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UNE RÉUNION DANS LES HAUTES TERRES
Le jour suivant sa discussion avec Corbeau, Han passa la majeure partie de son temps à observer et écouter ce qui se passait autour de lui, à faire marcher des chevaux et à réfléchir à la façon d’assurer la sécurité de Raisa lorsqu’il serait sur la Dame Grise. Il expliqua son plan à Amon Byrne, et ordonna à Cat de ne pas quitter la reine d’une semelle, car le seigneur Bayar allait apprendre que Han n’était plus là.
Ce soir-là, il était de fonction dans les appartements de Raisa. Il avait espéré avoir l’occasion de lui parler. Ils n’avaient pas pu discuter depuis leur danse désespérée au camp des Pins Marisa. Mais elle s’était engagée dans une réunion sans fin avec les dirigeants de Delphi, au sujet de la sécurité des frontières. Delphi se trouvait dans une position délicate, prise entre l’Arden et les Fells, mais la reine ne pouvait se permettre de leur accorder les montants astronomiques qu’ils demandaient.
Raisa avait l’air épuisée, les yeux soulignés d’ombres et les épaules voûtées sous le poids des multiples requêtes qu’on lui présentait. Han observait ses mains tripoter impatiemment la nappe, et il remarqua qu’elle portait toujours la bague qu’il lui avait offerte, juste à côté de son anneau orné d’une ronde de loups.
Les Delphiens fulminaient et jouaient l’intimidation, mais Raisa tenait bon. Appuyé contre le mur, Han enrageait et rêvait de pouvoir les passer par la fenêtre. Au final, il dut partir pour le Marché-des-Chiffonniers, où il avait rendez-vous avec Danseur avant de se rendre au camp des Pins Marisa.
Le lendemain, Han et Danseur quittèrent la ville longtemps avant que le soleil ait commencé à caresser le sommet du versant est. Il était bon de chevaucher avec Danseur de nouveau. Han pouvait presque faire comme si les tragédies et les victoires de l’année passée n’avaient jamais existé, qu’ils étaient simplement des chasseurs à la recherche de gibier plus petit et moins dangereux.
Ils avaient mis au point une stratégie : ils allaient rejoindre la Dame Grise en passant par le camp des Pins Marisa, partant avec un jour d’avance afin d’éviter toute embuscade. De plus, Saule souhaitait les voir avant la réunion du Conseil.
Ils progressaient à un bon rythme, leur respiration formant de la buée tandis que leurs chevaux nageaient dans un océan de brouillard gris. Ils cheminaient depuis deux heures déjà lorsque le soleil illumina la crête de la porte de l’Est, se répandant dans le Val au-dessous.
Comme le brouillard se dissipait, ils passèrent dans des flaques de soleil brillant et d’ombre fraîche, entre des berges de rivières décorées de baisers-de-demoiselles et de dames-d’onze-heures. De petites véroniques fleurissaient dans les crevasses, et on trouvait de l’aconit ainsi que des pieds-d’alouette dans les lits des ruisseaux. Des spirées et des ancolies recouvraient les pentes des zones les plus ensoleillées. Danseur désigna même à un moment un jeune daim, presque un faon encore.
Ils firent une pause à la mi-journée afin de laisser les chevaux se reposer, et déjeunèrent de biscuits et de jambon. Lorsqu’ils dépassèrent l’embranchement d’où partait le chemin pour aller chez Lucius Frowsley, Han eut envie d’aller le voir, de lui dire que son ami Alger Waterlow était toujours en vie, en Aediion. Si on pouvait appeler cela « en vie ».
Mais ils avaient à faire au camp des Pins Marisa, alors ils accélérèrent l’allure.
En fin d’après-midi, alors qu’ils étaient encore à quelques kilomètres de leur destination, Han entendit le roulement de tonnerre produit par des sabots de chevaux approchant à vive allure. Danseur et lui échangèrent un regard, avant de s’écarter du chemin pour attendre de voir ce qui se passait.
