III

L'INSTRUCTION DES MOINES

Dans la plupart des monastères – à Cluny notamment – une réaction ascétique, qui s'était mise en marche au début du IXe siècle, avait fortement restreint la part des études. A Saint-Benoît-sur-Loire, Abbon avait développé l'enseignement, mais à Aurillac, par exemple, celui-ci s'arrêtait à la grammaire. Gerbert dut aller chercher des maîtres ailleurs, près d'une cathédrale. L'« école » monastique différait donc généralement de l'« école » épiscopale, et la mentalité des moines de celle des clercs. Les moines, en effet, avaient fui les plaisirs du monde, et ils vivaient dans le silence. Pourquoi les initier aux arts (pervers) de l'éloquence et de la persuasion ? Il leur suffisait de bien connaître le latin, langue de l'Ecriture, et de laisser leur esprit, dans la méditation comme dans la prière, cheminer librement sur les vocables de la langue sacrée. Comme leur existence tout entière était vouée au chant choral dans les cérémonies ininterrompues de la liturgie, l'expérience musicale et la science des rapports harmoniques agissaient sur leur comportement mental avec plus de force que dans le milieu des cathédrales. Mais pour eux, point de rhétorique ni de dialectique. Cette orientation particulière des études retentit immédiatement sur leur manière de s'exprimer, c'est-à-dire sur leurs livres, et par conséquent sur la plupart des textes ici rassemblés.

 

DU DANGER DE LIRE LES POÈTES

 

Depuis le début du Xe siècle, les abbés de Cluny ne cessaient de mettre en garde les frères contre les pernicieuses séductions des lettres profanes. Même attitude chez Raoul Glaber :

 

Dans le même temps un mal comparable, surgit dans Ravenne. Un nommé Vilgard s'adonnait avec une passion peu commune à l'étude de l'art grammatical (ce fut toujours la coutume des Italiens de négliger les autres arts pour suivre celui-là). Gonflé d'orgueil par les connaissances de son art, il se mit à donner des signes croissants de stupidité : une nuit, les démons prirent l'apparence des poètes Virgile, Horace et Juvénal, ils se montrèrent à lui ; ils feignirent de le remercier de l'amour qu'il mettait à étudier ce qu'ils avaient dit dans leurs livres, et de servir avec tant de bonheur leur renommée aux yeux de la postérité. Par surcroît, ils lui promirent que plus tard il partagerait leur gloire. Corrompu par cette mystification diabolique, il se mit à enseigner avec emphase beaucoup de choses contraires à la sainte foi : il déclarait que les paroles des poètes doivent être crues en tous points. A la fin il fut jugé hérétique et condamné par Pierre, pontife de la ville. On découvrit alors par toute l'Italie de nombreux sectateurs de ce dogme pernicieux, qui succombèrent eux aussi par le fer ou par le feu1.

 

AU FIL DE LA MÉDITATION

 

Quant aux mécanismes logiques qui commandaient la pensée monastique, on peut les découvrir dans certains passages des Histoires, notamment dans la longue dissertation où Glaber entreprend de réfuter les erreurs des hérétiques d'Orléans.

 

