III

PRÉSENCE DES DÉFUNTS

Le politique et le social sont ainsi conçus comme les projections d'un ordre immanent ; aux ecclésiastiques revient la mission fondamentale d'établir rituellement les liaisons entre le monde des rois, des chevaliers et des paysans et celui des anges. Mais, pour la même raison profonde, il existe aussi des relations constantes entre le pays des morts et celui des vivants. Les défunts vivent en effet ; ils lancent des appels, et l'on doit être attentifs à percevoir ceux-ci. C'est précisément en l'An Mil que l'Eglise d'Occident accueille enfin les très vieilles croyances dans la présence des trépassés, dans leur survie, invisible, mais cependant peu différente de l'existence charnelle. Ils hantent un espace incertain entre la terre et la cité divine. Ils attendent là, de leurs amis et de leur parenté, des secours, un service, des prières, des gestes liturgiques capables de soulager leurs peines. On les voit paraître, à plusieurs reprises, dans le récit de Raoul Glaber. Mais ceux qui perçoivent de tels messages de l'au-delà sont eux-mêmes très vite happés par la mort.

 

A l'époque suivante (995), la nation des Sarrasins, avec son roi Al Mançour, sortit des contrées africaines, occupa presque tout le territoire espagnol jusqu'aux confins méridionaux de la Gaule, et fit de grands massacres de chrétiens. Malgré l'infériorité de ses forces, Guillaume, duc de Navarre, dit le Saint, les attaqua à maintes reprises. La pénurie des effectifs obligea même les moines du pays à prendre les armes temporelles. Il y eut de lourdes pertes de part et d'autre ; enfin la victoire fut accordée aux Chrétiens, et, après avoir sacrifié beaucoup des leurs, ce qui restait de Sarrasins se réfugia en Afrique. Mais dans cette longue suite de combats succombèrent évidemment beaucoup de religieux chrétiens, qui en prenant les armes avaient obéi à des sentiments de charité fraternelle bien plutôt qu'à je ne sais quel prétentieux désir de gloire.

A cette époque un frère nommé Goufier, de mœurs douces et charitables, vivait au monastère de Moûtiers-Saint-Jean, en Tardenois. Un dimanche, il eut une vision divine bien digne de créance. Alors qu'après la célébration des matines il se recueillait pour prier dans le monastère pendant que les autres frères allaient prendre quelque repos, soudain l'église entière se remplit d'hommes vêtus de robes blanches et parés d'étoles pourpres, dont la grave contenance instruisait assez de leur qualité celui qui les voyait. A leur tête marchait, portant la croix en main, un homme qui se disait l'évêque de nombreux peuples, et assurait qu'il leur fallait le jour même célébrer en ce lieu la sainte messe. Lui et les autres déclaraient avoir assisté cette nuit-là à la célébration des matines avec les frères du monastère. Et ils ajoutaient que l'office de laudes qu'ils y avaient entendu convenait parfaitement à ce jour. C'était le dimanche dans l'octave de la Pentecôte, jour auquel, en réjouissance de la résurrection du Seigneur, de son ascension et de la venue du Saint-Esprit, on a coutume dans la plupart des pays de psalmodier des répons aux paroles vraiment sublimes, d'une mélodie délicieuse, et aussi dignes de la divine Trinité que peut l'être un ouvrage de l'esprit humain. L'évêque s'approcha de l'autel de saint Maurice martyr et, entonnant l'antienne de la Trinité, se mit à y célébrer la sainte messe. Cependant notre frère demandait qui ils étaient, d'où ils venaient, la raison de cette visite. Ils ne firent point difficulté à lui répondre :

« Nous sommes, dirent-ils, des religieux chrétiens ; mais, pour protéger notre patrie et défendre le peuple catholique, nous avons, dans la guerre des Sarrasins, été séparés par le glaive de notre humaine enveloppe corporelle. C'est pourquoi maintenant Dieu nous appelle tous ensemble à partager le sort des bienheureux ; mais il nous a fallu passer par ce pays-ci parce qu'il s'y trouve beaucoup de gens qui vont à bref délai se joindre à notre compagnie. »

 

Celui qui célébrait la messe, à la fin de l'oraison dominicale, donna la paix à tous, et envoya l'un d'eux donner aussi le baiser de paix à notre frère. Celui-ci, le baiser reçu, vit que l'autre lui faisait signe de le suivre. Comme il voulait marcher à leur suite, ils disparurent. Et le frère comprit que dans peu de temps il allait sortir de ce monde, ce qui ne manqua pas d'arriver.

