I

LA MILLIÈME ANNÉE

DE L'INCARNATION

De l'époque féodale, il ne reste qu'une seule chronique qui parle de l'An Mil comme d'une année tragique : celle de Sigebert de Gembloux. On vit à ce moment, lit-on dans ce texte, beaucoup de prodiges, un terrible tremblement de terre, une comète au sillage fulgurant ; l'irruption lumineuse envahit jusqu'à l'intérieur des maisons et, par une fracture du ciel, parut l'image d'un serpent. L'auteur de ce texte avait trouvé dans les Annales Leodienses mention du séisme. Mais le reste, d'où le tirait-il ? Non point, en tout cas, de sa propre expérience : il écrivait beaucoup plus tard, au début du XIIe siècle ; il n'avait rien vu lui-même. Un fait demeure : ce fut sur sa caution que vint reposer la légende dont on trouve les premières traces au XVIe siècle. Rédigées à ce moment, les Annales de Hirsau reprennent, en l'enjolivant, le contenu de la Chronographia de Sigebert : En l'an mille de l'incarnation de violents tremblements de terre ont ébranlé l'Europe entière, détruisant partout des édifices solides et magnifiques. Cette même année apparut dans le ciel une horrible comète. Beaucoup qui la virent crurent que c'était l'annonce du dernier jour... Voilà l'adjonction gratuite : des terreurs de l'An Mil la chronique de Sigebert de Gembloux, en effet, ne disait rien.

 

Mais lorsqu'on examine les écrits historiques composés par des contemporains, on est frappé de découvrir le peu de cas qu'ils font, à peu près tous, de la millième année de l'incarnation. Elle passe inaperçue dans les Annales de Bénévent, dans celles de Verdun, dans Raoul Glaber. On lit dans les Annales de St-Benoît-sur-Loire une notice assez longue sur l'année 1003, qui s'illustra par des inondations insolites, un mirage, la naissance d'un monstre que ses parents noyèrent ; mais l'emplacement de la millième année de l'incarnation reste vide. En vérité, un tel silence ne signifie pas grand-chose. Tous ces textes ne furent-ils pas écrits après la fin de cette année, c'est-à-dire l'effroi passé, s'il eut lieu, et dans un moment où, considérant que ces craintes avaient été vaines, il ne paraissait point nécessaire d'en parler ? Rien ne permet donc de négliger d'autres indices. En voici deux.

 

LE SONGE D'OTHON III

 

Sans précision de date, l'un des manuscrits de la chronique d'Adémar de Chabannes évoque l'un des événements majeurs qui se produisirent en l'An Mil, et que relatent aussi Thietmar et la Chronique de Novalaise.

En ces jours l'empereur Otton III fut averti en songe d'avoir à exhumer le corps de l'empereur Charlemagne, qui est enseveli à Aix. Mais, l'oubli étant venu avec le temps, on ignorait le lieu exact où il reposait. Et après un jeûne de trois jours, on le découvrit à l'endroit même où l'empereur l'avait vu en songe, assis en une cathèdre d'or dans la crypte voûtée sous la basilique Sainte-Marie ; il était couronné d'une couronne d'or fin, et son corps même fut retrouvé parfaitement conservé. On l'exhuma pour l'exposer à la vue du peuple. Cependant un des chanoines du lieu, Adalbert, homme d'une taille colossale, prit la couronne de Charles, et, comme pour la mesurer, en ceignit sa propre tête ; l'on vit alors que son crâne était plus étroit : la couronne était si large qu'elle lui entourait toute la tête. Mesurant ensuite sa jambe à celle du souverain, il se trouva être plus petit ; et aussitôt, par la puissance divine, sa jambe se brisa. Il vécut encore quarante ans et resta toujours infirme. Le corps de Charles fut déposé dans l'aile droite de la même basilique, derrière l'autel de saint Jean-Baptiste ; on construisit par-dessus une magnifique crypte dorée, et il se mit à s'illustrer par beaucoup de miracles. Pourtant on ne l'honore point d'une solennité spéciale ; on célèbre simplement son anniversaire comme celui des défunts ordinaires1.

Pour donner à cette cérémonie tout son sens, il convient de se référer au Petit traité de l'Antéchrist, écrit en 954 par Adson, abbé de Montier-en-Der. Il s'adressait à ceux que préoccupait le jour du Jugement ; s'appuyant sur saint Paul, il les rassurait, affirmant que la fin des temps ne surviendrait pas avant que tous les royaumes du monde ne se soient séparés de l'Empire Romain, auquel ils avaient été précédemment soumis. Ainsi, aux lettrés du Xe siècle, le destin de l'univers paraissait intimement lié à celui de l'Empire : la désagrégation de cette structure maîtresse de la cité terrestre précéderait le retour au chaos et la destruction de tout. Aussi, l'élévation des reliques de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, comme d'ailleurs tout le comportement de l'empereur Otton III dans les quatre années qui précédèrent le millénaire, son esprit de pénitence, sa volonté de rétablir dans Rome le siège de l'Empire, et de « rénover » fondamentalement celui-ci en le reliant plus étroitement à des précédents romains et carolingiens, ne peuvent-ils être interprétés comme des mesures propitiatoires destinées à conjurer un imminent péril ?... Lorsqu'il vint installer son siège sur l'Aventin, lorsqu'il prit sur la dépouille de Charlemagne, pour la porter lui-même, la croix d'or, signe de victoire, l'Empereur de l'An Mil n'était-il pas poussé par l'angoisse du peuple, et par sa propre angoisse, à raffermir par des gestes symboliques les assises du monde ?

 

À PROPOS DE LA FIN DU MONDE...

 

Autre témoignage, plus explicite, sur les croyances populaires, sur une anxiété latente dont tiraient parti les prédicateurs de pénitence : ce que dit l'abbé de Saint-Benoît-sur-Loire, Abbon. Il rappelle un souvenir de sa jeunesse, un événement que l'on peut dater des environs de 975.

A propos de la fin du monde, j'entendis prêcher au peuple dans une église à Paris que l'Antéchrist viendrait à la fin de l'an mil et que le jugement général suivrait de peu. Je combattis vigoureusement cette opinion, en m'appuyant sur les Evangiles, l'Apocalypse et le Livre de Daniel2.

Certes, le savant, le docteur qu'est Abbon ne partage pas ces craintes, et, comme il écrit en 998, il est même permis de penser que si celles-ci, dans l'immédiate proximité du millénaire, avaient été vraiment violentes parmi le peuple chrétien, il aurait tenu, pour les dissiper, à développer bien davantage ses arguments. Reste du moins indubitable, qu'à l'orée du XIe siècle, un sentiment d'attente se trouvait établi au centre de la conscience collective.


1 Adémar de Chabannes, Chron., III, 31.

2 Liber Apologeticus, édité par Migne, Patrologie latine, tome CXXXIX, vol. 461.