La société de l’Italie du Sud


Dans ce chapitre blackarr

De l’émigration à l’immigration

La fracture Nord/Sud

La famille et l’image

L’importance des réseaux

La place de la femme

Le sacré et le profane

Le Calcio : l’autre religion


Le Mezzogiorno ne se résume pas à ses ruines mystérieuses, à son littoral pittoresque et à ses palazzi vieillissants. Ses vrais protagonistes sont les Meridionali (Italiens du Sud), dont le caractère se nourrit d’une histoire millénaire, secouée par les soubresauts du triomphe comme de la tragédie. Comprendre l’âme du Sud, c’est prendre la mesure de ce qui a façonné la moitié la plus incomprise de l’Italie.

Rêves et diasporas

De l’émigration à l’immigration

Les graves problèmes économiques dont le Sud a souffert après l’unité italienne et les deux guerres mondiales ont entraîné des mouvements d’émigration massifs vers l’Italie du Nord, l’Europe du Nord, le continent américain et l’Australie. Entre 1880 et 1910, plus de 1,5 million de Siciliens sont partis vivre aux États-Unis, et, en 1900, l’île enregistrait la plus forte émigration du monde. La Campanie a ainsi perdu 2,7 millions de ses habitants entre 1876 et 1976.

Aujourd’hui, les jeunes Italiens, souvent les plus instruits, partent toujours en masse à l’étranger. Selon des estimations officielles, plus de 100 000 jeunes Italiens quittent leur pays chaque année en quête de meilleures opportunités, en Europe pour 70% d’entre eux. Ce phénomène résulte en partie d’un taux de chômage toujours particulièrement élevé chez les jeunes – environ 35% en 2017. Cette fuite des cerveaux s’aggrave du fait de la pratique bien enracinée du clientélisme et du népotisme : le “réseau” compte souvent plus que les capacités du candidat. Autre facteur déclenchant : la moindre réputation des universités du Sud par rapport à celles du Nord. D’où cet usage répandu, pour ceux qui en ont les moyens, consistant à envoyer leurs enfants étudier dans les villes du nord de l’Italie, voire à l’étranger. Master en poche, certains reviendront, mais beaucoup demeureront ailleurs, là où ils bénéficieront de plus d’opportunités et de libertés.

Il n’empêche que l’Italie du Sud est aussi devenue une destination privilégiée pour les candidats à une vie meilleure. Les bouleversements politico-économiques des années 1980 ont engendré un afflux de ressortissants d’Europe centrale et de l’Est, d’Amérique latine et d’Afrique. Plus récemment, un afflux de Chinois, de Philippins et de Sri Lankais ont donné aux rues italiennes un petit air d’Asie. Enfin, depuis 2015, les débarquements clandestins de migrants en provenance de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient constituent un défi de taille pour la société italienne.

275-1

UNGVARI ATTILA/SHUTTERSTOCK ©

Ostuni

Retour au début du chapitre

La fracture Nord/Sud

Dans le film Ricomincio da tre (1980), le célèbre réalisateur Massimo Troisi traite par le biais de la comédie les problèmes rencontrés par les Italiens du Sud, contraints d’aller travailler dans le Nord. Luca Miniero met en scène le scénario inverse dans l’adaptation italienne de Bienvenue chez les Ch’tis, Benvenuti al Sud (2010), une comédie dans laquelle un receveur des postes du nord de l’Italie se fait muter dans une petite ville du Sud, où il débarque avec moult préjugés. Ces deux films révèlent, de manière parfois caricaturale, la fracture bien réelle qui existe entre le nord et le sud du pays. Au Nord ses empires de la mode et ses métropoles prospères, au Sud ses forts taux de chômage, ses infrastructures défaillantes et ses arrestations de mafieux. L’adjectif meridionale (d’Italie du Sud) évoque toujours une série d’images peu flatteuses.

