V

MIRACLES

Aux plus hauts niveaux de la conscience religieuse, il peut alors apparaître certain que les miracles ne sont pas nécessaires à la foi ni au salut, que ce qui compte c'est le spirituel, et que le merveilleux n'est que l'écume de l'éternel. Hervé, trésorier de Saint-Martin de Tours, avait fait reconstruire la basilique pour y déposer le reliquaire du saint.

 

On raconte que, quelques jours avant cette translation, Hervé avait prié le Seigneur de manifester son affection pour cette église son épouse en daignant, comme il l'avait fait autrefois, accomplir par l'intermédiaire de saint Martin quelque miracle. Pendant qu'il était abîmé dans sa prière, ce saint confesseur lui apparut et lui adressa avec douceur la parole en ces termes :

« Ce que tu demandes, mon très cher fils, apprends que c'est peu de chose en comparaison de ce que le Seigneur a la puissance de t'accorder ; mais pour le moment les miracles que l'on a déjà vus autrefois devront suffire, car le plus urgent est de récolter la moisson déjà semée. Seuls les biens qui élèvent les âmes doivent faire l'objet des prières de tous. Pour les âmes, n'oublie jamais d'implorer la miséricorde divine. Tu sauras que pour ma part j'intercède auprès du Seigneur en faveur de ceux qui, dans le présent, servent assidûment cette église-ci. Certains d'entre eux, occupés plus que de raison des affaires de ce monde, et de plus accomplissant leur service par les armes et la guerre, ont péri égorgés dans un combat. Je ne te cacherai pas que j'ai eu beaucoup de peine à obtenir de la clémence du Christ qu'ils fussent arrachés aux mains des serviteurs des ténèbres, et obtinssent leur place aux lieux du rafraîchissement et de la lumière. Quant au reste, achève d'accomplir ton vœu, qui est très agréable au Seigneur. »

 

Au jour fixé pour la dédicace, on vit arriver les évêques et les abbés, ainsi qu'une innombrable multitude de fidèles, hommes et femmes, clercs et laïques ; avant de commencer les solennités, le très vénérable Hervé prit à part les plus saints des prêtres qui étaient venus et eut soin de leur rapporter sa vision. Quand la cérémonie fut accomplie selon les usages et que tous les objets du culte furent rangés, ce saint homme commença à s'infliger les mortifications d'une vie plus ascétique encore, et à passer sa vie en solitaire dans une étroite cellule voisine de l'église en récitant psaumes et prières. Au bout de quatre ans, il sentit qu'il allait bientôt quitter ce monde ; sa santé empirait de jour en jour ; beaucoup accoururent pour le visiter, et s'attendaient à ce que sa mort fût marquée par quelque miracle, à en juger par le mérite qu'ils voyaient en cet homme. Mais lui, avec sagacité, les engagea à s'occuper d'autre chose et les prévint qu'ils devaient s'attendre à ne voir aucun signe extraordinaire ; et il les adjurait plutôt de mettre plus de zèle à prier pour lui le Seigneur très saint. Comme approchait l'heure de sa mort, les mains et les yeux levés au ciel, il ne cessait de répéter : « Pitié, Seigneur ! Pitié, Seigneur ! » Et c'est en prononçant ces mots qu'il rendit le dernier soupir ; il fut enterré dans cette même église au lieu même où jadis se trouvait la sépulture du bienheureux Martin1.

 

Mais la foi du peuple, elle, en ce temps, se nourrit de merveilles. Le besoin du prodige, du contact physique avec les forces de la surnature pousse les foules vers les sanctuaires que favorise la fréquence des miracles et vers les reliquaires cachés dans l'ombre des cryptes et des martyria. Cette inclination irrésistible, et tous les profits qu'elle rendait possibles, expliquent l'intense commerce des reliques, et tant de supercheries dont tous les hommes de ce temps ne furent pas dupes.