Quatre cavaliers arrivaient au galop, montés sur de grands chevaux des plaines. De l’écume maculait la bouche de leurs montures, mais les hommes les pressaient comme s’ils étaient poursuivis par des démons.
Trois d’entre eux étaient jeunes, plus jeunes que Han, et le quatrième d’âge moyen. Ils en virent un tâter son cou, avant de se retourner et de projeter une boule de feu derrière lui.
— Des magiciens ? Ici ? souffla Han.
Il se pencha en avant sur sa selle afin de mieux voir.
Deux des cavaliers avaient des passagers, jetés en travers de leur selle devant eux : des enfants, vêtus à la mode des clans, aussi inertes que des poupées de chiffon.
Cinq guerriers demonai sortirent de la forêt au galop, concentrés sur la poursuite. Debout sur leurs étriers, ils avaient tendu leurs arcs mais semblaient hésiter à tirer, au risque de blesser les enfants.
Danseur poussa son cheval en avant, et alla barrer la route aux magiciens. Han le suivit aussitôt.
Les magiciens tirèrent sur leurs rênes, et leurs chevaux se cabrèrent et firent des écarts devant cet obstacle soudain.
Les arcs demonai se mirent à siffler, et les magiciens qui n’avaient pas de passagers tombèrent de leur selle. Les guerriers des clans se rassemblèrent en cercle autour des deux survivants.
L’un des jeunes magiciens avec un passager arrêta son cheval dans un soubresaut. Il était vêtu d’une tenue de cavalier bien coupée. Il lâcha son amulette et leva la main.
— Ne tirez pas ! Je…
Une flèche demonai lui transperça la gorge. Un guerrier sauta souplement au sol et attrapa la bride de l’animal, tandis qu’un deuxième faisait descendre l’enfant.
Le dernier magicien, celui d’âge moyen, ayant vu ce qui était arrivé à son compagnon, tordit l’encolure de son cheval et essaya de sortir de la piste en déjouant Han et Danseur. Malheureusement pour lui, il y avait une petite falaise de ce côté-là. Cheval, cavalier et enfant dévalèrent une pente raide et atterrirent dans un ravin.
Han sauta de sa selle et se précipita à leur suite.
L’enfant s’était envolé et avait atterri dans le lit caillouteux du ruisseau. Le magicien essayait désespérément de se dégager de sa monture, qui lui était tombée dessus dans le petit cours d’eau. Han entendit le bruit d’un arc venant du chemin. Puis d’un autre. Deux flèches se plantèrent dans la poitrine du magicien, et il glissa sous la surface.
L’enfant, une petite fille de six ans environ, ne bougeait pas. Han glissa ses mains sous elle, et la souleva délicatement hors du ruisseau. Elle saignait d’une blessure à la tête, et son bras pendait selon un angle impossible. Elle restait parfaitement immobile, les yeux ouverts, des larmes dévalant ses joues.
Han se tourna vers la pente en prenant soin de soutenir la tête et les épaules de l’enfant, afin de ne pas la blesser davantage.
— J’aurais besoin d’aide ! lança-t-il.
L’une des Demonai dévala la pente vers lui, s’arrêtant à quelques pas. C’était une guerrière musclée, le visage recouvert de symboles. Elle lui semblait familière, mais il ne se rappelait plus où il l’avait vue.
La guerrière tendit son arc, visant Han.
— Pose la lytling, porte-poisse.
— L’Éclaireuse ! lança Danseur depuis le chemin. Lâche ton arc. Il s’agit de Chasse-Seul. Il essaie de vous aider.
Entendre le nom de la guerrière raviva les souvenirs de Han : elle s’appelait Shilo l’Éclaireuse Demonai. Il l’avait vue récemment, lors de la fête pour le couronnement de Raisa, au camp des Pins Marisa.