Entre la révolution industrielle et les années 1960, des millions d’Italiens du Sud sont partis trouver du travail dans les usines du Nord. Comme le dit le proverbe : Ogni vero Milanese ha un nonno Pugliese (“Chaque vrai Milanais a un grand-père pouillais”). Pour beaucoup, l’accueil n’eut rien de chaleureux. Ces terroni (paysans), comme ils étaient surnommés, étaient souvent méprisés autant par leurs bailleurs que par les serveurs. Si cette discrimination ouverte a pratiquement disparu, les préjugés perdurent. Certains dans le Nord estiment que leur région, plus riche, doit injustement subvenir aux besoins du Sud, plus pauvre. Une idée qui a fait le terreau de l’extrême droite dans le Nord, notamment représentée par Umberto Bossi, fondateur de la Ligue du Nord.

Les préjugés ont la vie dure aussi au sud où nombreux sont les habitants qui jugent leurs compatriotes du Nord freddi (froids) et hautains. Il est d’ailleurs courant d’entendre les gens du Sud ayant quitté leur région se plaindre de l’anonymat et du manque d’entraide dans le Nord.

Retour au début du chapitre

Les Italiens du Sud

La famille et l’image

La famille est le socle de la société italienne, et la loyauté envers les proches et les amis constitue une qualité primordiale. Luigi Barzini (1908-1984) écrit ainsi dans Les Italiens : “Une vie privée heureuse permet de supporter une vie publique affreuse.” Ce décalage entre les sphères privée et publique, caractéristique des Italiens du Sud, s’est développé au fil des années de domination étrangère. Certains jettent sans scrupule des ordures dans la rue, mais tiennent leur maison dans un état de propreté impeccable au cas où ils auraient une visite imprévue – il ne faut surtout pas passer pour un barbone (clochard).

Fare bella figura (faire bonne impression) compte énormément. L’image que vous et votre famille donnez au monde extérieur est une question d’honneur, de respectabilité et de fierté. Beaucoup continuent de penser que dans le Sud, on est mieux que son voisin si l’on possède des biens plus nombreux et plus beaux. Fare bella figura, c’est aussi s’habiller élégamment, se comporter avec modestie, remplir ses devoirs religieux et sociaux, et ses obligations familiales. Dans le contexte de la famille élargie, où les commérages sont monnaie courante, une bonne image est un gage de protection de l’intimité.

Retour au début du chapitre

L’importance des réseaux

Dans la bureaucratie la plus ancienne et la plus établie d’Europe, les liens familiaux jouent un rôle essentiel. Glisser un mot à propos de son fils, de sa nièce ou de son petit-fils peut réellement permettre de lancer leur carrière. Si l’on en croit une étude du ministère du Travail italien, plus de 60% des firmes italiennes recrutent sur la base de recommandations personnelles. Le clientelismo est aussi ancré dans la vie italienne que le caffè (café) ou les tasse (taxes). Une réalité décrite sous forme de satire dans le film Viva l’Italia (2012) : Massimiliano Bruno y met en scène un sénateur corrompu qui réussit à “placer” ses trois enfants, et même à faire engager sa fille bègue comme actrice de télévision.

En 2016, Raffaele Cantone – président de l’Autorità Nazionale Anticorruzione (ANAC ; Autorité nationale anticorruption) – a créé la polémique en déclarant que le népotisme au sein des universités italiennes jouait un rôle majeur dans l’actuelle fuite des cerveaux. Cette opinion fait écho à une étude menée en 2011 par la faculté de médecine de Chicago, dans laquelle apparaissaient à de nombreuses reprises les mêmes patronymes au sein du personnel de plusieurs universités italiennes. Le satiriste Beppe Severgnini (Comment peut-on être italien ? Flammarion, 2007) ironise à ce sujet en expliquant que si l’on veut perdre un ami italien ou mettre un terme à une conversation, il suffit d’évoquer les conflits d’intérêt.