 

IMPOSTURES

 

L'autorité divine, par la voix de Moïse, donne aux Juifs cet avertissement : « S'il se trouve parmi vous un prophète qui, parlant au nom d'un dieu quelconque des Gentils, prédit quelque événement futur, et que par hasard cet événement arrive, ne croyez pas en cet homme : car c'est le Seigneur votre Dieu qui vous tente pour voir si vous l'aimez ou non. » Notre temps fournit, dans un cas différent, un exemple équivalent. A l'époque qui nous occupe vivait un homme du peuple, brocanteur fort habile, dont le nom et la patrie étaient d'ailleurs ignorés ; car il changeait constamment de résidence pour éviter d'être reconnu, s'affublant de faux noms et trompant sur sa province d'origine. Des tombeaux, il exhumait en cachette des ossements provenant de défunts tout récents, les mettait en divers coffrets et les vendait à quantité de gens comme des reliques de saints martyrs ou confesseurs. Après avoir commis d'innombrables escroqueries dans les Gaules, il dut s'enfuir et arriva dans la région des Alpes, où habitent les peuplades stupides qui d'ordinaire font leur séjour dans les montagnes. Là, il prit le nom d'Etienne, de même qu'il s'était fait appeler ailleurs Pierre ou Jean. Et là encore, selon sa coutume, il alla de nuit recueillir dans un lieu des plus communs les ossements d'un homme inconnu ; il les mit dans un reliquaire et dans une châsse ; il prétendit savoir, par une révélation que lui auraient faite les anges, qu'il s'agissait des restes du saint martyr nommé Just. Bientôt, le peuple se comporta comme d'habitude en pareil cas, et tous les paysans à l'esprit épais accoururent au bruit de cette nouvelle ; désolés même quand ils n'avaient pas quelque maladie dont ils pussent implorer la guérison. Ils amenèrent les infirmes, ils apportèrent leurs pauvres offrandes, attendant jour et nuit quelque miracle soudain. Or, nous l'avons dit, les esprits malins ont parfois la permission d'en faire. Ce sont là de ces tentations que les hommes s'attirent par leurs péchés. On en eut là un exemple manifeste. Car on vit toutes sortes de membres tordus se redresser, et bientôt des exvoto de toutes les formes se balancer dans les airs. Cependant, ni l'évêque de Maurienne, ni celui d'Uzès, ni celui de Grenoble, dont les diocèses servaient de théâtre à de pareils sacrilèges, ne mirent aucune diligence à enquêter sur l'affaire. Ils préféraient tenir des colloques dans lesquels ils ne s'occupaient que de lever sur le peuple d'injustes tributs, et en même temps de favoriser cette supercherie.

Cependant Manfred, le très riche marquis, entendit parler de l'affaire ; il envoya ses gens s'emparer de vive force de cet illusoire objet de culte, ordonnant de lui rapporter ce qu'on prenait pour un vénérable martyr. Ce marquis avait en effet entrepris l'établissement d'un monastère dans le bourg fortifié de Suse, le plus ancien des Alpes, en l'honneur du Dieu tout-puissant et de sa Mère Marie toujours vierge. Il avait l'intention, quand l'édifice serait achevé, d'y faire déposer ce saint et toutes les autres reliques qu'il pourrait trouver. Bientôt, les travaux de l'église furent achevés, et il fixa le jour de la dédicace ; il invita les évêques du voisinage, avec lesquels vinrent l'abbé Guillaume de Volpiano, déjà si souvent nommé, et quelques autres abbés. Notre brocanteur aussi se trouvait là ; il s'était gagné les bonnes grâces du marquis en lui promettant de découvrir sous peu des reliques encore bien plus précieuses, provenant de saints dont il inventait trompeusement les actes, les noms et les détails de leur martyre, comme tout le reste. Quand les gens les plus savants lui demandaient comment il avait appris de pareilles choses, il débitait bruyamment des invraisemblances ; j'y étais moi-même, venu à la suite de mon abbé tant de fois nommé. Il disait :

« La nuit m'apparaît un ange, qui me raconte et m'apprend tout ce qu'il sait que je désire savoir ; et il reste avec moi aussi longtemps que je ne l'invite pas à s'en aller. »

Comme à ces mots nous répondions en lui demandant s'il voyait cela éveillé ou dans son sommeil, il ajouta :

« Presque chaque nuit, cet ange m'enlève de mon lit à l'insu de ma femme ; et, après une longue conversation, il me quitte en me saluant et en m'embrassant. »

Nous sentîmes dans ces propos un mensonge maladroit, et connûmes que cet homme n'était pas un homme angélique, mais bien un serviteur de la fraude et de la malignité.

