II

DÉRÈGLEMENTS BIOLOGIQUES

MONSTRES

 

Le trouble retentit sur les êtres vivants et se manifeste par l'apparition de monstres annonciateurs, eux aussi, de discordes.

 

La quatrième année du millénaire on vit une baleine d'une surprenante grosseur qui fendait les flots au lieu-dit Berneval, allant depuis les régions du septentrion vers celles de l'occident. Elle apparut un matin de novembre, à l'aurore, semblable à une île, et on la vit continuer sa route jusqu'à la troisième heure du jour, jetant la stupeur et l'étonnement dans l'esprit des spectateurs. Après l'apparition de ce présage marin, le tumulte de la guerre commença soudain sur toute l'étendue du monde occidental, à la fois dans les pays de la Gaule et dans les îles d'outre-mer, celles des Angles, des Bretons et des Ecossais. Comme il arrive si souvent, ce furent les méfaits du plus petit peuple qui plongèrent dans la discorde les rois et les autres seigneurs ; dans leur courroux ils commencent alors par désoler les populations, et en viennent finalement de s'entr'égorger eux-mêmes.

 

ÉPIDÉMIES

 

Mais la complexion de l'homme, ce microcosme, se trouve à son tour soumise au désordre. Le genre humain, en premier lieu, est frappé dans sa structure corporelle. Nous savons bien que les épidémies et les famines étaient des phénomènes normaux dans une culture matérielle d'un niveau si primitif et parmi des populations qui souffraient d'un aussi complet dénuement. Les contemporains virent cependant dans ces calamités des prodiges, des signes parmi les autres, et associés aux autres, du dérèglement général à quoi s'abandonnait l'univers.

En 1045, dans la France du Nord, les princes, et parmi eux le roi de France, n'avaient pas respecté la paix :

 

Un secret jugement du Seigneur fit s'abattre sur leurs peuples la vengeance divine. Un feu mortel se mit à dévorer force victimes, autant parmi les grands que dans les classes moyennes et inférieures du peuple ; il en réserva quelques-uns, amputés d'une partie de leurs membres, pour l'exemple des générations suivantes. En même temps, la population du monde presque entier endura une disette résultant de la rareté du vin et du blé.

 

Déjà, en 997, frappés par une épidémie semblable, le mal des ardents, les peuples n'avaient trouvé qu'un seul appui, celui des puissances surnaturelles renfermées dans les reliquaires.

 

A cette époque sévissait parmi les hommes un fléau terrible, un feu caché qui, lorsqu'il s'attaquait à un membre, le consumait et le détachait du corps ; la plupart, en l'espace d'une nuit, étaient complètement dévorés par cette affreuse combustion. On trouva dans la mémoire de nombreux saints le remède à cette peste terrifiante ; les foules se pressèrent surtout aux églises de trois saints confesseurs Martin de Tours, Ulric de Bayeux, enfin notre vénérable père Maïeul (de Cluny) ; et l'on trouva par leurs bienfaits la guérison souhaitée1.

 

En ce temps-là, le mal des ardents s'alluma chez les Limousins. Un nombre incalculable d'hommes et de femmes eurent le corps consumé d'un feu invisible et de tous côtés la plainte remplissait la terre. Alors Geoffroi, abbé de Saint-Martial, qui avait succédé à Guigue, et l'évêque Audouin se concertèrent avec le duc Guillaume et ordonnèrent aux Limousins un jeûne de trois jours. Tous les évêques d'Aquitaine s'assemblèrent à Limoges ; les corps et les reliques des saints y furent solennellement apportés de toutes parts ; le corps de saint Martial, patron de la Gaule, fut tiré de son sépulcre ; tout le monde fut rempli d'une joie immense, et partout le mal arrêta complètement ses ravages ; et le duc et les grands conclurent ensemble un pacte de paix et de justice2.

 

FAMINES

 

Raoul Glaber put observer lui-même en 1033 la famine qui ravagea la Bourgogne ; la description qu'il en donne est justement célèbre :

 