Mais nous aussi, avec les petits moyens de notre intelligence, nous avons décidé de répondre, ne fût-ce que peu de choses à ces erreurs que nous venons d'exposer. Tout d'abord cependant, nous exhortons tous les fidèles à laisser rasséréner leur cœur par cette parole prophétique de l'apôtre qui, prévoyant dans l'avenir de telles trahisons, dit ceci : « Il faut qu'il y ait des hérésies, pour que l'on distingue ceux qui ont vraiment la foi. » Ce qui, donc, caractérise le mieux la sottise de ces hérétiques et nous les montre vraiment démunis de toute science et de toute sagesse, c'est qu'ils nient l'existence de l'auteur de toutes les créatures, c'est-à-dire de Dieu. Car il est clair que, si toute chose, quelle que soit sa masse ou sa grandeur, se trouve dominée par la grandeur d'une autre, on peut connaître par là que tout procède d'un être plus grand que tout. Et ce raisonnement vaut à la fois pour les choses corporelles et incorporelles. Il faut aussi savoir que toute chose, corporelle ou incorporelle, peut bien être modifiée par quelque accident, quelque impulsion ou l'action que l'on voudra, elle n'en procède pas moins évidemment de l'immuable maître des choses, et c'est par lui, si un jour elle cesse d'exister, qu'elle trouvera sa fin. Comme en effet l'auteur de toutes les créatures est de sa propre essence immuable, de sa propre essence bon et véridique ; comme c'est lui qui de sa toute-puissance distribue et ordonne de façon ineffable les diverses espèces de la nature, il n'y a rien en dehors de lui où elles puissent trouver le repos, et elles ne peuvent que revenir à celui dont elles procèdent. Il est clair que rien dans l'univers n'a été détruit par le Créateur, sinon les espèces qui transgressent insolemment l'ordre assigné par lui à la nature. Aussi, toute chose est d'autant meilleure et d'autant plus vraie qu'elle s'en tient plus solidement et plus fermement à l'ordre de sa propre nature. Et il arrive ainsi que toutes les choses qui obéissent inébranlablement aux dispositions de leur Créateur, le proclament de manière continuelle en le servant. Mais s'il en est une qui, pour lui avoir témérairement désobéi, est tombée dans la déchéance, elle offre avertissement à celles qui restent dans le droit chemin. Parmi toutes ces créatures, l'espèce humaine occupe en quelque sorte le milieu, au-dessus de tous les animaux et au-dessous des esprits célestes. Cette espèce donc, comme à mi-chemin entre les supérieures et les inférieures, devient semblable à celle dont elle s'approche davantage. Et c'est pourquoi elle surpasse d'autant plus les êtres inférieurs qu'elle imite mieux la nature des esprits supérieurs. Il n'a été donné qu'à l'homme, sur tous les autres animaux, de s'élever spirituellement ; mais, en revanche, s'il ne sait pas y réussir, il devient de tous le plus méprisable. Cette condition particulière, dès l'origine, la bonté du Créateur tout-puissant l'a sagement prévue ; elle a vu que le plus souvent l'homme se détournait des cieux et se laissait trop rouler vers le bas ; et elle a, pour cela, dans la suite des temps, suscité, pour l'instruire et pour lui permettre de s'élever, de nombreux prodiges.

 

Point d'enchaînement logique, point de « raisons » ; mais le fil d'une méditation morale. Au terme – encore une fois – les prodiges.

 

DÉSIR DE DIEU

 

De cela portent témoignage tout le livre, toutes les pages des divines Ecritures. Ces Ecritures, dues à l'enseignement du Tout-Puissant lui-même, et dont l'objet particulier est de fournir de son existence toutes sortes de preuves, élèvent du même coup l'esprit et l'intelligence de l'homme qui en est nourri au souci de connaître son Créateur. En montrant à cet homme à quoi il est supérieur et ce qu'il a au-dessus de lui, elles le remplissent d'un désir insatiable. Car plus il se dégoûte de ce qu'il trouve à sa portée, plus il s'enflamme d'amour pour les biens qui lui manquent ; plus son amour le rapproche de ces biens, plus il se perfectionne et s'embellit ; plus il devient bon, plus il ressemble au Créateur qui est la bonté suprême. Il est donc facile de comprendre que tout homme à qui manque le désir de cet amour devient certes plus misérable et plus vil que n'importe quel animal ; car, s'il est le seul de tous les êtres animés à pouvoir poursuivre la béatitude de l'éternité, pas un animal vivant ne risque comme lui de connaître la punition éternelle de ses erreurs et de ses crimes. Mais si un homme désire dans son âme connaître son Créateur, il faut tout d'abord qu'il apprenne à prendre conscience de ce qui fait sa supériorité ; car, au témoignage d'une autorité vénérable l'homme porte en lui l'image de son Créateur, principalement en ceci qu'il détient, seul des êtres vivants, le don précieux de la raison. Mais si les avantages de cette raison sont sauvegardés par la modération de soi-même et l'amour du Créateur, c'est-à-dire l'humilité véritable et la charité parfaite, en revanche ses bienfaits sont annulés par la méprisable concupiscence et par l'emportement. L'homme qui ne triomphe pas de ces vices est rendu semblable aux bêtes ; celui qui pratique ces vertus est façonné à l'image et ressemblance du Créateur : l'humilité lui donne la notion de ce qu'il est, la charité le fait accéder à la ressemblance de son Créateur. Et si les hommes adressent à celui-ci prières et offrandes, c'est pour lui demander de préserver intact en eux le don de la raison, ou du moins pour que sa bonté accroisse et redresse ce don quand il s'est altéré. Et cependant louanges et bénédictions montent vers ce même Créateur et sont pour les hommes sains d'esprit et de raison solide autant de témoignages de sa connaissance.

 

Ces signes sont contenus dans l'Ecriture sainte, ils sont là pour soutenir le désir de Dieu, cet élan d'amour dont parle l'abbé Jean de Fécamp et qui est la voie de la vraie connaissance, intuitive et non rationnelle. Tout moine pense que l'on ne connaît point par l'intelligence, mais par l'amour et par la pratique des vertus.

