I

LES ÉTUDES

Nos témoins appartiennent tous au petit groupe des lettrés, des privilégiés qui avaient fréquenté les écoles. Or il est possible, par quelques sources, de connaître la formation qu'ils avaient pu recevoir. Encore que, sur ce point comme sur les autres, ces documents ne parlent que de l'exceptionnel : c'est à propos de Gerbert, le plus savant des hommes de son temps, qu'ils nous renseignent le mieux. Avant d'être désigné comme archevêque de Reims, puis de Ravenne et de devenir enfin, sous le nom de Sylvestre II, le pape de l'An Mil, Gerbert avait dirigé l'école épiscopale de Reims. Dans son histoire, Richer, qui fut son élève, parle longuement de la science du maître.

 

Il décrit d'abord la manière dont Gerbert s'était instruit. L'archevêque de Reims, Adalbéron, appliqué à la réforme de son clergé, cherchait à éduquer convenablement les fils de son église dans les arts libéraux. Tandis qu'il délibérait en lui-même de cela, la Providence elle-même dirigea vers lui Gerbert, homme d'un grand génie et d'une admirable éloquence. Par celui-ci bientôt toute la Gaule resplendit et rayonna comme un flambeau ardent. Aquitain de naissance, il avait été élevé depuis son enfance dans le monastère du saint confesseur Géraud [à Aurillac] et instruit dans la grammaire. Alors que, adolescent, il poursuivait là ses études, il arriva que Borrel, duc d'Espagne citérieure [la Catalogne], vint dans ce même monastère pour y prier. L'abbé du lieu le reçut avec beaucoup d'urbanité et dans le cours de la conversation lui demanda s'il se trouvait en Espagne des hommes très experts dans les arts [libéraux]. Aussitôt le duc répondit affirmativement ; l'abbé le persuada très vite de prendre l'un des religieux et de l'emmener avec lui pour apprendre les arts. Le duc acquiesça généreusement à cette demande ; avec le consentement des frères, il emmena Gerbert qu'il confia pour être instruit à l'évêque Hatton [de Vich]. Près de celui-ci Gerbert étudia en profondeur et efficacement les mathématiques.

Mais comme la providence voulait que la Gaule, encore enténébrée, reluisît d'une grande lumière, elle mit dans l'esprit du duc et de l'évêque d'aller à Rome pour prier. Leurs préparatifs achevés, ils prirent la route et emmenèrent avec eux l'adolescent qui leur était confié. Arrivés dans la ville, après avoir prié devant les saints apôtres, ils allèrent se présenter au pape... de bonne mémoire et lui offrir de leur bien ce qui lui serait agréable.

 

L'intelligence de l'adolescent, ainsi que sa volonté d'apprendre n'échappèrent pas au pape. Comme la musique et l'astronomie étaient alors complètement ignorées en Italie, bientôt le pape fit savoir par un légat à Otton, roi de Germanie et d'Italie, l'arrivée d'un jeune homme qui connaissait très bien les mathématiques et pouvait les enseigner avec vigueur. Bientôt le roi suggéra au pape de s'attacher le jeune homme et de ne lui accorder aucun moyen de repartir. Au duc et à l'évêque qui étaient venus d'Espagne avec lui, le pape dit simplement que le roi voulait pour un temps s'attacher le jeune homme, qu'il le renverrait sous peu avec honneur, et que ses grâces le récompenseraient. On persuada ainsi le duc et l'évêque de retourner en Espagne en laissant le jeune homme à cette condition.

 

Abandonné au pape, le jeune homme fut par celui-ci offert au roi. Questionné sur son art, il répondit qu'il possédait bien les mathématiques, mais qu'il voulait apprendre la science de la logique. Comme il tenait à y réussir, il ne demeura pas longtemps ici à enseigner.

A cette époque, G., archidiacre de Reims, avait une très grande réputation de logicien. Il venait d'être envoyé à ce moment même par Lothaire, roi de France, à Otton, roi d'Italie. A son arrivée, le jeune homme se rendit joyeusement auprès du roi et obtint d'être confié à G. Il s'attacha à celui-ci quelque temps et fut conduit par lui à Reims. Il apprit de lui la science de la logique et progressa rapidement. En revanche, G., qui s'était mis aux mathématiques, fut vaincu par les difficultés de cet art et renonça à la musique1.

