Pour le christianisme, l'Histoire est orientée. Le monde a un âge. Dieu, à un certain moment, l'a créé. Il s'est alors choisi un peuple, dont il guide la marche. Une certaine année, un certain jour, il a pris corps lui-même parmi les hommes. Des textes, ceux de l'Ecriture Sainte, permettent de calculer des dates, celle de la création, celle de l'incarnation, donc de discerner les rythmes de l'Histoire. Ces mêmes textes – ceux qu'utilise Abbon –, les Evangiles, l'Apocalypse annoncent que le monde un jour finira. On verra surgir l'Antéchrist qui séduira les peuples de la terre. Puis le ciel s'ouvrira pour le retour du Christ en gloire, venant juger les vivants et les morts. Dans le Royaume, dans la Jérusalem céleste s'achèvera la longue procession du peuple de Dieu. Pour affronter le jour de la colère, il convient de se tenir prêt. Les moines donnent l'exemple : ils ont revêtu la robe d'abstinence et se sont postés aux avant-gardes de la marche collective. Leur sacrifice n'a de sens que dans l'attente. Ils l'entretiennent. Ils exhortent chacun à guetter les préliminaires de la Parousie.
Or, une page de l'Ecriture, le chapitre XX de l'Apocalypse, fournit la clé d'une chronologie prospective : Puis je vis un ange descendre du ciel tenant à la main la clef de l'Abîme, ainsi que l'énorme chaîne. Il maîtrisa le Dragon, l'antique Serpent – c'est le diable, Satan – et l'enchaîna pour mille années. Il le jeta dans l'Abîme, tira sur lui les verrous, apposa des scellés, afin qu'il cessât de fourvoyer les nations, jusqu'à l'achèvement des mille années. Après quoi, il doit être relâché pour un peu de temps.
... Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison, s'en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour la guerre, aussi nombreux que le sable de la mer...
C'est-à-dire que « les mille ans écoulés », le mal envahira le monde, et que commencera le temps des tribulations. Tel est le fondement du millénarisme. Moine, formé aux techniques du comput, c'est-à-dire précisément au calcul des rythmes du temps, pénétré du sentiment que l'histoire est ordonnée sur des cadences régulières, accoutumé à élucider le mystère en recourant aux analogies et aux vertus mystiques des nombres, Raoul Glaber propose à l'histoire de l'humanité cette périodisation :
Et comme ce même Créateur, quand il mit en branle toutes les pièces de la machine du monde, a pris six jours pour achever son œuvre, et, cela fait, se reposa le septième, de même, pendant sept fois mille ans, il a travaillé à l'enseignement des hommes en multipliant à leurs yeux les prodiges significatifs. Ainsi donc, dans les siècles passés, aucune époque ne s'est écoulée sans voir de ces signes miraculeux qui proclament le Dieu éternel, jusqu'à celle où le grand principe de toutes choses apparut sur cette terre revêtu de la forme humaine, et qui est la sixième de l'histoire de l'univers. Et l'on croit que dans la septième prendront fin les diverses agitations de ce bas monde, afin sans doute que tout ce qui a eu un commencement trouve dans l'auteur de son être la fin la plus convenable à son repos1.
Mais quel millénaire en vérité ? Celui de la naissance, ou celui de la mort de Jésus ? Celui de l'incarnation ou celui de la rédemption ? Dans le christianisme du XIe siècle, Pâques avait beaucoup plus d'importance que Noël. Autour de cette fête s'organisait le cycle liturgique ; elle marquait le début de l'année. Et dans l'existence des hommes, en un temps où se développaient les rites des funérailles et de la célébration des défunts, c'était l'anniversaire du décès d'un homme, et non point celui, mal connu, de son entrée dans le monde, qui était l'objet d'attention et de cérémonie. Certes, l'ère chrétienne partait de l'incarnation. Mais l'An Mil passé sans dommage, ne devait-on pas reporter l'attente jusqu'en l'année 1033, tenue pour le millénaire de la Passion ?
C'est bien en fonction d'un double millenium que Raoul Glaber – écrivant après coup – ordonne son histoire. Il a choisi de recueillir les faits qui, dit-on, se sont multipliés aux environs de la millième année du Christ notre Sauveur. Il part de l'an 900 ; il avance autant qu'il lui sera donné de le faire. Il découvre autour de l'An Mil des signes de corruption qui concordent avec la prophétie de Jean, selon laquelle Satan sera déchaîné après mille années accomplies.
Mais après les nombreux signes et prodiges qui, soit avant, soit après, cependant aux alentours de l'an mil du Seigneur Christ, se produisirent dans le monde, il ne manqua pas d'hommes ingénieux et d'esprit pénétrant pour en prédire de non moins considérables à l'approche du millénaire de la Passion du Seigneur ; ce qui se produisit en effet avec évidence2.
Car, à vrai dire, ce qui importait à ces hommes, ça n'était pas les événements, mais bien les « signes et prodiges ». L'histoire, en effet, n'avait point pour eux d'autre rôle que de nourrir la méditation des fidèles, d'aiguiser leur vigilance, et pour cela de mettre en évidence les avertissements que Dieu prodigue à ses créatures par des « miracles », des « présages », des « prophéties ». Il faut en effet remarquer comment progressivement, depuis le commencement du genre humain, la connaissance du Créateur s'est manifestée. D'abord Adam, et avec lui toute sa race, proclame Dieu son créateur quand, privé par sa coupable désobéissance aux préceptes divins des joies du Paradis, et condamné à l'exil, il pleure à grands cris sur sa misère. Mais depuis que le genre humain s'est multiplié à travers toute la terre, si la prévoyante bonté de son Créateur ne l'avait ramené dans le sein de sa miséricorde, il y a longtemps qu'il eût tout entier sombré sans recours dans le gouffre de son erreur et de son aveuglement. C'est pourquoi, depuis ses commencements, les divins décrets de son bon Créateur ont suscité pour lui de prodigieux miracles dans les choses, des présages extraordinaires dans les éléments, et aussi, dans la bouche des plus grands sages, des prophéties destinées à lui inculquer par voie divine à la fois l'espérance et la crainte3.
Plus la fin du monde se rapproche, plus on voit se multiplier ces choses dont parlent les hommes4.
Ils en parlent ; ils s'en inquiètent ; ils s'interrogent sur le sens caché de ces choses, sur les avertissements qu'elles contiennent. Ils écoutent ceux dont les vertus et le savoir les guident vers le Royaume, ces clercs et ces moines qui nous ont laissé leur témoignage. Mais ceux-ci, pour déchiffrer l'histoire, utilisaient les ressources de leur esprit. De leurs habitudes mentales, il importe donc, avant toute chose, de s'informer.