-il une autre carte à jouer ?
— Qui d’autre ? demanda Corbeau, tirant Han de ses pensées.
— Randolph deVilliers représente la Maison Kinley, et Bruno Mander a été élu par l’Assemblée. Mander suivra le vote des Bayar.
Dame Bayar était une Mander. Les deux familles semblaient d’ailleurs s’unir régulièrement.
— Comme je le disais, certaines choses ne changent jamais.
— La doyenne Abelard a également fait garder son siège, puisqu’elle est doyenne de la Maison Mystwerk au Gué-d’Oden, continua Han. Mais elle est de retour, et elle déteste les Bayar.
— DeVilliers et Abelard constituent votre meilleure chance, dit Corbeau en hochant la tête.
— Ça ne fait que trois, en me comptant, et Abelard a son propre plan. Elle espère devenir Haute Magicienne elle-même, pourquoi me soutiendrait-elle ?
— Dans ce cas, disposez-vous de moyens de pression sur les autres ?
— Après cette première réunion, je pourrai me faire une meilleure idée de tous les joueurs de cette partie, répondit Han.
— Je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour vous donner des conseils en politique, reprit Corbeau, mais il est facile de se laisser embourber dans le marais qu’est la politique quotidienne, au point de ne plus aller nulle part. Il n’est pas suffisant de s’élever contre quelque chose ou quelqu’un. Que désirez-vous réellement ?
— Ce que je désire réellement ?
Han soutint le regard de Corbeau, prit une profonde inspiration, et lâcha à haute voix :
— Je veux épouser la reine moi-même.
Corbeau cligna des yeux. Son image s’éclaira et se solidifia, un immense sourire apparaissant sur son visage. Il tendit les deux mains vers Han, les posa sur ses épaules, et lui adressa un regard perçant.
— Il se pourrait bien que vous soyez mon descendant, après tout, dit-il dans un souffle, les yeux emplis d’une joie féroce.