Pauvre littérature. La seule écrite était latine. Elle se forgeait dans le petit cercle des lettrés et pour leur seul usage. Des liens étroits l'unissaient aux institutions scolaires ; pour cette raison, elle se rattache directement à la renaissance carolingienne ; on la voit fleurir, la tourmente passée, sur la mince tige que les pédagogues amis de Charlemagne avaient plantée, à la fin du VIIIe siècle, dans la barbarie franque. Comme toutes les œuvres composées au temps de Louis le Pieux et de Charles le Chauve, celles de l'An Mil se montrent fascinées par les modèles de l'antiquité latine et s'appliquent studieusement à les imiter. Ce qui nous en est resté relève donc des genres pratiqués dans les lettres romaines et manifeste d'étroites ressemblances avec les auctores, les « autorités » que conservaient les bibliothèques de l'An Mil et que commentaient les maîtres. C'est bien le cas de presque tous les ouvrages dont j'ai groupé ici des extraits – du poème, dédié au roi de France Robert le Pieux, qu'écrivit à la fin de sa vie, vers 1030, l'évêque de Laon Adalbéron, vieil intrigant étroitement mêlé, comme l'avaient été les prélats carolingiens, à la politique royale, – des lettres que Gerbert, le pape de l'An Mil, écrivit et édita en songeant à Pline et à Cicéron – enfin, de toutes les biographies de personnages sacrés, rois, saints ou abbés, qui s'inspirent de la littérature panégyrique antique, et notamment de l'Epitoma vitae regis Roberti pii, la vie du roi Robert, que Helgaud, moine de Saint-Benoît-sur-Loire, rédigea entre 1031 et 1041. Quant aux œuvres proprement historiques, elles méritent un examen plus attentif.
Elles sont relativement fort abondantes. Au temps de la renaissance carolingienne, qui introduisit toute la culture écrite dans un cadre strictement ecclésiastique, le souci de prolonger la tradition romaine et de suivre les traces de Tive-Live ou de Tacite avait été, en effet, fortement stimulé par une autre attitude intellectuelle, le sens de la durée inhérent à la religion chrétienne. Car le christianisme sacralise l'histoire ; il la transforme en théophanie. Dans les monastères, qui furent les principaux foyers culturels à l'époque de Charlemagne et qui le redevinrent en l'An Mil, la pratique de l'histoire s'intégrait tout naturellement aux exercices religieux. Et lorsque des réformateurs soucieux d'ascétisme et qui pourchassaient jusque dans les exercices de l'esprit toutes les occasions de plaisir, engagèrent les moines à ne plus fréquenter les lettres païennes, les historiens demeurèrent à peu près seuls, parmi les auteurs profanes, à échapper à leur suspicion. On connaît, pour une année située vers le milieu du XIe siècle, les livres distribués aux moines de Cluny pour leurs lectures de Carême : dans la proportion d'un sur dix, les membres de la communauté reçurent des ouvrages historiques, la plupart chrétiens : Bède le Vénérable, Orose, Josèphe, mais païens également, tel Tite-Live. On considérait que les textes contenant la mémoire du passé pouvaient de deux manières aider à ce grand œuvre dont les abbayes étaient alors les ateliers, à la construction du royaume de Dieu. Ils offraient en effet d'abord des exemples moraux ; ils pouvaient donc guider le chrétien dans sa progression spirituelle, le mettre en garde contre les dangers, et l'orienter dans les voies droites ; ils édifiaient. D'autre part et surtout, ils portaient témoignage de la toute-puissance de Dieu qui, depuis l'Incarnation, s'était lui-même inséré dans la durée historique ; en célébrant les actes des hommes qu'avait inspirés le Saint-Esprit, ils manifestaient la gloire divine.
Dans le prologue de son livre Des Merveilles, écrit vers 1140, l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, définit ainsi les mérites de l'œuvre historique et son utilité : Bonnes ou mauvaises, toutes les actions qui se produisent dans le monde, par la volonté ou par la permission de Dieu, doivent servir à la gloire et à l'édification de l'Eglise. Mais si on ne les connaît pas, comment peuvent-elles contribuer à louer Dieu et à édifier l'Eglise ? Ecrire l'histoire est donc une œuvre nécessaire, intimement associée à la liturgie ; par vocation, il revient au moine d'en être le principal artisan ; il faut l'exciter à se mettre à l'ouvrage, et Pierre le Vénérable poursuit ainsi son exhortation : L'apathie qui se replie sur la stérilité du silence est devenue telle que tout ce qui s'est produit depuis quatre ou cinq cents ans dans l'Eglise de Dieu ou dans les royaumes de la chrétienté nous est, comme à chacun, presque inconnu. Entre notre époque et les époques qui l'ont précédée la différence est telle que nous connaissons parfaitement des événements qui remontent à cinq cents ou à mille ans en arrière, alors que nous ignorons les faits ultérieurs, et ceux même qui ont eu lieu de nos jours.
