Puisque les pièces de ce dossier sont puisées presque toutes dans des œuvres littéraires, il convient de préciser ce que celles-ci peuvent apporter aujourd'hui à la construction de l'histoire.
1. Il est vain de les interroger sur les conditions de la vie matérielle. En l'An Mil, le quotidien n'intéresse nullement les historiens, ni les chroniqueurs, et encore moins les annalistes. C'est au contraire – j'y reviendrai – l'exceptionnel, l'insolite, ce qui brise l'ordre régulier des choses, qui mérite seul à leurs yeux quelque attention. A vrai dire, les actes juridiques dressés dans les chancelleries ne fournissent guère plus d'indices sur le banal et sur les cadres normaux de l'existence ; tout au plus, quelques traits isolés dont la signification ne s'éclaire que par référence à ce que l'on peut par ailleurs deviner des temps qui ont précédé et qui ont suivi cette époque. De quoi entrevoir un monde sauvage, une nature presque vierge, des hommes très peu nombreux, armés d'outils dérisoires, luttant à main nue contre les forces végétales et les puissances de la terre, incapables de les dominer, peinant à leur arracher une très pauvre nourriture, ruinés par les intempéries, harcelés périodiquement par la famine et la maladie, tenaillés constamment par la faim. De quoi discerner aussi une société très hiérarchisée, des troupes d'esclaves, un peuple paysan tragiquement démuni, soumis entièrement à la puissance de quelques familles, qui se déploient en rameaux plus ou moins illustres, mais que rassemble solidement autour d'un tronc unique la force des liens de parenté. De quoi apercevoir quelques chefs, maîtres de la guerre ou de la prière, parcourant à cheval un univers misérable, s'emparant de ses pauvres richesses pour orner leur personne, leur palais, les reliques des saints et les demeures de Dieu.
2. La politique se discerne plus clairement dans ces textes dont beaucoup furent écrits pour louer des princes, ces hommes que Dieu avait chargé de conduire le peuple et dont les actes semblaient alors frayer le cours de l'histoire :
De même que, parcourant les vastes terres du monde ou naviguant sur l'immense étendue des flots, chacun se tourne souvent vers les sommets des monts ou les cimes des arbres, et y dirige ses regards afin que ces repères reconnus de loin l'aident à parvenir sans s'égarer au but de son voyage, – de même, dans notre ambition de faire connaître le passé à la postérité, nos propos et notre attention s'attachent souvent, au cours de notre récit, à la personne des grands hommes, afin que grâce à eux ce même récit gagne en clarté et présente plus de sécurité1.
Au premier plan se dressent l'Empereur et le Roi (c'est-à-dire le roi de France), les deux monarques héritiers de Charlemagne et de César et qui veillent conjointement au salut du monde. Mais déjà paraissent les chefs de provinces que les progrès de la dislocation féodale établissent en situation d'autonomie, un duc des Normands, un comte d'Angoulême. Adémar de Chabannes revêt Guillaume le Grand, duc des Aquitains, de tous les attributs de la souveraineté et emploie pour tracer son portrait les formes rhétoriques réservées jadis aux biographies impériales :
Le duc d'Aquitaine et comte de Poitiers, ce très glorieux et très puissant Guillaume, se montrait aimable à tous, de sage conseil, admirable par sa sagesse, d'une très libérale générosité, défenseur des pauvres, père des moines, bâtisseur et ami des églises et surtout ami de la sainte Eglise romaine...
