Il est d'autres manifestations de la conformité du visible à l'invisible. On la saisit, par exemple, dans la structure de la société humaine, laquelle se trouve homologue à cette autre société qui, dans l'au-delà, peuple le Royaume des cieux. Rendre perceptible une coordination aussi intime, tel est bien le propos de l'évêque Adalbéron de Laon, lorsqu'il décrit pour le roi Robert le Pieux l'ordonnance des relations humaines. La pensée du prélat tend à se perdre dans les virtuosités verbales et rythmiques à quoi poussaient, dans les écoles épiscopales, les raffinements de la rhétorique. Elle parvient cependant à décrire la nouvelle hiérarchie des classes dont la rigueur, à ce moment même, pendant le second quart du XIe siècle, vient s'imposer à tous les hommes capables de réflexion ; nul d'entre eux ne doutera désormais que le genre humain ne se trouve, depuis la création, réparti en trois ordres, l'ordre de ceux qui prient, l'ordre de ceux qui combattent, l'ordre de ceux qui travaillent. Ce n'est point ici le lieu de préciser dans quelle mesure cette représentation mentale traduit la réalité vécue et s'ajuste aux nouveaux comportements que libèrent les progrès de la décomposition féodale. Puisque nous nous tenons au plan des attitudes intellectuelles et des réactions sentimentales, il suffit d'indiquer que, pour Adalbéron, la légitimité de la nouvelle répartition des conditions sociales tient à ce que celle-ci répond harmonieusement à l'ordre qui régit la société spirituelle. Dieu, créant l'homme à son image, n'a-t-il pas disposé des hiérarchies semblables dans le ciel et sur la terre ? On ne saurait admettre, en tout cas, que les deux cités, la naturelle et la surnaturelle, la terrestre et la divine, manifestent entre elles quelque discordance.
Adalbéron s'adresse au roi Robert comme à son égal : par une semblable cérémonie, le sacre, l'évêque et le souverain ont, en effet, reçu de Dieu la sagesse qui leur permet de percer le voile des apparences.
Souviens-toi de la grande gloire dont t'a comblé le Roi des rois ; il t'a dans sa clémence accordé un don plus précieux que tous les autres : il t'a donné l'intelligence de la vraie sagesse, grâce à quoi tu peux comprendre la nature des choses célestes et éternelles. Tu es destiné à connaître la Jérusalem céleste, avec ses pierres, ses murs, ses portes, toute son architecture, et les citoyens qu'elle attend et à l'intention de qui elle a été édifiée. Ses nombreux habitants sont séparés, pour être mieux gouvernés, en classes distinctes ; la toute-puissance divine y a imposé une hiérarchie. Je t'en épargne le détail, qui serait long et fastidieux.
La science n'est pas mon affaire ; laissons toujours cela à la divine Providence. Mais l'esprit humain tient de près à la divinité, et celui-là ne peut se connaître qui veut ignorer ce qui est au-dessus de lui. Cette puissante Jérusalem n'est autre, je pense, que la vision de la sérénité divine ; le Roi des rois la gouverne, le Seigneur règne sur elle, et c'est à cette fin qu'il la répartit en classes. Aucune de ses portes n'est cloisonnée du moindre métal ; les murs n'y sont point faits de pierres, et les pierres n'y forment pas de murs ; ce sont des pierres vivantes, vivant l'or qui pave les rues, et dont l'éclat passe pour plus resplendissant que celui de l'or le plus fin. Bâtie pour être la demeure des anges, elle s'ouvre aussi à des foules de mortels ; une partie de ses habitants la gouverne, l'autre y vit et y respire. C'est tout ce que j'en sais, mais j'aimerais qu'on m'en dise plus long.
L'évêque
Le lecteur assidu souhaite de connaître le plus de choses possible ; alors qu'un esprit somnolent et sans ardeur a coutume d'oublier même ce qu'il a appris autrefois. Roi très cher, compulse les livres de saint Augustin ; il passe à bon droit pour avoir expliqué ce qu'est la sublime cité de Dieu.
Le roi
Dis-moi, évêque, je te prie, quels sont ceux qui l'habitent ; les princes, s'il y en a, sont-ils égaux entre eux, ou, sinon, quelle en est la hiérarchie ?
Interroge Denys, dit l'Aréopagite : il a pris la peine d'écrire deux livres sur ce sujet. Le saint pontife Grégoire en parle aussi dans ses Moralia, où il cherche à analyser la foi du bienheureux Job ; il en traite aussi fort clairement dans ses homélies, et encore à la fin de son Ezéchiel, non moins clairement ; ces écrits, la Gaule les a reçus de lui en présent. De telles choses échappent aux conceptions des mortels. Je vais te les exposer ; ensuite je te dirai le sens allégorique de mes paroles.
Saint Augustin, Denys l'Aréopagite et Grégoire le Grand sont bien les trois auteurs fondamentaux sur quoi s'appuie, dans les cloîtres de l'An Mil, tout l'effort d'élucidation du mystère, et ce qui pousse la méditation vers les illuminations divines. Adalbéron s'y réfère pour définir les deux traits majeurs de la Jérusalem céleste, cette demeure radieuse qu'à la fin du monde contemplera l'humanité ressuscitée : elle se dispose en hiérarchie comme la cité terrestre ; « demeure des anges », elle est tout ouverte aux mortels qui cheminent vers elle, puisque, dans le plan divin, la communication doit finalement s'établir entre les deux parts de l'univers.