Cependant les prélats, en opérant rituellement la consécration de l'église qui était l'objet de leur voyage, mirent avec les autres reliques les ossements découverts par ce sacrilège imposteur, non sans grande liesse de tout le peuple accouru en foule à sa suite. Or, cela se passait le 16 des calendes de novembre. Ce jour avait été choisi parce que les partisans de la supercherie prétendaient qu'il s'agissait des os mêmes de saint Just, qui subit le martyre à cette date en la ville de Beauvais, en Gaule, et dont le chef fut transféré et est conservé à Auxerre, où le saint était né et avait été élevé. Mais moi, qui savais de quoi il retournait, je traitais ces propos de sornettes. D'ailleurs les personnages les plus distingués avaient décelé l'imposture et se rangeaient à mon opinion. Or, la nuit suivante, quelques moines et d'autres personnes religieuses eurent dans cette église des apparitions monstrueuses ; et de la châsse qui renfermait les ossements, ils virent sortir des figures de nègres tout noirs, qui se retirèrent de l'église. Mais depuis, beaucoup de gens pleins de bon sens eurent beau vouer à l'abomination cette supercherie détestable, cela n'empêcha point la foule paysanne de vénérer en la personne de ce brocanteur corrompu le nom d'un homme injuste comme s'il eût été Just lui-même, et de persévérer dans son erreur. Pour nous, nous avons raconté cette histoire afin que l'on prenne garde aux formes si variées des supercheries diaboliques et humaines qui abondent de par le monde, et qui ont notamment une prédilection pour ces sources et ces arbres que les malades vénèrent sans discernement2.

 

VICTOIRE DU CULTE DES RELIQUES

 

Le cours de telles croyances se montrait parfois si puissant que les plus savants se laissaient emporter par lui. Bernard, maître des écoles d'Angers, lorsqu'il découvrit l'Aquitaine, fut d'abord profondément choqué par les formes que revêtait dans cette région la dévotion populaire aux reliques. Les premiers reliquaires anthropomorphes qu'il entrevit parurent à ses yeux des idoles, aussi pernicieuses que les statues du paganisme. Mais, bien vite, il fut captivé lui-même. C'est ce qui apparaît dans les Miracles de sainte Foy :

 

QU'IL EST PERMIS, DU FAIT D'UNE COUTUME INDÉRACINABLE CHEZ LES GENS SIMPLES, DE DRESSER DES STATUES DE SAINTS PARCE QU'IL N'EN RÉSULTE AUCUN DOMMAGE POUR LA RELIGION, ET D'UN EXEMPLE DE VENGEANCE CÉLESTE.

 

Il existe une habitude vénérable et antique, aussi bien dans les pays d'Auvergne, de Rodez et de Toulouse, que dans les régions avoisinantes : chacun élève à son saint, selon ses moyens, une statue en or, en argent ou en un autre métal, dans laquelle on enferme soit la tête du saint, soit quelque autre partie vénérable de son corps. Du fait que cette pratique semblait à bon droit superstitieuse aux gens savants – ils pensaient que s'y perpétuait un rite du culte des anciens dieux ou plutôt des démons – je crus moi aussi, ignorant, que cette coutume était mauvaise et tout à fait contraire à la religion chrétienne, lorsque je contemplai pour la première fois la statue de saint Géraud installée sur un autel. Statue remarquable par son or très fin, ses pierres de grand prix et reproduisant avec tant d'art les traits d'un visage humain que les paysans qui la regardaient se sentaient percés d'un regard clairvoyant et croyaient saisir parfois, dans les rayons de ses yeux, l'indice d'une faveur plus indulgente à leurs vœux. Bientôt souriant en moi-même de mon erreur je me tourne vers mon compagnon Bernier et lui adresse en latin ces mots : « Que penses-tu, frère, de cette idole ? Jupiter ou Mars n'auraient-ils pas agréé une statue pareille ? » Bernier alors, déjà guidé par mes paroles, répondit avec assez d'esprit, dissimulant la critique sous la louange. Il n'avait pas tort. Car là où l'on rend au Dieu unique, tout-puissant et vrai un juste culte, il paraît néfaste et absurde de fabriquer des statues en plâtre, en bois, en métal, sauf quand il s'agit du Seigneur en croix. Que l'on façonne avec piété une telle image, pour faire vivre le souvenir de la Passion du Seigneur, soit au ciseau, soit au pinceau, la sainte église catholique le permet. Mais le souvenir des saints, les yeux humains ne doivent le contempler que dans les récits véridiques ou des figures peintes sur les murs, en couleurs sombres. Nous n'avons pas de raison d'accepter les statues de saints, si ce n'est par la force d'un abus ancien et d'une coutume ancrée de façon indéracinable chez les gens simples. Cet abus a tellement de force dans les lieux dont j'ai parlé, que si j'avais à voix haute donné mon opinion alors sur la statue de saint Géraud, peut-être aurais-je été châtié comme un criminel.

