IV

RELIQUES

Ainsi les mots du texte sacré et la musique de la psalmodie ne sont pas seuls, par leurs rythmes et la diversité de leur sens, à frayer les voies de l'invisible. Les choses elles aussi en ouvrent parfois les portes, et l'au-delà se révèle alors aux yeux et aux oreilles de l'homme, non plus par des symboles, mais par des phénomènes. Les plus savants des ecclésiastiques prêtent donc attention aux charmes, aux sortilèges, aux ambiguïtés familières à la pensée sauvage, et à toutes les médiations magiques. Pour eux point de doute : des influx étranges, émanant de l'autre monde troublent, de temps à autre, les rythmes réguliers de la nature. Le mystère se trouve présent en permanence, visible, tangible.

 

ROIS THAUMATURGES

 

Incontestablement, en effet, le merveilleux jaillit sans cesse de personnes et d'objets sacrés. Et d'abord de la main royale. Car l'onction de l'huile sainte a, le jour du sacre, imprégné le corps du roi de la gloire et de la force divines. Il est depuis lors rempli d'une puissance surnaturelle. Par son toucher, il guérit. Helgaud fut le premier à décrire les miracles du roi de France :

 

Le beau palais qui est à Paris avait été construit sur l'ordre du roi Robert par ses gens. Voulant, au saint jour de Pâques, l'honorer de sa présence, il ordonna de dresser la table selon l'usage royal. Comme il tendait ses mains aux ablutions, un aveugle surgit de la foule des pauvres qui, se pressant autour de lui, faisait son perpétuel cortège, et le supplia humblement de lui asperger d'eau le visage. Et lui, tout aussitôt, prenant pour un jeu la prière du pauvre, dès qu'il eut de l'eau sur les mains, la lui jeta au visage. Aussitôt, sous les yeux de tous les grands du royaume qui étaient présents, l'aveugle fut guéri en recevant cette eau ; et tandis que tous le congratulaient en bénissant le Seigneur, le roi s'assit à table et fut le plus joyeux des convives. Tout le jour ceux qui avaient pris part au festin en parlèrent, louant le Dieu tout-puissant : et peut-être n'auraient-ils parlé que de choses vaines et oiseuses, si en ce jour ils n'avaient été éclairés par une telle lumière. Et l'on peut croire non sans raison que ce palais mérite d'être honoré fréquemment du séjour royal, puisque la vertu divine l'a illustré par un tel miracle et l'a consacré par la joie du peuple, le premier jour où le roi très pieux voulut y festoyer.

 

POUVOIRS DES CORPS SAINTS

 

Cependant il existe alors des objets où, mieux encore que dans l'apparition des morts et dans les pouvoirs merveilleux du roi, l'on voit l'autre monde pénétrer dans le quotidien de la vie d'ici-bas et s'opérer la rencontre entre le christianisme et les croyances profondes du peuple. Ces objets sont ce qui reste de l'existence terrestre des saints, leur corps, leurs ossements, leur tombeau, ce sont les reliques. Sur le respect que ces débris inspirent repose, en fait, tout l'ordre social ; puisque tous les serments, qui tentent de discipliner le tumulte féodal, sont en effet prêtés la main sur un reliquaire.

 

Fort d'une justice rigoureuse, ce même roi sérénissime (Robert le Pieux) s'appliquait à ne point souiller sa bouche par des mensonges, mais au contraire à établir la vérité dans son cœur et dans sa bouche ; et il jurait assidûment par la foi du Seigneur notre Dieu. C'est pourquoi, voulant rendre aussi purs que lui-même [en les soustrayant au parjure] ceux de qui il recevait le serment, il avait fait faire un reliquaire de cristal, décoré tout autour d'or fin, mais vide de toute relique de saint, sur lequel juraient ses grands, ignorants de sa pieuse fraude. Il en fit faire un autre en argent, dans lequel il mit un œuf de l'oiseau appelé griffon, et sur lequel il faisait prêter serment aux moins puissants et aux paysans1.