En effet, cinq mois après avoir eu cette vision, c'est-à-dire en décembre suivant, il se rendit sur l'ordre de son abbé à Auxerre pour y soigner quelques frères du monastère de Saint-Germain qui étaient malades ; car il était instruit dans l'art de la médecine. Dès son arrivée, il se mit à engager ses frères, pour qui il était venu, à prendre soin de faire au plus vite ce qu'il fallait pour leur guérison. Il savait en effet que sa mort était proche. Ils lui répondirent :

« Fais-nous la grâce de te reposer aujourd'hui des fatigues du voyage, afin que demain tu te trouves en meilleur état. »

Il répondit :

« Si je ne termine pas aujourd'hui ce qui me reste à faire, autant qu'il m'est possible, vous verrez que demain je ne ferai rien de tout cela. »

Ils crurent qu'il plaisantait, car il avait toujours eu le caractère gai, et oublièrent ses avis. Mais à l'aube du jour suivant, il fut pris d'une douleur aiguë ; il gagna comme il put l'autel de la bienheureuse Marie toujours vierge pour y célébrer la sainte messe. Quand il l'eut dite, il retourna à l'infirmerie, et, déjà en proie à d'intolérables souffrances, s'étendit sur son lit. Comme il arrive en pareil cas, le sommeil s'appesantit sur ses paupières au milieu de ses angoisses. Soudain il vit devant lui la Vierge dans sa splendeur, rayonnant d'une lumière immense, et qui lui demandait de quoi il avait peur. Comme il la considérait, elle ajouta :

« Si c'est le voyage que tu redoutes, tu n'as rien à craindre ; je te servirai de protectrice. »

Rassuré par cette vision, il pria de venir auprès de lui le prévôt du lieu, nommé Achard, homme d'un profond savoir, qui fut depuis abbé de ce monastère, et lui conta par le menu cette vision et aussi la précédente. Celui-ci dit :

« Réconfortez-vous, mon frère, en le Seigneur ; mais comme vous avez vu ce qu'il est rarement donné aux hommes de voir, il faut que vous payiez le tribut de toute chair, afin que vous puissiez partager le sort de ceux qui vous sont apparus. »

Et les autres frères, convoqués, lui firent la visite d'usage en pareil cas. A la fin du troisième jour, comme la nuit tombait, il quitta son corps. Tous les frères le lavèrent selon la coutume, lui préparèrent un linceul, firent sonner toutes les cloches du monastère. Un laïque, homme cependant très religieux, qui demeurait dans le voisinage, ignorant la mort du frère, crut que les cloches sonnaient matines, et se leva comme il en avait l'habitude pour aller à l'église. Au moment où il arrivait à un pont de bois qui se trouvait à peu près à mi-chemin, plusieurs personnes du voisinage entendirent du côté du monastère des voix qui criaient : « Tire ! Tire ! Amène-le-nous bien vite ! »

A ces voix, une autre répondait :

« Celui-ci, je ne puis, mais je vous en amènerai un autre s'il y a moyen. »

Au même instant, l'homme qui se rendait à l'église crut voir devant lui sur le pont un de ses voisins (c'était un diable) qui venait à lui, et dont il ne pouvait avoir peur : il l'appela par son nom, et lui dit de traverser avec précaution. Mais aussitôt l'esprit malin, prenant la forme d'une tour, se dressa dans les airs, voulant tendre un piège à notre homme pendant qu'il suivait des yeux ses fallacieux prestiges. Tout occupé de ce qu'il voyait, le malheureux fit un faux pas et tomba rudement sur le pont. Il se releva bien vite et se protégea par un signe de croix ; reconnaissant dans ce mauvais tour la malignité du démon, il rentra chez lui, plus prudent. Peu après d'ailleurs, il mourut en paix à son tour1.


1 Raoul Glaber, Hist., II, 9.