 

Enfin, le troisième jour nous arrivâmes près de sainte Foy. Il advint par hasard et par chance que, lorsque nous entrâmes au monastère, l'endroit retiré, où l'on garde la vénérable image, était ouvert. Arrivés devant elle, nous étions si à l'étroit en raison du grand nombre de fidèles prosternés que nous ne pûmes nous incliner nous aussi. J'en fus fâché et restai debout à regarder l'image. Dans ces termes exacts, je formule ma prière : « Sainte Foy, toi dont la relique repose dans ce simulacre, secours-moi au jour du Jugement. » A ce moment-là je jette en souriant un regard de côté vers mon élève Bernier. Je pensais alors qu'il était vraiment inepte et hors de sens que tant d'êtres doués de raison suppliassent un objet muet et sans intelligence. Mais c'étaient là paroles vaines, conception mesquine, qui ne jaillissaient pas d'un cœur droit : cette image sacrée n'est pas consultée comme une idole au moyen de sacrifices, mais elle est honorée en souvenir de la vénérable martyre au nom du Dieu tout-puissant. Mais moi la méprisant comme si elle avait été Vénus ou Diane, je l'avais traitée de simulacre.

Et je me repentis, dans la suite, amèrement, de ma conduite stupide envers la sainte de Dieu. Le révérend Augier, un homme probe et vénérable, doyen à ce moment-là (j'ai appris qu'il était devenu ensuite abbé) me raconta, entre autres miracles l'aventure du clerc Ulric. Cet homme se croyait sensiblement plus savant que les autres : un jour où l'on était obligé de transporter la sainte image en d'autres lieux, il avait tellement retourné les esprits que, arrêtant la procession des pèlerins, il déblatérait contre la sainte martyre, et formulait je ne sais quelles inepties sur son image.

La nuit suivante, comme il délassait ses membres recrus de fatigue, il lui sembla qu'une dame lui apparaissait en songe revêtue d'une majesté terrifiante. « Eh bien, dit-elle, misérable, comment t'es-tu permis de dénigrer mon image ? » Après ces mots elle frappa son ennemi de la baguette qu'on lui voyait à la main et le laissa. Aussi longtemps qu'il survécut il put raconter cette vision pour la postérité. Il ne reste donc aucun argument pour discuter si la statue de sainte Foy doit être tenue en vénération, puisqu'il est clair et net que ses détracteurs attaquent en fait la sainte martyre elle-même ; j'ajoute qu'il n'y a pas là d'idole impie donnant lieu à un rite de sacrifice ou de divination, mais qu'il s'agit du pieux mémorial d'une vierge sainte devant lequel les fidèles trouvent plus dignement et plus abondamment la componction qui leur fait implorer pour leurs péchés sa puissante intercession. Voici peut-être l'explication la plus sage. Certes, cette enveloppe de reliques saintes est fabriquée en forme d'une figure humaine quelconque suivant le désir de l'artiste, mais elle est remarquable par un trésor bien plus précieux que jadis l'arche de la Loi. S'il est vrai que dans cette statue est conservé intact le chef d'une si grande martyre, il est hors de doute que l'on a là une des plus belles perles de la Jérusalem céleste. Et la bonté suprême opère même, en vertu de ses mérites, de tels miracles que nous n'avons pu en trouver l'équivalent à notre époque chez un autre saint par témoignage direct ou indirect.

Par conséquent la statue de sainte Foy ne comporte rien qui nécessite interdiction ou blâme, puisque, semble-t-il, aucune erreur ancienne n'en a été renouvelée, les pouvoirs des saints n'en ont pas été réduits, et la religion n'en a subi aucun dommage3.