 

Privé des reliques qu'il contient, un sanctuaire perd aussitôt ce qui fait sa valeur :

 

Vers ces jours, Geoffroi, abbé de Saint-Martial, successeur d'Aubaut, accompagné du comte Boson, s'en fut, avec une grande troupe de guerriers, dans une église que quelques seigneurs avaient injustement enlevée à saint Martial ; il y prit le corps de saint Vaulry et le rapporta avec lui à Limoges. Il garda là les reliques de ce saint confesseur jusqu'au jour où ces coupables seigneurs reconnurent et proclamèrent le bon droit de saint Martial. Et quand celui-ci fut ainsi, rentré en possession de son bien, l'abbé rendit le corps saint au sanctuaire d'où il l'avait retiré ; et, en présence du duc Guillaume, il y établit la discipline monastique2.

 

Les plus belles cérémonies de ce temps, et tous les fastes de la création artistique, accompagnent la découverte et la translation des reliques, lesquelles, environnées de légendes, partent quelquefois en voyage, se visiter l'une l'autre.

 

INVENTION DU CRÂNE DE JEAN-BAPTISTE

 

En ces jours, raconte Adémar de Chabannes, le Seigneur daigna jeter un vif éclat sur le règne du sérénissime duc Guillaume [d'Aquitaine]. C'est en effet de son temps que le chef de saint Jean fut découvert en la basilique d'Angély, enfermé dans un coffre de pierre façonné en forme de pyramide, par le très illustre abbé Audouin : on dit que ce saint chef est proprement celui du Baptiste Jean. En l'apprenant, le duc Guillaume, qui revenait de Rome à l'issue des fêtes de Pâques, fut rempli de joie et décida qu'on exposerait le saint chef à la vue du peuple. Ce chef était conservé dans un reliquaire d'argent, à l'intérieur duquel se lisent ces mots : « Ici repose le chef du Précurseur du Seigneur. » Mais quant à savoir par qui, à quelle époque et de quel lieu cette relique fut apportée là, ou même s'il s'agit vraiment du Précurseur du Seigneur, c'est ce qui n'est pas très sûrement établi. Dans l'histoire du roi Pépin, où on peut lire tous les moindres détails, il n'est pas fait mention de cet événement, qui est pourtant des plus considérables ; et le récit qu'on en a fait ne doit nullement être pris au sérieux par les gens instruits. Dans cet écrit fantaisiste, il est en effet raconté qu'au temps où Pépin était roi d'Aquitaine, un certain Félix apporta par mer le chef de saint Jean-Baptiste d'Alexandrie en Aquitaine, et qu'en ce temps Alexandrie était gouvernée par l'archevêque Théophile, de qui saint Luc fait mention au début des Actes des Apôtres, quand il dit : « J'ai d'abord parlé de tout, ô Théophile... » ; il y aurait eu ensuite en Aunis un combat entre le roi Pépin et les Vandales, et ce même chef, imposé par le roi à ses compagnons tués, les aurait aussitôt ressuscités. Or Pépin n'a point vécu à l'époque de Théophile ni au temps des Vandales, et l'on ne lit nulle part que le chef du saint Précurseur du Seigneur se soit jamais trouvé à Alexandrie. Nous voyons au contraire en d'antiques légendes que le chef du saint Précurseur fut tout d'abord découvert par deux moines qui eurent la révélation du lieu où il était ; puis l'empereur Théodose le transféra en la cité royale de Constantinople, et c'est là qu'il est offert à la vénération des fidèles.