Ce texte fort éclairant fait apparaître :

1. Que les études se trouvaient inscrites dans le cadre des sept arts libéraux, emprunté jadis par les pédagogues carolingiens aux écoles du Bas-Empire. Du trivium, on n'enseignait à Saint-Géraud d'Aurillac que la grammaire (c'est-à-dire le latin), mais ni la rhétorique, ni la dialectique (logique). En Catalogne, aux lisières de l'Islam, la connaissance du quadrivium (Richel parle de « mathématiques », et précise : « musique et astronomie ») était beaucoup plus poussée qu'ailleurs.

2. Qu'il n'y avait pas à proprement parler d'école, mais que le jeune clerc qui voulait avancer dans l'étude, cherchait par toute la chrétienté des maîtres à qui successivement s'attacher. Il cherchait aussi des livres. De cette extrême mobilité, de cette incessante poursuite des instruments du savoir, on pourra juger par deux autres témoignages.

 

RICHER APPELÉ À ÉTUDIER À CHARTRES

 

Alors que je réfléchissais souvent et beaucoup aux arts libéraux et que j'avais le désir d'apprendre la logique d'Hippocrate de Côs, je rencontrai un jour dans la ville de Reims un cavalier de Chartres. Je lui demandai qui et à qui il était, pourquoi et d'où il venait, il me dit être envoyé par Héribrand, clerc de Chartres, et vouloir parler à Richer, moine de Saint-Rémi. Frappé par le nom de l'ami et l'objet de la mission, je lui indiquai que j'étais celui qu'il cherchait. Nous nous donnâmes un baiser et nous retirâmes à l'écart. Bientôt il sortit une lettre m'invitant aux lectures des Aphorismes. Rempli de joie, je pris un domestique et m'apprêtai à partir pour Chartres...

J'étudiais donc assidûment dans les Aphorismes d'Hippocrate auprès du maître Héribrand, un homme de grande générosité et de grande science... Comme je n'avais pu trouver là que le diagnostic des maladies, et comme cette simple connaissance des maladies ne répondait pas à ce que j'attendais, je sollicitai de lui la lecture de son livre intitulé De l'accord d'Hippocrate, Galien et Suran. Je l'obtins, car pour un homme aussi expert dans l'art, les propriétés de la pharmacie, de la botanique et de la chirurgie n'avaient pas de secret2.

 

LA CORRESPONDANCE DE GERBERT : « DES COPISTES ET DES LIVRES... »

 

A Evrard, abbé de St-Julien de Tours.

... il est de la plus grande utilité de savoir parler de manière à persuader et contenir l'emportement d'esprits égarés par la douceur de son éloquence. C'est à cette fin que je m'emploie à former une bibliothèque. A Rome depuis longtemps, dans toute l'Italie, en Germanie et en Belgique, j'ai employé beaucoup d'argent à payer des copistes et des livres, aidé dans chaque province par la bienveillance et l'empressement de mes amis. Permets-moi donc de te prier de me rendre le même service. D'après ce que tu me diras, j'enverrai au copiste le parchemin et l'argent nécessaires, et à toi, je serai reconnaissant de ton bienfait...

 

A Rainard, moine de Bobbio.

... Tu sais avec quelle ardeur je cherche de tous côtés des livres ; tu sais aussi combien de copistes on trouve dans les villes et les campagnes d'Italie. Mets-toi donc à l'œuvre et, sans le dire à personne, à tes frais, fais-moi copier M. Manilius, De l'Astrologie, Victorinus, De la Rhétorique, Démosthène, Ophtalmique. Je te promets de garder un silence inviolable sur ton fidèle service et sur ta louable obligeance, et je m'engage à te remettre largement ce que tu auras dépensé, selon ton compte et quand tu le fixeras3...


1 Richer, Hist., IV, 42-45.

2 Id., ibid., IV, 50.

3 Gerber, Lettres, 44 et 130.