 

MIRACLES DE SAINTE FOY

 

Bernard, enfin convaincu, appliqua donc son talent à relater les étonnants prodiges que les ossements, enfermés dans la statue d'or, suscitaient autour d'eux.

 

Des brassards d'or.

 

J'ajoute maintenant que personne n'a pu recenser tous les miracles que le Seigneur a daigné opérer par l'intermédiaire de sainte Foy ; ceux qui ont été retenus, un seul homme ne suffirait pas à les écrire. Je veux pourtant ajouter quelques mots sur des faits déjà connus dont on m'a parlé afin de n'être pas taxé de mutisme à cause d'une discrétion excessive, ni d'importunité pour ma prolixité. Je connais l'ancien dicton : « Tout ce qui est rare est précieux. » C'est ainsi que je n'écris qu'un petit nombre de faits destinés à l'édification de l'ensemble de la communauté, pour leur donner du prix. Le Christ me pardonnera cette faute de passer sous silence, volontairement, un grand nombre de miracles.

 

Il s'agit d'Arsinde, épouse du comte Guillaume de Toulouse, le frère de ce Pons, qui fut tué par ruse, après ces événements, par son beau-fils Artaud. Cette femme avait des bracelets d'or, ou plutôt, puisqu'ils montaient jusqu'au coude, des brassards magnifiques merveilleusement ciselés et ornés de pierres de prix. Une nuit où elle reposait seule sur sa noble couche, elle voit en songe apparaître à ses yeux une très belle jeune fille. Tout en admirant son extraordinaire beauté, elle lui pose cette question :

 

« Dis-moi, ô dame, qui donc es-tu ? »

Sainte Foy d'une voix douce répondit à sa demande :

« Je suis sainte Foy, femme, n'en doute pas. »

Arsinde, aussitôt, d'une voix suppliante lui dit :

« O sainte dame, pourquoi donc as-tu daigné venir vers une pécheresse ? » Sainte Foy alors fait connaître à son interlocutrice le motif de sa venue :

« Donne-moi, dit-elle, les brassards d'or que tu possèdes ; rends-toi à Conques et dépose-les sur l'autel du saint Sauveur. Car c'est là le motif de mon apparition. »

 

A ces mots, la femme, avisée, ne voulant pas laisser échapper un tel don sans compensation, reprit : « O sainte dame, si par ton intercession Dieu m'accorde d'enfanter un fils, j'exécuterai avec joie ce que tu m'ordonnes. »

Sainte Foy lui répondit :

« Le Créateur tout-puissant le fera très facilement pour sa servante, à condition que tu ne me refuses pas ce que je te demande. »

La femme, le lendemain, prenant à cœur cette réponse, s'enquit avec zèle du pays où est situé le bourg appelé Conques : à cette époque, en effet, la réputation de la puissance singulière de Conques n'avait, sauf en de rares cas, pas débordé son territoire. Des initiés l'ayant renseignée, elle s'acquitta en personne du pèlerinage ; portant les brassards d'or avec grande piété, elle les offrit à Dieu et à sa sainte. La digne femme passa les fêtes de la Résurrection du Sauveur en ces lieux en y participant et rehaussa la solennité par sa présence ; puis elle rentra dans son pays. Elle vit aussitôt se réaliser la promesse faite par l'apparition et mit au monde un garçon. De nouveau enceinte, elle accoucha d'un second fils, et leurs noms furent : pour le premier-né Raymond, pour le second Henri.

Dans la suite les brassards furent fondus pour façonner un retable4.

 

D'une vengeance céleste contre des gens qui voulaient voler le vin des moines.

 

... Le chevalier Hugues, qui exerce le pouvoir dans ce bourg, ordonna à deux serviteurs, puis à un troisième, de s'emparer du vin des moines, entreposé au domaine de Molières. Ce domaine était voisin du bourg en question : la distance ne dépassait pas deux milles.