Donc, pour revenir à notre propos, quand on exposa le chef de saint Jean qui venait d'être découvert, toute la Gaule, l'Italie et l'Espagne, émues de cette nouvelle, se hâtèrent à l'envi d'accourir en ce lieu. Le roi Robert et la reine, le roi de Navarre, le duc de Gascogne Sanche, Eudes de Champagne, les comtes et les grands, avec les évêques, les abbés et toute la noblesse de ces pays, affluèrent. Tous offraient de précieux présents de toute nature ; le roi de France offrit un plat d'or fin pesant trente livres et des étoffes tissées de soie et d'or pour décorer l'église ; il fut reçu avec honneur par le duc Guillaume, puis retourna en France par Poitiers. On n'avait jamais rien vu de plus réjouissant ni de plus glorieux que ce grand concours de chanoines et de moines, chantant des psaumes en portant les reliques des saints, qui se hâtaient de toutes parts pour honorer la mémoire du saint Précurseur. Au cours de ces fêtes, les reliques de ce grand prince, qui est le père de l'Aquitaine et le premier fécondateur de la foi dans les Gaules, c'est-à-dire le bienheureux apôtre Martial, furent transférées là avec les reliques de saint Etienne de la cathédrale de Limoges. Comme, dans une châsse d'or et de pierres précieuses, on sortait les reliques de saint Martial de sa propre basilique, bientôt toute l'Aquitaine, qui depuis longtemps avait souffert d'inondations du fait des pluies excessives, retrouva avec joie, au passage de son père, la sérénité de son ciel. Faisant cortège à ces reliques, l'abbé Geoffroi et l'évêque Géraud, avec de nombreux seigneurs et une innombrable foule de peuple, se rendirent à la basilique du Sauveur, à Charroux. Les moines du lieu et tout le peuple vinrent à leur rencontre jusqu'à un mille de la ville et, célébrant en grande pompe ce jour de fête, entonnant les antiennes à pleine voix, les conduisirent jusqu'à l'autel du Sauveur. Et, la messe dite, on les accompagna de la même façon. Et, une fois entrés dans la basilique du saint Précurseur, l'évêque Géraud y célébra devant le chef du saint la messe de la Nativité de saint Jean-Baptiste ; car on était au mois d'octobre. Les chanoines de Saint-Etienne chantèrent alternativement avec les moines de Saint-Martial tropes et laudes comme il se fait aux jours de fête ; et après la messe l'évêque bénit le peuple avec le chef de saint Jean ; et ainsi, en se réjouissant vivement des miracles accomplis en chemin par saint Martial, tous s'en retournèrent, le cinquième jour avant la fête de la Toussaint. Vers cette époque le saint confesseur Léonard, à Limoges, et le saint martyr Antonin, en Quercy, se mirent à se signaler par d'éclatants miracles, et de toutes parts les peuples affluaient vers eux.

 

MERVEILLES

 

... Quand on transféra les reliques de saint Cybard vers le saint Précurseur, on transporta en même temps le bâton de ce saint confesseur. Ce bâton pastoral est recourbé à son extrémité supérieure ; et pendant les heures de la nuit, jusqu'au lever du soleil, l'on voyait resplendir dans le ciel, au-dessus des reliques du saint, un bâton de feu également recourbé à son extrémité supérieure ; ce prodige dura jusqu'à ce que l'on fût arrivé devant le chef de saint Jean ; et après que saint Cybard eut accompli des miracles en guérissant des malades, on s'en retourna en grande liesse. Pendant que les chanoines de Saint-Pierre d'Angoulême faisaient route avec leurs reliques, ceux qui les portaient, revêtus des tuniques consacrées, traversèrent un fleuve profond sans s'en trouver mouillés ; comme s'ils avaient marché en terrain sec, on ne vit sur eux, ni sur leurs vêtements, ni sur leurs chaussures, aucune trace d'eau.

Cependant, après que le chef de saint Jean eut été suffisamment exposé à la vue du peuple, on le retira sur l'ordre du duc Guillaume et on le rangea dans la pyramide où il se trouvait primitivement, et à l'intérieur de laquelle il est conservé dans son reliquaire d'argent suspendu par des chaînettes du même métal. La pyramide elle-même est en pierre, recouverte de panneaux de bois entièrement revêtus d'argent provenant de celui que le roi Sanche de Navarre offrit en abondance au bienheureux Précurseur.

 

Et dans les grandes solennités, des foules de fidèles exaltés s'écrasent dans les couloirs des cryptes autour des reliquaires :

Au milieu du Carême, pendant les vigiles de la nuit, comme une grande foule entrait dans ce même sanctuaire et se pressait autour du tombeau de saint Martial, plus de cinquante hommes et femmes se piétinèrent mutuellement et expirèrent à l'intérieur de l'église ; ils furent enterrés le lendemain3.


1 Helgaud, 11 et 12.

2 Adémar de Chabannes, Chron., III, 43.

3 Id., ibid., III, 56 et 49.