COMME LE DIT LE PROVERBE

Les proverbes révèlent beaucoup de choses sur la culture d’une région. En voici six qui ont cours dans le Sud :

redarr Cu si marita, sta cuntentu nu jornu, Cu’ ammazza nu porcu, sta cuntentu n’annu (Sicile). Qui se marie reste heureux un jour, qui tue un porc reste heureux un an.

redarr Aprili fa li ciuri e li biddizzi, l’onuri l’avi lu misi ri maju (Sicile). Avril fait les fleurs et la beauté, mais tout le mérite en revient à mai.

redarr A chi troppo s’acàla ‘o culo se vede (Naples). Qui fait de trop basses courbettes se retrouve cul nu.

redarr Cu va ’n Palermu e ’un viri Murriali, sinni parti sceccu e tonna armali (Sicile). Qui va à Palerme et ne voit pas Monreale y part sot et en revient idiot.

redarr Quannu la pulice se vitte a la farina, disse ca era capu mulinaru (Pouilles). Quand la mouche s’est retrouvée dans la farine, elle a prétendu être le maître meunier.

redarr Lu mericu piatusu fa a chiaja virminusa (Sicile). Un médecin compatissant infecte la plaie.


278-1

LEOKS/SHUTTERSTOCK ©

Procida

Retour au début du chapitre

La place de la femme

Comme dans de nombreux pays méditerranéens, la femme occupe une position inconfortable en Italie du Sud. En tant qu’épouse et mère, elle est profondément respectée dans son foyer et constitue un pilier moral et affectif pour les membres de sa famille. La mère est toujours la mère, un modèle omniprésent et le cauchemar des belles-filles. Dans la sphère publique, toutefois, elle joue plus rarement un rôle de premier plan.

Les temps changent, cependant. Il y a seulement deux générations, nombre d’hommes et de femmes ne se côtoyaient quasiment jamais dans le Sud. La plupart du temps, les femmes ne sortaient que le samedi soir et souvent, hommes et femmes ne se baignaient pas sur les mêmes plages. Toute relation amoureuse ne pouvait naître que sous l’œil d’un chaperon, frère, tante ou grand-mère. Aujourd’hui, de plus en plus de femmes vivent en concubinage, surtout en ville. Un meilleur accès à l’éducation et l’évolution des mentalités permettent à un nombre croissant d’entre elles d’obtenir des diplômes et de faire carrière.

L’égalité des sexes demeure cependant un objectif à atteindre en Italie du Sud comme dans le reste du pays. Le Global Gender Gap Report publié en 2016 par le Forum économique mondial classe l’Italie au 50e rang mondial en matière de traitement général réservé aux femmes (contre 41e en 2015). Elle occupe par ailleurs le 56e rang pour le niveau d’instruction, et le 25e pour la participation à la vie politique.

Selon le Rapport sur l’égalité entre les femmes et les hommes de la Commission européenne (2017), seules 52% des femmes travaillent en Italie, contre 80% en Suède, 75% au Danemark et 66% en France. Par ailleurs, les Italiennes gagnent 33% de moins que leurs homologues masculins. Les femmes d’affaires italiennes qui ont réussi existent bien, telles Bianca Maria Farina, à la tête des Poste Italiane, et Emma Marcegaglia, à la tête de la société nationale des hydrocarbures (Ente Nazionale Idrocarburi, Eni), mais on compte toujours près de 95% d’hommes dans les conseils d’administration des entreprises publiques.

Les Italiennes ne s’en sortent pas mieux sur le front domestique. Selon l’OCDE, les Italiens passent trois fois moins de temps que les Italiennes à cuisiner, à faire le ménage et à s’occuper des enfants (103 minutes par jour pour les premiers, 315 minutes pour les secondes).

279-1

PHOTOGOLFER/SHUTTERSTOCK ©

Duomo, Naples

Retour au début du chapitre

Le sacré et le profane

Si la majorité des Italiens se déclarent catholiques, seuls 15% de la population vont à la messe le dimanche. Pourtant, les fêtes et traditions religieuses continuent de jouer un rôle important dans le Sud de l’Italie. Chaque ville possède un saint patron, dont la fête est célébrée avec des concerts, des manifestations, des dégustations de nourriture et de vin. Assister à ces festivités religieuses constitue l’un des meilleurs moyens de s’immerger dans la culture du Mezzogiorno. La plus intense est Pâques, qui donne lieu à de somptueuses processions tout au long de la Semaine sainte. Les fidèles paient de fortes sommes pour avoir le privilège et les honneurs de porter les très lourdes décorations à travers la ville – et ce même si les processions sont d’une lenteur et d’une solennité extrêmes.