L’Éclaireuse lui jeta un regard noir, avant de remettre son arc en bandoulière. À eux deux, ils réussirent à ramener la petite fille en haut de la pente, où attendaient les chevaux.
Les autres guerriers avaient étendu le petit garçon sur le sol. Il devait avoir quatre ans, tout au plus.
— Il ne bouge pas, mais je ne trouve aucune marque sur lui, dit l’un des Demonai.
— Ils ont été immobilisés, répondit Danseur. Attendez, laissez-moi faire.
Il posa une main sur la poitrine du petit garçon, serra son amulette dans l’autre, et dissipa le sort.
L’enfant tendit le bras et agrippa les tresses de Danseur.
— Porte-poisse m’a pris, dit-il.
— Je sais, répondit Danseur. Mais tu es en sécurité, maintenant.
Il connaît déjà ce mot, songea Han. « Porte-poisse ». Est-ce qu’on arrivera un jour à dépasser ça ?
— Laisse la fillette immobilisée jusqu’à ce qu’on ait pu la conduire à Saule, dit-il en envoyant un peu de brasillant à l’intérieur du corps de la fillette afin de soulager sa douleur. Que s’est-il passé ?
L’Éclaireuse cracha sur le sol.
— Ces quatre porte-poisse ont kidnappé deux de nos lytlings, Saute-Pierre et Pêcheur. J’imagine qu’ils devaient vouloir les échanger contre des amulettes. Maintenant, dit-elle avec un sourire sombre, ils vont devoir répondre de leurs actes devant le Destructeur.
— Qui étaient-ils ? demanda Han.
— Ils ne se sont pas présentés, répondit l’Éclaireuse.
Elle haussa les épaules comme si, de toute façon, les magiciens étaient tous les mêmes.
Les plus jeunes étaient peut-être des étudiants de Mystwerk, désespérés par l’embargo des clans des Esprits sur les amulettes. Il était de plus en plus difficile d’en trouver des puissantes, même temporaires. Et, quand on en trouvait, elles étaient hors de prix.
— Nous devrions ramener les lytlings au camp des Pins Marisa, dit Danseur.
Han se hissa en selle, et Danseur lui donna la fillette blessée sous les yeux suspicieux des Demonai.
— Nous allons vous escorter jusqu’au camp, dit l’Éclaireuse, afin de nous assurer qu’il ne vous arrive rien. Les esprits s’enflamment vite.
— Alors allons-y, répondit Han, inquiet pour la fillette dans ses bras et pressé d’entendre ce que Saule aurait à lui dire sur cette nouvelle affaire.
Il poussa Guenille en avant, laissant les guerriers derrière lui.
À l’approche du camp, ils virent des signes attestant de temps troublés. Le troupeau de lytlings et de chiens qui les accueillait habituellement n’était nulle part en vue. Des sentinelles au visage grave étaient postées le long du chemin que Han avait parcouru des centaines de fois dans son enfance. Il en connaissait certaines, de vue au moins. Les Demonai se penchèrent pour expliquer l’issue de la poursuite. Les sentinelles adressèrent un signe de tête à Han et Danseur lorsqu’ils passèrent, mais ne baissèrent pas leurs armes.
Les deux amis mirent pied à terre devant le Pavillon de la Matriarche. L’apprenti de Saule, Main-Miracle, vint à leur rencontre à la porte. Han lui tendit Saute-Pierre, et dissipa le sort d’immobilisation.
Saule sortit alors de la pièce de derrière.
— Apporte-la ici, Main-Miracle. J’ai un lit de prêt, dit-elle en regardant Han et Danseur. Je vous en prie, partagez notre foyer et tout ce que nous possédons. Le thé est presque prêt.
Puis elle disparut.
Le mélange fumé des hautes terres fit remonter un flot de souvenirs lorsque Han le but. Pourrait-il un jour se sentir de nouveau chez lui ici ?
Il fallut plus d’une heure pour que Saule passe les rideaux en peau de daim qui dissimulaient la pièce de derrière.