 

L'ÉTUDE, VOIE DE PERFECTION

 

Plus chacun de nous réussira à progresser dans la connaissance du Créateur, plus il constatera que cette connaissance l'a grandi et amélioré. Et celui-là ne pourra blasphémer en rien l'œuvre de son Créateur, qui à force de le connaître sera devenu meilleur qu'il n'était. Aussi il est clair que quiconque blasphème l'œuvre divine est étranger à la connaissance divine. D'où il suit comme conséquence certaine que, si la connaissance du Créateur conduit tout homme au souverain bien, son ignorance le précipite aux pires des maux. Beaucoup, par leur sottise, n'ont qu'ingratitude pour ses bienfaits, gaspillent les œuvres de sa miséricorde, et se rangent par leur incrédulité au-dessous des animaux ; ceux-ci sont pour toujours plongés dans les ténèbres de leur aveuglement. Et ce qui, pour la plupart des hommes est le meilleur remède qui les conduit à leur salut, n'est pour d'autres, par leur faute, que l'occasion d'un malheur éternel.

 

Comme le savoir s'inscrit dans les voies de l'éthique et n'a de sens que s'il est instrument de salut, l'étude ne peut être qu'un exercice spirituel, l'un de ceux qui préparent à pénétrer dans le Royaume.

 

Tout cela se fait comprendre de façon particulièrement claire dans cette grâce singulière du Père tout-puissant, spontanément par lui envoyée du ciel aux hommes par l'intermédiaire du fils coéternel de sa majesté et de sa divinité, Jésus-Christ. Au même titre que son Père source de toute vie, de toute vérité et de toute excellence, il a offert à ceux qui croient en lui sans détour un document méconnu par tous pendant des siècles, voilé d'énigmes et de mystère : celui des Ecritures, rempli de témoignages qui le désignent. Dans ce document, par des paroles véridiques et des prodiges, il montre que lui-même, et son Père, et leur Esprit, ne sont en trois et très certaines personnes distinctes qu'un seul et même être, d'une seule éternité et d'une seule puissance, d'une seule volonté et d'une seule action, et, ce qui est à la fois tout cela, d'une seule bonté et participant également en toutes choses de la même essence. De lui, et par lui, et en lui existent toutes choses réelles, et il a toujours pleinement et également existé avant toute la suite des temps, étant le principe des choses ; et il est la plénitude de tout et la fin de tout. Mais alors que le Tout-Puissant lui-même avait choisi entre les créatures celle qui tient le milieu, c'est-à-dire l'homme, pour y reproduire sa propre image, l'avait laissé à son libre arbitre, et par surcroît lui avait soumis toutes les richesses du monde, cet homme, sans souci de garder la mesure de sa condition, prétendit être plus ou autre chose que ne l'avait décidé la volonté de son Créateur, et tomba aussitôt dans une déchéance aussi grande que sa présomption. Et c'est pour le relever que ce même Créateur a envoyé dans le monde la personne du Fils de sa divinité revêtir cette image de lui-même qu'il avait primitivement formée. Mission aussi bienfaisante et sublime que délicate et admirable. Mais la plupart des hommes ne surent ou ne voulurent lui accorder ni créance ni amour, alors qu'ils auraient pu trouver en elle l'intelligence suffisante à leur salut ; et bien plutôt, enracinés dans leurs erreurs diverses, ils se montrèrent d'autant plus rebelles à la vérité qu'ils étaient évidemment fermés à sa connaissance. Ils sont sans aucun doute à l'origine de toutes les hérésies, de toutes les sectes d'erreur répandues dans toute la terre. Tous ceux-là, s'ils ne se transforment pas, s'ils ne se mettent pas à suivre le Christ après avoir fait pénitence, mieux vaudrait pour eux n'avoir jamais existé. Mais ceux dont l'esprit est plein de foi et qui obéissent au Seigneur, l'aiment et croient en lui, en deviennent d'autant meilleurs qu'ils ont adhéré plus parfaitement à celui qui est l'origine et la perfection de tout bien. Ce sont eux qui constituent tout le louable rassemblement des bienheureux, dont la vénérable mémoire honore toute la suite des siècles. A ceux-là il a été donné d'exister et de vivre pour toujours heureux auprès du Créateur de toutes choses, et de sentir leur béatitude croître sans fin à le contempler. Mais nous croyons maintenant avoir réalisé ce que nous nous proposions, et répondu suffisamment par ce peu de mots aux folies de ces damnés2.