Ceux-ci se séparèrent et parcourant les différents chemins entre les maisons du village, ils cherchaient des chariots pour transporter le vin ; le premier d'entre eux, un certain Benoît, eut affaire à un paysan naïf qui l'exhorta de tout son cœur à ne pas mener à sa fin le mal commencé. Mais il répondit, dit-on, de cette façon blasphématoire : « Est-ce donc que sainte Foy boit du vin ? C'est idiot ! Ignores-tu que celui qui ne boit pas de vin ne peut en manquer ? » Malheureux celui qui est étranger à la signification propre des mots et qui ignore que celui qui porte tort aux ministres des saints, lèse de toute évidence les saints eux-mêmes, et qu'il attente non seulement aux saints, mais au Seigneur Christ, lequel ressent les souffrances dans le corps d'autrui et dont les saints ne sont rien d'autre que des membres intimement liés à lui. Comme on lui disait que le gardien du cellier n'était pas là, il se vanta de porter la barre de fermeture sur le bout du pied et dit que nulle part les vantaux n'étaient d'une telle solidité qu'on ne pût les briser de la seule poussée du pied. Tout en parlant, sans faire le moindre effort, il secoua le mur de la maison où il entrait, montrant avec évidence avec quelle vigueur il allait enfoncer les portes du cellier. Cependant comme, de nouveau, pour la seconde fois, il donnait des coups de pied, son genou fléchit sous lui, ses nerfs paralysés par leur propre entremêlement perdirent toute capacité de mouvement et se raidirent jusqu'au tréfonds ; les articulations immobilisées, il s'affala misérablement à terre. L'orifice immonde s'élargit jusqu'à l'oreille ; les ordures sortirent de son ventre et, répandues de façon ignoble, il apparut clairement combien son angoisse était horrible et poignante. Le malheureux, ainsi torturé par un supplice effroyable, ne traîna plus sa misérable existence que deux jours5.

 

D'un mulet ressuscité.

 

La manifestation de la toute-puissance divine à propos de la résurrection d'un mulet par l'entremise de sainte Foy n'est pas moins digne de louange et de publication. Il est malséant qu'une créature raisonnable rougisse de raconter ce que le Créateur suprême n'a pas eu honte de faire. Qu'on ne soit pas surpris si le Créateur miséricordieux des êtres veille sur ses créatures de toutes espèces, puisqu'il est écrit : « Seigneur, tu secourras bêtes et gens. » L'histoire que je vais dire est de cet ordre.

Un chevalier du pays toulousain, nommé Bonfils (son fils toujours en vie est connu sous le même nom) venait au lieu consacré à la Sainte, lorsque, à environ deux milles du bourg de Conques, sa monture, blessée je ne sais comment, tomba raide morte. Il amena deux paysans à qui il demanda d'écorcher l'animal. Quant à lui, qui avait fait le voyage par amour pour la sainte, il continua jusqu'au sanctuaire : là se jetant à terre, il répandit ses prières, il exposa ses vœux. A la fin il se plaignit devant la statue dorée de la sainte martyre de la perte de son mulet. Car justement il s'agissait d'un mulet remarquable, presque incomparable, et c'était alors qu'il se plongeait dans les œuvres pieuses, que l'Ennemi, victorieux, lui avait causé ce dommage. La solidité de cette foi mérite d'être exaltée bien haut ; car lorsque l'homme eut fini sa prière, le mulet, se débarrassant des deux paysans qui le tenaient par les pieds pour l'écorcher, se dressa, ô miracle, dans un saut plein de vie, et galopant à travers les collines sur la trace de ses compagnons de voyage fit irruption dans le bourg.

 

[...] Il y a quelque temps, un groupe d'Angevins partit en voyage pour faire ses dévotions dans cette ville célèbre et peuplée dont le nom ancien est à peu près effacé (sauf erreur, c'était Anicium), mais le peuple l'appelle « Notre-Dame-du-Puy ». Là, les gens dont nous parlons rencontrèrent un individu impie et hérétique qui déclarait habiter à proximité de Conques. Quand il apprit qu'il avait affaire à des Angevins : « Connaissez-vous, leur dit-il, un certain Bernard, qui, rentrant cette année de Conques, a laissé là je ne sais combien d'écrits mensongers sur sainte Foy ? Par quel raisonnement pourra-t-on jamais accorder foi à des histoires d'yeux arrachés puis remis en place ou d'animaux ressuscités ? J'ai bien entendu attribuer à sainte Foy, comme aux autres saints, d'autres prodiges – et même d'extraordinaires. Mais pour quelle raison, par quelle nécessité, Dieu aurait-il ressuscité des bêtes ? Quand on a du bon sens, on ne peut ni ne doit résoudre de telles énigmes. »

