I

CONNAISSANCE DE L'AN MIL

Un peuple terrorisé par l'imminence de la fin du monde : dans l'esprit de bien des hommes de culture, cette image de l'An Mil demeure encore vivante aujourd'hui, malgré ce qu'ont écrit pour la détruire Marc Bloch, Henri Focillon ou Edmond Pognon. Ce qui prouve que, dans la conscience collective, les schémas millénaristes n'ont point à notre époque perdu tout à fait leur puissance de séduction. Ce mirage historique prit donc place fort aisément dans un univers mental tout disposé à l'accueillir. L'histoire romantique l'héritait des quelques historiens et archéologues qui avaient entrepris, au XVIIe et au XVIIIe siècle, l'exploration scientifique du Moyen Age, de cette époque obscure, asservie, mère de toutes les superstitions gothiques que commençaient alors à dissiper les Lumières. Et c'est bien, en fait, à la fin du XVe siècle, dans les triomphes du nouvel humanisme, qu'apparaît la première description connue des terreurs de l'An Mil. Elle répond au mépris que professait la jeune culture d'Occident à l'égard des siècles sombres et frustes dont elle sortait, qu'elle reniait pour regarder, par-delà ce gouffre barbare, vers l'Antiquité, son modèle. Au centre des ténèbres médiévales, l'An Mil, antithèse de la Renaissance, offrait le spectacle de la mort et de la prosternation stupide.

 

Une telle représentation tire une grande partie de sa force de tous les obstacles qui interdisent de voir clairement ce moment de l'histoire européenne. C'est à peine, en effet, si l'année qui fut la millième de l'incarnation du Christ, selon les calculs – inexacts –  de Denys le Petit, possède une existence, tant le réseau des témoignages sur quoi se fonde la connaissance historique est lâche. Si bien que pour atteindre ce point chronologique – et pour constituer le dossier qui se trouve ici présenté – force est d'élargir de manière substantielle le champ d'observation et de considérer la zone d'un peu plus d'un demi-siècle qui entoure l'An Mil, entre les environs de 980 et ceux de 1040.

Encore la vision demeure-t-elle fort peu distincte. Car l'Europe d'alors sortait d'une très profonde dépression. Les incursions de petites bandes pillardes venues du Nord, de l'Est et du Midi avaient réprimé les premiers élans de croissance qui s'étaient développés timidement à l'époque carolingienne, provoqué un retour offensif de la sauvagerie, et endommagé, notamment, les édifices culturels que les Empereurs du IXe siècle s'étaient acharnés à construire. Limité aux sommets de la société ecclésiastique, le milieu des lettrés fut si malmené après 860, que l'usage de l'écriture, déjà fort restreint, se perdit presque entièrement. Pour cela, l'Occident du Xe siècle, ce pays de forêts, de tribus, de sorcellerie, de roitelets qui se haïssent et se trahissent, sortit à peu près de l'histoire et laissa moins de traces de son passé que ne le fit sans doute l'Afrique centrale du XIXe siècle, qui lui ressemble tant. Certes, pour la génération qui précède l'An Mil, le gros du danger et de l'infortune est passé ; des pirates normands viendront encore capturer des princesses en Aquitaine pour les mettre à rançon, et l'on verra les armées sarrasines assiéger Narbonne ; c'en est fini cependant des grandes bousculades, et l'on sent que déjà s'est mis en marche le progrès lent et continu dont le mouvement n'a point cessé d'entraîner depuis lors les pays de l'Europe occidentale. Aussitôt se manifeste un réveil de la culture, une résurgence de l'écrit ; aussitôt les documents reparaissent. L'histoire de l'An Mil est donc possible. Mais c'est celle d'une première enfance : elle balbutie, elle fabule.

 

L'ARCHÉOLOGIE

 

A vrai dire l'historien n'utilise pas seulement des textes, et tout ce que recueille à son usage l'archéologie peut l'éclairer singulièrement. L'exemple de la Pologne lui montre ce qu'il est en droit d'attendre d'une recherche attentive de tous les vestiges de la vie matérielle, de l'exploration des sépultures et des fonds de cabanes, de l'analyse des résidus d'une occupation ancienne que conservent le paysage ou la toponymie d'aujourd'hui. Des fouilles récentes lui ont en effet dévoilé ce que furent dans les plaines polonaises les « villes » de l'An Mil, ces levées de bois et de terre enserrant dans des enceintes accolées le palais du prince et de ses guerriers, la cathédrale toute neuve et le bourg des artisans domestiques. A vrai dire cependant, les archéologues polonais, tchèques, hongrois ou scandinaves, stimulés par l'absence presque totale de textes concernant cette période de leur histoire nationale, et contraints d'utiliser pour la bâtir d'autres matériaux, se situent tout à fait à l'avant-garde d'une archéologie de la vie quotidienne. En France, celle-ci en est encore à expérimenter ses techniques. Pour la plus grande part de l'Europe, ce que l'on sait du début du XIe siècle vient donc des sources écrites. Ce livre entend présenter et commenter quelques-uns d'entre eux, choisis dans un fonds documentaire qui, même dans les pays français pourtant placés en ce temps-là à la pointe du renouveau culturel, apparaît singulièrement restreint.