Lorsque, cent ans plus tôt, Raoul Glaber, le meilleur historien de l'An Mil, dédiait son ouvrage à un autre abbé de Cluny, Odilon, il ne disait pas autre chose :
Les très justes plaintes que j'ai souvent entendu exprimer par nos frères d'étude, et quelquefois par vous-même, m'ont touché : de nos jours, il n'est personne pour transmettre à ceux qui viendront après nous un récit quelconque de ces multiples faits, nullement négligeables, qui se manifestent tant au sein des églises de Dieu que parmi les peuples. Le Sauveur a déclaré que, jusqu'à la dernière heure du dernier jour il ferait arriver du nouveau dans le monde avec l'aide du Saint Esprit et avec son Père. En près de deux cents ans, depuis Bède, prêtre en Grande-Bretagne, et Paul, diacre en Italie, il ne s'est trouvé personne qui, animé d'un tel dessein, ait laissé à la postérité le moindre écrit historique. Chacun d'eux, d'ailleurs, a fait seulement l'histoire de son propre peuple, ou de son pays. Alors que, de toute évidence, aussi bien dans le monde romain que dans les régions d'outre-mer ou barbares, il s'est passé quantité de choses qui, confiées à la mémoire, seraient fort profitables aux hommes et les engageraient tout particulièrement à la prudence. Et l'on peut en dire au moins autant des faits qui, dit-on, se sont multipliés aux environs de la millième année du Christ notre Sauveur. Voici pourquoi, dans la mesure de mes moyens, j'obéis à votre recommandation et à la volonté de nos frères1.
En ce temps, il existait quatre genres d'écrits historiques :
1o Les Annales, d'abord, où l'on notait année par année les principaux événements connus. Cette forme avait été brillamment pratiquée dans les monastères carolingiens. Il n'en reste plus en l'An Mil que des résidus, de plus en plus maigres. Dans le manuscrit des Annales Floriacensis, tenu à l'abbaye de Fleury, c'est-à-dire de Saint-Benoît-sur-Loire, sept années seulement, après l'An Mil, font l'objet d'une notation, 1003, 1004, 1017, 1025, 1026, 1028, 1058-10602. Les Annales Beneventani3 furent poursuivies, à Sainte-Sophie de Bénévent, jusqu'en 1130 ; alors que les Annales Viridunenses4, du monastère de Saint-Michel de Verdun, s'interrompirent après 1034.
2o Les Chroniques sont des annales reprises, élaborées par un auteur, qui en fait un ouvrage littéraire. A l'époque qui nous occupe, trois œuvres de cette sorte ont de l'importance.
a) Le Chronicon Novaliciense5 fut composé avant 1050 dans l'abbaye de Novalaise, située sur l'un des grands passages des Alpes et qui, détruite par les Sarrasins, avait été restaurée vers l'An Mil.
b) On doit huit livres de Chroniques6 à l'évêque Thietmar de Mersebourg. Né en 976 d'un comte saxon, cet homme est l'un des meilleurs représentants de la floraison culturelle que connut la Saxe, l'une des contrées jusqu'alors les plus sauvages de l'Europe, lorsque ses princes, dans le cours du Xe siècle, accédèrent à la royauté germanique, puis à l'Empire. Dans leurs châteaux, ils érigèrent des évêchés (tel Mersebourg fondé en 968) et des monastères qui furent le lieu d'une nouvelle renovatio, d'une résurgence de la renaissance carolingienne. Eduqué dans le monastère Saint-Jean de Magdebourg, Thietmar devint prêtre en 1003, s'attacha à l'archevêque du lieu, grâce auquel en 1009 il devint évêque. Il écrivit à la fin de sa vie ses Chroniques, qu'il put conduire jusqu'en 1008.
c) Adémar de Chabannes, comme Thietmar, fut d'abord moine, puis accéda au sacerdoce et s'agrégea à un cercle épiscopal. Né vers 988, dans une branche latérale d'un grand lignage de la noblesse limousine, on l'avait offert tout jeune à l'abbaye Saint-Cybard d'Angoulême. Mais deux de ses oncles occupaient de hautes dignités dans le monastère de Limoges, où l'on vénérait le tombeau de Saint-Martial, le saint tutélaire de l'Aquitaine. Ils attirèrent Adémard dans ce très important centre culturel, où il fut formé aux belles lettres. Revenu dans Angoulême, parmi les prêtres attachés à la cathédrale, il écrivit. Sa Chronique7 est très ample, et prend l'allure d'une véritable histoire, celle du peuple Franc tout entier. En vérité, les deux premiers livres et la moitié du troisième ne sont que des compilations ; la dernière partie seule est originale et, lorsqu'elle dépasse l'année 980, devient en fait une chronique de l'aristocratie d'Aquitaine. Des remaniements, des additions postérieures altèrent un texte qui pose à la critique érudite de graves problèmes.