Qu'un tel homme est aveugle et insensé ! Il a un cœur de pierre celui qui transforme en ténèbres la lumière reçue, qui garde intact, le malheureux, après les eaux du baptême le vieil homme sorti du sein maternel, intact, mais encore bien pire après la régénération de l'Esprit. Si cet homme avait vécu au temps de la Passion du Seigneur, il aurait sûrement nié avec les juifs la résurrection de Lazare, ou la guérison de l'oreille coupée. Oui, cet homme s'est montré fils du Diable, ennemi de la Vérité, serviteur de l'Antéchrist6.

 

MIRACLES DE SAINT BENOÎT

 

Saint Benoît n'agit pas autrement que sainte Foy contre ceux qui portent atteinte à ses droits :

Dans la région bourguignonne, dans le territoire de Troyes, il y avait un domaine appartenant à saint Benoît, nommé Taury qu'un avoué [seigneur assumant la garde d'une propriété ecclésiastique] appelé Geoffroy défendait contre les gens de l'extérieur, mais dévastait aussi lui-même avec plus de violence que n'importe quel étranger. Les moines l'exhortaient souvent à s'abstenir de tels méfaits, mais il n'en faisait rien. Le saint père Benoît obtint donc de Dieu que cet homme soit frappé par le fouet du châtiment avant que le fonds ne fût anéanti par sa malice. Un jour qu'il résidait dans sa propre demeure, à l'intérieur de ladite ville de Troyes, et qu'il exerçait la justice sur les paysans, un chien noir, plein de rage, s'approcha et, sans toucher aucun autre dans l'assistance, se jeta sur lui, lui déchira le nez et le visage par ses morsures et s'éloigna. Devenu fou, l'avoué fut conduit par des amis dans la basilique de Saint-Denis ; il reprit un peu, mais pas tout à fait, ses sens et revint chez lui. Comme aux maux qu'il infligeait aux pauvres de Saint-Benoît, il en ajoutait de pires, il fut saisi par un démon, enchaîné et enfermé dans une petite chambre où il rendit le dernier soupir. Tous ceux qui le connaissaient dirent qu'il avait subi ce sort à cause de sa cruauté envers les paysans du précieux confesseur Benoît7.

 

Puisque l'univers forme un tout cohérent, puisqu'il contient une immense part invisible et puisque des reflets, des signes, des appels, venus de ces provinces mystérieuses, retentissent au sein des apparences sensibles, il appartient aux hommes d'Eglise, qui ont mission d'entremise entre le sacré et le profane, de guetter attentivement tous ces avertissements. Sans doute sont-ils d'abord sensibles à l'ordre qui régit tout le monde créé, et pour eux l'histoire, normalement, suit un cours régulier comme l'est celui des astres, stable comme devrait l'être le pouvoir impérial. Toutefois, il est bien évident que cet ordre est parfois dérangé, que des troubles se manifestent dans l'eau, l'air, la terre ou le feu, ou dans les humeurs de l'homme, que la trajectoire d'une comète vient couper les cercles concentriques où se meuvent les étoiles et que la guerre rompt souvent l'équilibre politique. De tels événements révèlent, à la surface des apparences, les conflits, les agitations secrètes dont, dans ses profondeurs, le monde invisible est le lieu. Et le trouble dont ils portent témoignage est celui de Dieu lui-même. C'est dire qu'ils concernent très directement chaque homme et son salut. Voici pourquoi les écrivains de l'An Mil, accoutumés à l'exégèse, formés par l'étude de la grammaire et de la musique à percevoir des harmonies et des correspondances, qui tous étaient persuadés de la cohésion cosmique et qui vivaient dans l'attente de la fin des temps, se sont appliqués à noter l'insolite et à lui donner un sens. Voici pourquoi leur récit prend l'allure d'un tissu de prodiges.


1 Raoul Glaber, Hist., I, 4.

2 Id., ibid., IV, 3.

3 Miracles de sainte Foy, I, 13.

4 Ibid., I, 19.

5 Ibid., I, 4.

6 Ibid., I, 3 et 7.

7 Miracles de saint Benoît, III, 13.