 

LES CHARTES

 

Des quelque soixante années qui encadrent l'An Mil date une certaine quantité de textes qui ne prétendaient pas raconter des événements, mais qui servaient à établir des droits. Ce sont des diplômes notifiant des décisions royales, des chartes ou des notices qui concernent presque toutes des transferts de possessions. Rares encore en Angleterre et dans le nord de la Germanie, de tels actes sont dans les archives de France, d'Italie et de l'Allemagne du Sud, beaucoup plus nombreux que les titres analogues datant du Xe siècle ou même de l'époque carolingienne. Aucune période antérieure de l'histoire européenne n'en livre autant. Non point que les rédacteurs aient été à ce moment très actifs. Ils l'étaient peut-être moins qu'au IXe siècle, certainement moins qu'au Ve. Mais d'une part, ils employaient un matériau, le parchemin, beaucoup plus solide et durable que le papyrus du haut Moyen Age ; ces écrits, d'autre part et surtout, ont été conservés avec plus de soin. Ils possédaient une valeur essentielle en effet aux yeux des moines et des clercs en un temps où nombre d'établissements religieux étaient en pleine réforme, devaient par conséquent asseoir leur restauration sur la remise en ordre systématique de leur fortune et conservaient précieusement pour cela tous les écrits garantissant leurs prérogatives, les diplômes et les privilèges royaux, les chartes de donations, les accords passés avec les puissances rivales. L'écriture en effet n'était pas sans utilité dans les contestations judiciaires. Certes, hormis les gens d'Eglise, personne en ce temps ne savait lire. Mais dans les assemblées où les monastères et les évêchés venaient plaider contre les usurpateurs de leurs possessions, les chefs de bande et leurs cavaliers n'osaient pas mépriser trop ouvertement des parchemins, que leurs yeux pouvaient voir ici et là marqués du signe de la croix, et où les hommes capables de les déchiffrer trouvaient la mémoire précise des transactions anciennes et le nom des hommes qui en avaient été les témoins. De cette époque datent les premières archives, qui toutes sont ecclésiastiques, et ces cartulaires où les scribes de l'Eglise recopiaient en les classant les multiples titres isolés tenus dans l'armoire aux chartes.

 

Ces collections ont, au cours des temps, beaucoup souffert. Mais certaines sont presque intactes en Italie et en Allemagne ; beaucoup en France ont fait l'objet de transcriptions systématiques avant la longue incurie du XVIIIe siècle et les dispersions de la période révolutionnaire qui leur causèrent grand dommage. Des archives de l'abbaye de Cluny, par exemple, ont été sauvées pour la période qui nous occupe, plus de mille quatre cents chartes et notices (comme beaucoup d'entre elles ne furent pas datées avec précision, un dénombrement exact est impossible). Ces écrits procurent des témoignages irremplaçables. Sans eux, on ne saurait presque rien des conditions économiques, sociales et juridiques ; ils permettent d'entrevoir comment s'établissait la hiérarchie des statuts personnels, comment se nouaient les liens de la vassalité, comment évoluaient les patrimoines, et ils jettent de rares lueurs sur l'exploitation des grandes fortunes foncières. Mais les documents de ce type ne sont utiles que s'ils sont denses. C'est seulement en rassemblant en gerbe les indications laconiques que chacun d'eux contient que l'on peut, pour quelques régions privilégiées, dans l'environnement des établissements religieux les plus rayonnants de l'époque, tenter de s'en servir pour reconstituer, non sans hésitations, et non sans énormes lacunes, le réseau des relations humaines. En revanche, isolée, chacune de ces chartes ne dit rien, ou presque. Car les scribes d'avant le milieu du XIe siècle demeuraient pour la plupart prisonniers d'un formulaire ancien, mal adapté aux innovations du temps présent ; sous leur plume, ce qui fait la modernité de leur époque demeure masqué par des vocables surannés et par les cadres sclérosés de l'expression. Le grand bouleversement des relations politiques et sociales dont la période qui s'ordonne autour de l'An Mil fut le lieu, cette véritable révolution, plus précoce dans les pays français, qui fait apparaître et installe pour des siècles les structures que nous appelons féodales, étaient en effet trop récents, trop actuels pour retentir déjà sur les termes rituels de l'écriture juridique, la plus figée de toutes, la plus lente à se prêter à l'expression de la nouveauté. Aussi, pour extraire de telles sources tout leur enseignement, faut-il les traiter par liasses épaisses, par séries. Séparé de ceux qui le précèdent, l'entourent et le suivent, aucun de ces actes ne livre les richesses que révèlent à la première lecture les écrits littéraires.

Ceux-ci, du temps où les historiens ne s'occupaient guère que des rois, des princes, des batailles et de la politique, fournissaient aux érudits l'essentiel de leur pâture. En revanche, ils furent négligés dès que l'examen de l'économique et du social devint le but principal de la recherche historique. On ne s'en occupait guère encore il y a dix ans. Mais voici que les curiosités les plus neuves, l'effort pour restituer ce que furent dans le passé les attitudes psychologiques, les font de nouveau tenir pour une source essentielle. Ce sont donc ces textes que veut mettre en évidence ce recueil, délibérément orienté vers l'histoire des mentalités.