3o On peut considérer comme des œuvres d'histoire les Livres de Miracles qui furent composés dans les grandes basiliques à pèlerinage, au voisinage des reliquaires les plus vénérés, et dont le but précisément était d'en répandre la renommée. Ils racontent les prodiges opérés par la vertu des corps saints. Ce sont des œuvres composites ; plusieurs rédacteurs ont, l'un après l'autre, recueilli des anecdotes ; par cette succession même, la chronologie s'introduit dans la relation. Deux recueils de cette sorte sont fort importants pour la connaissance de la France aux environs de l'An Mil.
a) A cette époque, l'abbaye de Fleury-sur-Loire était l'un des foyers les plus rayonnants de la vie monastique ; elle était proche d'Orléans, la résidence principale du roi de France ; elle prétendait conserver les reliques de saint Benoît de Nurcie, patriarche des moines d'Occident. On y cultivait plus qu'ailleurs le genre historique. Aimoin, auteur d'une Historia Francorum, entreprit vers 1005 d'ajouter deux livres à un premier recueil de Miracles, composé en l'honneur de saint Benoît au milieu du IXe siècle. Il traita en historien le livre II et introduisit, dans un récit de forte structure chronologique, la description des prodiges ; mais, dans le livre III, il classa ceux-ci région par région. Sur un plan semblable, un autre moine, André, entreprit après 1041, de raconter les nouveaux miracles ; il y mêla, comme les chroniqueurs, des allusions fréquentes aux événements politiques, aux intempéries, aux météores8.
b) Bernard, ancien élève de l'école épiscopale de Chartres et qui dirigeait vers 1010 celle d'Angers, visita, étonné, les reliques de sainte Foy à Conques ; il fit de nouveau, à deux reprises, le pèlerinage et offrit à l'évêque Fulbert de Chartres, l'un des grands intellectuels de l'époque, un récit des merveilles qui s'accomplissaient près de la fameuse statue reliquaire. Ce texte constitue les deux premiers livres du Liber miraculorum sante Fidis9 ; les deux autres sont l'œuvre d'un continuateur du XIe siècle.
4o D'Histoires véritables, nous n'en connaissons guère alors que trois.
a) Dudo, doyen de la collégiale de Saint-Quentin en Vermandois, rédigea pour les « ducs des pirates » une Histoire des Normands, « trois livres des mœurs et des hauts faits des premiers ducs de Normandie », qui conduit jusqu'en 1002.
b) Quatre livres d'Histoires, englobant une période comprise entre 888 et 995, sont l'œuvre de Richer, moine à Saint-Remi de Reims10.
c) Autre moine, mais mal docile et instable, Raoul, dit Glaber, divagua parmi divers monastères bourguignons, où ses talents littéraires le firent bien accueillir malgré ses défauts. A Saint-Bénigne de Dijon, il s'attache à Guillaume de Volpiano, héros farouche de la réforme religieuse, qui l'engage à se faire historien. Il semble qu'il ait achevé à Cluny, vers 1048, cinq livres d'Histoires, une histoire du monde depuis le début du Xe siècle dédiée à l'abbé saint Odilon11. Raoul n'a pas bonne réputation. On le dit bavard, crédule, maladroit et l'on trouve son latin diffus. Il convient de ne pas juger son œuvre en fonction de nos habitudes mentales et de notre propre logique. Si l'on veut bien se couler dans la démarche de son esprit, il apparaît aussitôt comme le meilleur témoin de son temps, et de très loin.
1 Raoul Glaber, Hist., prologue.
2 Edition A. Vidier, dans l'Historiographie à Saint-Benoît-sur-Loire et les miracles de saint Benoît, Paris, 1965.
3 Edition dans les Monumenta Germaniae historica, au tome III des Scriptores, p. 173-185.
4 Edition dans les Monumenta Germaniae historica, au tome III des Scriptores, p. 78-86.
5 Edition dans les Monumenta Germaniae historica au tome VII des Scriptores, p. 79-133.
6 Edition dans les Monumenta Germaniae historica au tome III des Scriptores, p. 798-871.
7 Edition dans la Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire, Paris, 1897.
8 Les Miracles de saint Benoît, écrits par Adrevald, Aimoin, André, Raoul Tortaire et Hugues de Sainte-Maure, moines de Fleury ont été édités en 1858 par la Société de l'histoire de France. Ce texte est critiqué par A. Vidier, l'Historiographie à Saint-Benoît-sur-Loire et les miracles de saint Benoît, Paris, 1965.
9 Edition dans la Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire, Paris, 1897.
10 Edition dans les Classiques de l'histoire de France au moyen âge, vol. 12 et 17.
11 Edition dans la Collection des textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire, Paris, 1896.