Raoul appartient à ce qui triomphe, c'est-à-dire au monachisme clunisien ; Richer, à ce qui meurt, à ce type de culture épiscopale qui avait brillé à Reims au IXe siècle, au temps d'Hincmar, mais qui a cessé de compter après l'An Mil ; la vieille école historique carolingienne meurt avec lui, et avec les annales qui s'étiolent. Il suffit donc de faire l'inventaire de cette littérature historique, et d'observer la manière dont elle se trouve répartie dans l'espace de la chrétienté latine, pour saisir un mouvement des assises culturelles qui participe au grand bouleversement des structures dont l'Occident fut le lieu au temps du millénaire.
Toutes ces œuvres, je l'ai dit, procèdent de la renaissance carolingienne. Or, celle-ci poussait en avant l'épiscopat, les cathédrales et les écoles qui leur étaient adjointes. Lorsque, vers 840, elle portait ses plus beaux fruits, tous les grands hommes – tous les grands écrivains – étaient des évêques. Mais des évêques, la belle époque est passée à la fin du Xe siècle ; leur rôle s'efface en même temps que celui des rois. Ils ne gardent un peu d'éclat qu'auprès des trônes. Effectivement, sur notre liste d'œuvres littéraires ne figurent plus que deux noms d'évêques, ceux de prélats royaux : Thietmar, attaché aux rois de l'Est, les Empereurs saxons ; Adalbéron, au roi de l'Ouest, Robert de France. Dans les pays occidentaux, dont l'évolution est plus précoce, où sont plus puissantes les forces de dissolution qui, à la fois, minent les fondements du pouvoir monarchique et qui engluent l'office sacerdotal dans les intérêts temporels, le repli de la fonction épiscopale apparaît plus marqué. Le pamphlet d'Adalbéron est d'ailleurs une critique acerbe de la défaillance royale, liée à l'intrusion des moines dans les affaires publiques. Quant à la biographie du roi Robert elle ne vient pas d'un clerc de la cour ; elle est monastique, s'écrit à Saint-Benoît-sur-Loire et exalte ce qui dans le comportement du souverain s'accorde à l'ascétisme et à la vocation liturgique du monachisme. Car l'An Mil est bien, de nouveau, le temps des moines. Tous les historiens que j'ai cités furent éduqués dans des monastères, la plupart n'en sont point sortis. Mieux adaptées aux cadres tout ruraux de la vie matérielle, mieux disposées à répondre aux exigences de la piété laïque, parce qu'elles abritaient des reliques, parce que des nécropoles les entouraient, parce que l'on y priait tout au long du jour pour les vivants et pour les morts, parce qu'elles accueillaient les enfants nobles et parce que les vieux seigneurs venaient s'y retirer pour mourir, les abbayes d'Occident ont été saisies plus tôt que les clergés cathédraux par l'esprit de réforme qui releva leurs ruines, restaura la régularité, renforça leur action salvatrice et fit affluer vers elles les aumônes. Les donations pieuses ne vont point alors aux évêques, mais aux abbés, et les cartulaires épiscopaux sont beaucoup plus minces que ceux des monastères. Parmi ces derniers se situent les pointes de la culture : les grands monuments de l'art roman furent des abbatiales, et non des cathédrales. Presque tout ce que nous pouvons entrevoir de ce temps, nous le percevons par les yeux des moines.
A ce déplacement des pôles culturels s'adjoint un autre transfert, géographique celui-ci. La renaissance carolingienne avait favorisé les pays proprement francs, la région d'entre la Loire et le Rhin. Un examen attentif de la littérature historique montre que la zone autrefois privilégiée a perdu de son éclat et que les ferments d'activité intellectuelle tendent à se disperser vers la périphérie de l'ancien Empire. Vers la Saxe, qui fut un refuge au Xe siècle pour les communautés religieuses fuyant devant les pillards normands ou hongrois, dont les princes, devenus empereurs, attirèrent vers elles les reliques, les livres et les hommes de sciences, et où se formaient les missionnaires attelés à la conversion des chrétiens païens du nord et de l'est. Vers la vieille Neustrie, accablée naguère par les incursions scandinaves, mais dont les puissances de fécondité sont en train de se reconstituer autour de Rouen, de Chartres ou d'Orléans. Vers la Gaule du sud surtout, la Bourgogne et l'Aquitaine, vers ces contrées romaines longtemps soumises à l'exploitation franque, toujours rétives, mais qui se trouvent désormais libérées du joug carolingien, capables d'exploiter leur vieux fonds de culture autour des grands monastères à reliques, parmi lesquels s'étend peu à peu l'influence de la congrégation clunisienne. Cette dispersion reflète le décisif effondrement de l'Empire.
Tous les historiens de l'époque, les annalistes, les chroniqueurs, et plus que tous les autres, ceux qui se sont efforcés de construire une véritable histoire, demeurèrent persuadés de l'unité du peuple de Dieu, identifié à la chrétienté latine, et fascinés par le mythe impérial, expression d'une telle cohésion.
Donc, dit Raoul Glaber, depuis l'an 900 du Verbe incarné qui crée et qui vivifie tout jusqu'à nos jours, nous parlerons des hommes illustres qui ont brillé dans le monde romain, des serviteurs de la foi catholique et de la justice, en nous fondant sur des rapports dignes de foi et sur ce que nous avons vu ; nous parlerons aussi des événements nombreux et mémorables qui se sont produits tant dans les saintes églises que dans l'un et l'autre peuple ; et c'est d'abord à l'Empire qui jadis fut celui du monde entier, à l'Empire romain, que nous avons voué notre récit1.
Mais en fait, la matière même de ces diverses œuvres historiques traduit le récent fractionnement de l'Occident. La haute aristocratie qui, jadis, était tout entière rassemblée autour d'un seul chef, le maître de l'Empire franc et dont chaque famille possédait des domaines dispersés dans toutes les provinces d'Occident, apparaît maintenant divisée ; quelques grandes races dominent chacune une principauté territoriale. Dans les écrits de Dudo de Saint-Quentin s'inaugure une historiographie locale, tout entière consacrée à célébrer un lignage. Non plus celui du roi, celui d'un prince. Thietmar parle presque uniquement de la Saxe et de ses confins slaves, et s'il s'occupe beaucoup des empereurs, c'est dans la mesure même où ils sont Saxons. L'Aquitaine seule, et plus exactement l'Angoumois et le Limousin, paraissent dans la chronique d'Adémar lorsqu'il cesse d'utiliser les ouvrages des autres. Ce rétrécissement progressif de la curiosité et de l'information historiques procède du grand mouvement qui se développe en l'An Mil, lequel est un mouvement qui fractionne le pouvoir, qui le localise, établissant ainsi l'Europe dans les structures féodales.
1 Raoul Glaber, Hist., I, 1.