 

SYMBOLIQUE

 

L'essentiel est donc de déchiffrer les messages, « paroles véridiques et prodiges » à la fois, dont sont remplis l'univers visible et l'histoire, et qui abondent dans le texte de l'Ecriture. Dans un égal souci d'élucidation, le savoir des écoles cathédrales et le savoir des monastères se rejoignent, ainsi que dans une méthode, sur quoi se fondent en ce temps, toute pédagogie et toute aventure intellectuelle : l'exégèse. Le maître qui lit devant ses élèves un auteur, Gerbert qui trace sur les sphères les signes des constellations, le moine qui rumine les paroles des Psaumes, espèrent, selon la parole de saint Paul, accéder « par le visible à l'invisible », percer enfin l'énigme du monde, c'est-à-dire atteindre Dieu. La logique n'intervient guère dans une telle recherche ; mais bien plutôt, puisque la création, dans ses dimensions spatiales et temporelles, apparaît comme un tissu de correspondances, la découverte des analogies et le recours aux symboles. De cette méthode, qui fournit la clé de toutes les créations de ce temps, celles de l'art, de la littérature ou de la liturgie, empruntons encore à Raoul Glaber un exemple :

 

Certains ont coutume de demander pourquoi les temps de la nouvelle foi, ou de la grâce, ne sont plus, comme les anciens, le lieu de visions des choses divines et de miracles. A ceux-là, il faut répondre brièvement en invoquant des témoignages tirés de l'Ecriture sainte elle-même, si du moins leur cœur est ouvert aux dons du Saint-Esprit. Nous choisirons tout d'abord dans le Deutéronome un témoignage évident. Après s'être nourri pendant quarante ans de la manne céleste, le peuple des Hébreux traversa le Jourdain et vint dans la terre de Chanaan ; le ciel alors cessa de leur verser la manne, et les fils d'Israël n'usèrent plus désormais de cette sorte d'aliment. Qu'est-ce que cela nous prouve, à nous pour qui presque tout consiste en figures, sinon qu'après avoir franchi, nous aussi, notre Jourdain, c'est-à-dire depuis le baptême du Christ, nous ne devons plus chercher à voir tomber du ciel des signes et des présages ? Et nous devons au contraire nous contenter de ce pain vivant, par qui celui qui s'en nourrit reçoit la vie éternelle et la possession de la terre des vivants. D'autre part, sur l'ordre du Seigneur, Moïse ordonna que tous les vases qui tomberaient comme butin de guerre entre les mains de son peuple seraient purifiés, par l'eau s'ils étaient en bois, et par le feu s'ils étaient en bronze. Cela signifie aussi que les vases, autrement dit les hommes, qui, pris en butin sur l'antique ennemi, sont allés grossir la part du Sauveur, doivent être purifiés par l'eau du baptême et par le feu du martyre. Et ce bâton, changé en serpent, dont Moïse eut si peur qu'il prit la fuite, puis, en le saisissant par le bout de la queue, le fit redevenir bâton, doit être également interprété en symbole typologique. Ce serpent fait d'un bâton désigne la puissance de la divinité revêtue de la chair de la sainte Vierge Marie. Moïse représente le peuple juif qui, voyant le Seigneur Jésus vrai Dieu et vrai homme, s'éloigne de lui avec incrédulité ; mais il le reconnaîtra vers le temps de la fin du monde, ce qui est exprimé par la queue de serpent. Et ce passage de la mer Rouge, dans lequel cette mer est partagée ou soulevée, puis les peuples passés au fil de l'épée, sur l'ordre du Seigneur, signifient évidemment le royaume du peuple israélite, qui subsiste pour un temps, puis s'étiole et s'anéantit. Au début de la nouvelle alliance, au début du règne du Christ, le Seigneur Jésus, debout et marchant sur les flots de la mer, permit à Pierre, qu'il avait mis à la tête de son Eglise, de marcher avec lui ; mais qu'est-ce que cela montre à tous les fidèles, sinon que toutes les nations, soumises et non complètement détruites ou exterminées, serviront de fondement au royaume du Christ qui doit durer dans tous les siècles ? Il y a en effet dans les paroles de Dieu de fréquents passages d'après lesquels la mer est la figure du monde présent.

Souvent, quand on veut élucider avec des mots une très grande question, on échoue et l'on se diminue soi-même ; comme le dit l'Ecriture : « Celui qui veut scruter la majesté du Seigneur est accablé par sa gloire3. »


1 Raoul Glaber, Hist., II, 23.

2 Id., ibid., III, 28-30.

3 Id., ibid., V, 10-11.