Les pèlerinages et la croyance dans les miracles restent un pilier de la vie religieuse. L’image du Padre Pio – prêtre du Gargano canonisé en 2002 – décore les églises, les places de village, les pizzerias et les habitations un peu partout dans le Sud, et quelque 8 millions de pèlerins se rendent chaque année sur sa tombe. Trois fois par an, des milliers de personnes s’entassent dans le duomo de Naples pour voir le sang de leur saint patron, San Gennaro (saint Janvier), se liquéfier miraculeusement dans les fioles qui le contiennent : c’est le signe que la ville est protégée contre toute catastrophe. Si le sang ne coule pas – comme en décembre 2016 – c’est de mauvais augure. Autre bienfaiteur sacré napolitain : Giuseppe Moscati (1880-1927), médecin qui consacra sa vie à servir les pauvres de la cité et que nombre de croyants continuent à honorer comme saint guérisseur (canonisé en 1987). Pour preuve, la chapelle qui lui est consacrée dans la Chiesa del Gesù Nuovo, à Naples, entièrement couverte d’ex-voto rappelant par leur forme la partie du corps guérie par son intercession.

La frontière reste mince entre le sacré et le profane dans le Sud. Dans Le Christ s’est arrêté à Eboli, racontant son séjour en surveillance surveillée dans un village de Basilicate dans les années 1930, l’écrivain, peintre et médecin Carlo Levi note : “L’air au-dessus de cette terre désolée et parmi les cabanes des paysans est peuplé d’esprits. Tous ne sont pas des gnomes malveillants et capricieux ou des démons maléfiques. Il y a aussi de bons esprits, sous la forme d’anges gardiens.”

Si l’univers mystique que décrit Levi a bien changé, les influences païennes ont toujours leur place dans le quotidien des Italiens du Sud. Les amulettes porte-bonheur sont aussi nombreuses que les pendentifs ornés de crucifix, la plus fameuse étant l’emblématique corno. Suspendue autour du cou ou au rétroviseur des voitures, cette amulette en forme de corne tirerait ses pouvoirs de la représentation du taureau et de sa vigueur sexuelle. Autre coutume plus rare mais toujours vivante : celle du ’o Scartellat, à Naples. Il s’agit généralement d’un homme âgé que vous verrez parfois brûler de l’encens dans les vieux quartiers de la ville pour éloigner le mauvais sort et attirer la bonne fortune. Le mot ’o Scartellat signifie “bossu” en napolitain, car cette tâche était jadis confiée à des hommes au corps contrefait.

Retour au début du chapitre

Le Calcio : l’autre religion

Si le catholicisme est la religion officielle en Italie, le culte du calcio compte certainement le plus grand nombre d’adeptes. Tous les week-ends, de septembre à mai, des millions de tifosi (supporters) suivent les matchs de football au stadio, à la télévision ou sur leur téléphone portable. La Piazzetta Nilo, à Naples, abrite même un autel à la star argentine Diego Maradona, qui a hissé l’équipe de la ville à son plus haut niveau dans les années 1980 et au début des années 1990.

Ce n’est pas une coïncidence si en italien tifoso signifie à la fois “supporter” et “malade du typhus”. Quand le ballon termine sa course au fond des filets, alors que la moitié du stade éclate en imprécations et que l’autre moitié explose de joie, la fébrilité du public atteint son paroxysme. Peu d’événements fouettent davantage le sang des Italiens qu’un match de football, bon ou mauvais. Neuf mois après la victoire de l’équipe nationale menée par le Napolitain Fabio Cannavaro lors de la Coupe du monde 2006, les hôpitaux du nord du pays ont enregistré un nombre record de naissances. En février de l’année suivante, des émeutes lors d’un match Palerme-Catane ont coûté la vie à un policier et ont fait une centaine de blessés.

Ce sport qui divise peut aussi être fédérateur. Vous avez beau être un supporter de Bari et détester la Juventus, quand l’équipe nationale des Azzurri (les Bleus) gagne le Mondial, vous êtes tout simplement un Italiano. D’où le drame national qu’a représenté la non-qualification de la Squadra Azzura pour le Mondial 2018.