Partout où il allait, partout où il tenait des assemblées publiques, il donnait l'impression d'être un roi plutôt qu'un duc, par l'honneur et la gloire illustre dont sa personne était couverte. Non seulement il soumit à son pouvoir toute l'Aquitaine, au point que nul n'osait lever la main contre lui, mais encore le roi de France l'avait en grande amitié. Bien plus, le roi d'Espagne Alfonse, le roi Sanche de Navarre et aussi le roi des Danois et des Angles, nommé Kanut, avaient été séduits par lui au point que chaque année ils lui envoyaient des ambassades chargées de précieux présents, et lui-même les renvoyait avec des cadeaux plus précieux encore. Avec l'empereur Henri, il fut lié d'une telle amitié que l'un et l'autre s'honoraient tour à tour de présents. Et, entre autres innombrables cadeaux, le duc Guillaume envoya à l'empereur une grand épée d'or fin, où étaient gravés ces mots : Henri, empereur, César Auguste. Les pontifes romains, quand il venait à Rome, le recevaient avec autant de révérences que s'il eût été leur empereur auguste, et, tout le sénat romain l'acclamait comme son père. Comme le comte d'Anjou, Foulque, lui avait fait hommage, il lui avait concédé en fief Loudun et plusieurs autres châteaux du pays poitevin, ainsi que Saintes et quelques châteaux. Ce même duc, quand il voyait un clerc briller par son savoir, l'entourait de tous les égards. C'est ainsi que le moine Renaud surnommé Platon, dut à la science qui l'ornait d'être établi par lui abbé du monastère de Saint-Maixent. De même, il fit venir de France l'évêque de Chartres Fulbert, remarquable par sa science, lui donna la trésorerie de Saint-Hilaire, et montra publiquement toute la révérence qu'il lui portait... Ce duc avait été dès son enfance instruit dans les lettres et connaissait fort bien les Ecritures. Il conservait dans son palais quantité de livres, et quand par hasard la guerre lui laissait quelques loisirs, il les consacrait à lire lui-même, passant de longues nuits à méditer parmi ses livres jusqu'à ce que le sommeil vînt le terrasser. Cette coutume était également celle de l'empereur Louis et celle de son père, Charlemagne. Théodore aussi, l'empereur victorieux, s'adonnait fréquemment dans son palais non seulement à la lecture, mais à l'écriture. Et Octavien César Auguste, quand il avait fini de lire, n'était point paresseux pour écrire de sa propre main l'histoire de ses combats, les hauts faits des Romains et toutes sortes d'autres choses2
Toutefois, parce que tous ces écrits ne portent intérêt qu'aux très grands souverains et parce que l'exceptionnel retient toute leur perspicacité, ils livrent très peu sur ce qui, à ce moment même, transformait de fond en comble le jeu et la répartition des pouvoirs de commandement. Du politique, ils montrent l'événement, la surface, et non point les structures. Déjà, dans la Gaule méridionale, les principautés régionales subissaient elles-mêmes les atteintes des forces dissolvantes qui, naguère, les avaient libérées de l'autorité monarchique. Or, les récits historiques n'apprennent à peu près rien des châteaux, points d'appui des puissances nouvelles, ni de ce groupe social qui, en France, prit corps précisément entre 980 et 1040, la classe des chevaliers. Les plus lucides des historiens de ce temps répugnent à employer des mots, qui commençaient alors d'apparaître dans les chartes et dans les documents de la pratique pour qualifier les nouvelles situations sociales. Ces titres leur paraissent trop vulgaires, trop indignes d'un texte qui vise à égaler les classiques : prisonniers de leur vocabulaire et de leur rhétorique, ils sont tout à fait incapables de décrire dans son actuelle vérité la hiérarchie des statuts personnels.
3. Du moins ces textes, et c'est là leur valeur principale, apportent-ils une contribution irremplaçable à l'histoire des attitudes mentales et des représentations de la psychologie collective. Leur témoignage, sans doute, demeure limité, parce qu'il émane d'un cercle très restreint, celui des « intellectuels », parce qu'il offre seulement le point de vue des hommes d'Eglise, ou plus précisément des moines. Mentalité close par définition ; se retirer entre les murs d'un cloître n'était-ce pas tourner le dos au monde charnel, rompre, fuir ? Et ne plus vivre, dans l'étroit rassemblement communautaire que prescrit la règle bénédictine, que pour un seul office, la célébration par la liturgie de la gloire divine ? Vision déformée, assombrie par un pessimisme inhérent à la vocation monastique, qui refuse la société des hommes parce que celle-ci est corrompue et qui choisit les privations de la pénitence.
J'ajoute que le message de ces textes se trouve singulièrement appauvri par la nécessité de les traduire. Les modalités mêmes de l'expression ne se montrent-elles pas, en effet, dans les perspectives d'une histoire psychologique, à elles seules fort instructives ? Cette rhétorique ampoulée, dont les contempteurs de Raoul Glaber condamnent l'enflure, les mots, leurs alliances, l'allure de la phrase, ses liaisons, ses rythmes, dont le choix commandait alors tout l'art d'écrire, proposent aux spécialistes de la linguistique et d'une psychologie des médiations, tout un matériel encore inexploré et dont l'analyse attentive promet d'être passionnante. Des nécessités techniques imposent de traduire ces documents, ou plutôt d'en livrer une transposition qui n'est pas dénuée d'arbitraire. Laissons-les maintenant parler, et tâchons d'entrevoir à travers eux comment leurs auteurs ont vu l'An Mil, ont vécu ce temps d'espoir et de crainte, et se sont préparés à affronter ce qui fut pour eux comme un nouveau printemps du monde.