Le peuple céleste forme donc plusieurs corps, et c'est à son image qu'est organisé le peuple de la terre. Dans la loi de l'Ancienne Eglise de son peuple, Eglise qui porte le nom symbolique de Synagogue, Dieu, par l'intermédiaire de Moïse, a établi des ministres dont il a réglé la hiérarchie. L'histoire sainte raconte quels ministres y ont été institués. L'ordre de notre Eglise est appelé le royaume des Cieux. Dieu lui-même y a établi des ministres sans tache, et c'est la loi nouvelle que l'on y observe sous le règne du Christ. Les canons des conciles, inspirés par la foi, ont déterminé comment, sur quels titres et par qui les ministres doivent y être institués. Or, pour que l'Etat jouisse de la paix tranquille de l'Eglise, il est nécessaire de l'assujettir à deux lois différentes, définies l'une et l'autre par la sagesse, qui est la mère de toute vertu. L'une est la loi divine : elle ne fait aucune différence entre ses ministres ; selon elle, ils sont tous égaux de condition, si différents entre eux que la naissance ou le rang les établissent ; un fils d'artisan n'y est pas inférieur à l'héritier d'un roi. A ceux-ci, cette loi clémente interdit toute vile occupation mondaine. Ils ne fendent point la glèbe ; ils ne marchent pas derrière la croupe des bœufs ; à peine s'occupent-ils des vignes, des arbres, des jardins. Ils ne sont ni bouchers, ni aubergistes, pas plus que gardeurs de porcs, conducteurs de boucs ou bergers ; ils ne criblent point le blé, ignorent la cuisante chaleur d'une marmite graisseuse ; ils ne font point trémousser des porcs sur le dos des bœufs ; ils ne sont pas blanchisseurs, et dédaignent de faire bouillir le linge. Mais ils doivent purifier leur âme et leur corps ; s'honorer par leurs mœurs, et veiller sur celles des autres. La loi éternelle de Dieu leur ordonne d'être ainsi sans tâche ; elle les déclare affranchis de toute condition servile. Dieu les a adoptés : ce sont ses serfs ; il est leur seul juge ; du haut des cieux, il leur crie d'être chastes et purs. Il leur a soumis par ses commandements le genre humain tout entier ; pas un prince n'en est excepté, puisqu'il a dit « tout entier ». Il leur ordonne d'enseigner à garder la vraie foi, et de plonger ceux qu'ils ont instruits dans l'eau sainte du baptême ; il les a constitués médecins des plaies qui peuvent gangrener les âmes, et ils sont chargés d'y appliquer les cautères de leurs paroles. Il ordonne que seul le prêtre ait qualité pour administrer le sacrement de son corps. Il lui confie la sublime mission de l'offrir lui-même. Ce que la voix de Dieu a promis ne sera point refusé, nous le croyons, nous le savons ; à moins d'en être chassés par leurs propres crimes, ces ministres doivent aller s'asseoir aux premières places dans les cieux. Ils doivent donc veiller, s'abstenir de bien des aliments, prier sans cesse pour les misères du peuple et pour les leurs. J'ai dit là peu de chose du clergé, peu de chose de son organisation ; le point essentiel, c'est que les clercs sont égaux en condition.
Alors que dans l'Eglise, sise à la jonction entre le charnel et le sacré, Dieu veut que s'annulent toutes les distinctions sociales, on voit la société civile, plus enfoncée dans le matériel, se diviser en ordres. Et c'est l'autorité conjointe du roi (de France) et de l'Empereur (roi de Germanie), l'un et l'autre images de Dieu sur la terre, qui garantit la stabilité d'une telle ordonnance.
Le roi
Ainsi la maison de Dieu est une, et régie par une seule loi ?
L'évêque
La société des fidèles ne forme qu'un corps ; mais l'Etat en comprend trois. Car l'autre loi, la loi humaine, distingue deux autres classes : nobles et serfs, en effet, ne sont pas régis par le même statut. Deux personnages occupent le premier rang : l'un est le roi, l'autre l'empereur ; c'est par leur gouvernement que nous voyons assurée la solidité de l'Etat. Le reste des nobles a le privilège de ne subir la contrainte d'aucun pouvoir, à condition de s'abstenir des crimes réprimés par la justice royale. Ils sont les guerriers, protecteurs des églises ; ils sont les défenseurs du peuple, des grands comme des petits, de tous enfin, et assurent du même coup leur propre sécurité. L'autre classe est celle des serfs : cette race malheureuse ne possède rien qu'au prix de sa peine. Oui pourrait, par les billes de la table à calcul, faire le compte des soins qui absorbent les serfs, de leurs longues marches, de leurs durs travaux ? Argent, vêtement, nourriture, les serfs fournissent tout à tout le monde ; pas un homme libre ne pourrait subsister sans les serfs.
La maison de Dieu, que l'on croit une, est donc divisée en trois : les uns prient, les autres combattent, les autres enfin travaillent. Ces trois parties qui coexistent ne souffrent pas d'être disjointes ; les services rendus par l'une sont la condition des œuvres des deux autres ; chacune à son tour se charge de soulager l'ensemble. Ainsi, cet assemblage triple n'en est pas moins un ; et c'est ainsi que la loi a pu triompher, et le monde jouir de la paix1.
1 Adalbéron, édition Hiickel, p. 148 156.