— Saute-Pierre s’est endormie. J’ai remis en place les os brisés, et elle a réussi à prendre un peu d’écorce de saule. Elle était alerte et parlait. Je pense que ça ira. J’ai envoyé Main-Miracle chercher d’autres ingrédients. Venez, nous allons nous asseoir avec la petite.
Ils suivirent Saule à l’arrière de la maison, là où elle avait soigné Han après qu’il eut absorbé le poison d’une pointe de flèche qui avait frappé Raisa. Saute-Pierre était allongée sur une paillasse près du foyer, sa frêle poitrine se soulevant et se rabaissant lentement dans son sommeil.
— Mère, comment est-ce arrivé ? demanda Danseur en baissant les yeux sur la fillette.
Saule se frotta la nuque.
— Saute-Pierre et Pêcheur attrapaient des poissons dans la Dyrnneflot lorsqu’ils ont été enlevés. Des magiciens sont déjà venus attaquer les villages les plus bas, à la recherche d’amulettes, mais c’est la première fois qu’ils s’en prennent à des enfants. Les relations entre nous étaient déjà tendues et venimeuses. Aujourd’hui… je crains que certains guerriers ne se vengent sur des magiciens.
Elle s’assit sur une chaise près du lit et posa son panier de couture sur ses genoux. Elle fit passer un fil dans le chas d’une aiguille, et en noua les deux extrémités.
— J’espère que vous serez prudents, tous les deux, dit-elle. Ces temps-ci, il est dangereux pour ceux qui ont le don de traverser les Esprits.
Ils murmurèrent une promesse, puis un silence gêné les enveloppa.
Saule prit une profonde inspiration, avant de la relâcher lentement.
— Chasse-Seul, pourrais-tu nous protéger des oreilles indiscrètes, s’il te plaît ?
Han fit le tour de la pièce en plaçant des sorts d’intimité afin que personne ne puisse entendre leur conversation, heureux que les Demonai au-dehors ne puissent pas voir ce qu’il faisait.
Saule posa ses mains sur ses genoux, et suivit la progression de Han de ses yeux noirs. Danseur s’assit en tailleur sur le petit tapis devant le foyer, face à elle. Lorsque Han eut terminé, il vint s’installer à côté de lui.
Saule baissa la tête sur son travail de couture.
— Danseur de Feu m’a dit que tu comptais te rendre sur la Dame Grise demain, afin d’assister à ta première réunion du Conseil des Magiciens.
— Oui, répondit Han.
— Je voulais avoir cette discussion avec toi avant ton départ. (Elle s’interrompit et le regarda droit dans les yeux.) Danseur t’a parlé de son père.
Han hocha la tête.
— Au début, j’ai été déçue : plus il y a de gens qui connaissent un secret, moins il a de chances de rester secret. J’espérais, dit-elle avec un sourire mélancolique à Danseur, que tu ne lui ressemblerais pas. J’espérais que tu n’aurais pas le don. J’espérais que tu trouverais ta voie, qu’elle te ferait rester dans les montagnes. (Elle s’arrêta un instant, avant de reprendre d’une voix basse et amère.) J’espérais que les magiciens resteraient dans les plaines, là où est leur place.
— Tu n’aurais pas pu garder ce secret à jamais, dit Danseur. La ressemblance est trop forte. Quiconque aurait le moindre doute serait capable de deviner tout seul.
— Je m’en rends compte maintenant. J’ai beaucoup réfléchi depuis le meurtre de la reine. J’ai eu tort de dissimuler ses actions pendant toutes ces années. De telles blessures s’infectent si on ne les rouvre pas pour les vider. Si j’avais raconté mon histoire, peut-être la mort de Marianna aurait-elle pu être évitée.
Saule termina de coudre un rang de perles et coupa le fil avec ses dents. Puis elle leva les yeux vers eux.
— Laissez-moi vous raconter le jour où j’ai rencontré Bayar sur Hanalea.