A l'époque suivante, la famine commença à étendre ses ravages sur toute la terre et l'on put craindre la disparition du genre humain presque entier. Les conditions atmosphériques se firent si défavorables qu'on ne trouvait de temps propice pour aucune semaille, et que, surtout à cause des inondations, il n'y eut pas moyen de faire les récoltes. On eût dit vraiment que les éléments hostiles se livraient bataille ; et il n'est pas douteux qu'ils exerçaient la vengeance sur l'insubordination des hommes. Des pluies continuelles avaient imbibé la terre entière au point que pendant trois ans on ne put creuser de sillons capables de recevoir la semence. Au temps de la moisson, les mauvaises herbes et la triste ivraie avaient recouvert toute la surface des champs. Un muid de semence, là où il rendait le mieux, donnait à la récolte un setier, et le setier lui-même en produisait à peine une poignée. Cette stérilité vengeresse avait pris naissance dans les contrées de l'Orient ; elle dévasta la Grèce, elle arriva en Italie, et de là, communiquée à la Gaule, elle traversa ce pays et atteignit les tribus des Anglais. Comme le manque de vivres frappait la population tout entière, les grands et ceux de la classe moyenne devenaient hâves avec les pauvres ; les pillages des puissants durent s'arrêter devant le dénuement universel. Si par hasard l'on trouvait en vente quelque nourriture, il était à l'arbitraire du vendeur de prendre le prix ou d'exiger davantage. En bien des endroits, un muid se vendait soixante sous et un setier quinze sous. Cependant, quand on eut mangé les bêtes sauvages et les oiseaux, les hommes se mirent, sous l'empire d'une faim dévorante, à ramasser pour les manger, toutes sortes de charognes et de choses horribles à dire. Certains eurent recours pour échapper à la mort aux racines des forêts et aux herbes des fleuves ; mais en vain : le seul recours contre la vengeance de Dieu, c'est de rentrer en soi-même. Enfin l'horreur saisit au récit des perversions qui régnèrent alors sur le genre humain. Hélas ! chose rarement entendue au cours des âges, une faim enragée poussa les hommes à dévorer de la chair humaine. Des voyageurs étaient enlevés par de plus robustes qu'eux, leurs membres découpés, cuits au feu et dévorés. Bien des gens qui se rendaient d'un lieu à un autre pour fuir la famine, et avaient trouvé en chemin l'hospitalité, furent pendant la nuit égorgés, et servirent de nourriture à ceux qui les avaient accueillis. Beaucoup, en montrant un fruit ou un œuf à des enfants, les attiraient dans des lieux écartés, les massacraient et les dévoraient. Les corps des morts furent en bien des endroits arrachés à la terre et servirent également à apaiser la faim. Cette rage insensée prit de telles proportions que les bêtes qui restaient seules étaient moins menacées par les ravisseurs que les hommes. Comme si c'était déjà devenu un usage de manger de la chair humaine, il y eut quelqu'un qui en apporta de toute cuite pour la vendre au marché de Tournus, comme il eût fait de la viande de quelque animal. Arrêté, il ne nia point son crime honteux ; il fut ligoté et livré aux flammes. Un autre alla de nuit déterrer cette chair qu'on avait enfouie dans le sol, la mangea et fut de même brûlé à son tour.

Il existe une église, distante d'environ trois milles de la cité de Mâcon, située dans la forêt de Châtenet, solitaire et sans paroisse, et dédiée à saint Jean ; près de cette église, un homme sauvage avait installé sa cabane ; tous ceux qui passaient par là ou qui se rendaient chez lui, il les égorgeait et les faisait servir à ses abominables repas. Or il arriva un jour qu'un homme vint avec sa femme lui demander l'hospitalité, et prit chez lui quelque repos. Voici qu'en promenant ses regards dans tous les coins de la cabane, il aperçoit des têtes coupées d'hommes et de femmes et d'enfants. Aussitôt il pâlit, cherchant à sortir ; mais le néfaste occupant de la cabane s'y oppose et le fait rester de force. Epouvanté par ce traquenard mortel, notre homme eut pourtant le dessus, et gagna en toute hâte la cité avec sa femme. En arrivant, il raconta ce qu'il avait vu au comte Otton et aux autres citoyens. Ils envoyèrent sans tarder plusieurs hommes vérifier si c'était vrai ; ils partirent en hâte, trouvèrent le sanguinaire individu dans sa cabane avec les têtes de quarante-huit victimes, dont la chair avait déjà été engloutie dans sa gueule bestiale. Ils le conduisirent dans la cité, où il fut attaché à un poteau dans une grange, puis, comme je l'ai vu de mes yeux, ils le brûlèrent.

 

On fit alors dans la même région une expérience qui n'avait encore, à ma connaissance, été tentée nulle part. Beaucoup de gens tiraient du sol une terre blanche qui ressemble à de l'argile, la mêlaient à ce qu'ils avaient de farine ou de son, et faisaient de ce mélange des pains grâce auxquels ils comptaient ne pas mourir de faim ; ceci procurait l'espoir de survivre, mais aucun réconfort réel. On ne voyait que faces pâles et émaciées ; beaucoup présentaient une peau distendue par des ballonnements ; la voix humaine elle-même devenait grêle, semblable à de petits cris d'oiseaux mourants. Les cadavres des morts, que leur multitude obligeait à abandonner çà et là sans sépulture, servaient de pâture aux loups, qui continuèrent ensuite longtemps à chercher des proies parmi les hommes. Et comme on ne pouvait, disais-je, enterrer chacun individuellement à cause du grand nombre de morts, en certains lieux des hommes craignant Dieu creusèrent ce que l'on appelle communément des charniers, dans lesquels les corps des défunts étaient jetés par cinq cents et plus, tant qu'il restait de la place, mélangés, en désordre, demi-nus, ou même sans aucun voile ; les carrefours, les bordures des champs servaient aussi de cimetières. Certains entendaient dire qu'ils se trouveraient mieux de se transporter en d'autres contrées, mais nombreux étaient ceux qui périssaient en chemin d'inanition.

Le monde, pour la punition des péchés des hommes, fut la proie de ce fléau de pénitence pendant trois ans. On enleva alors, pour les vendre au profit des indigents, les ornements des églises ; on dispersa les trésors qui, comme on le voit dans les décrets des Pères, avaient été autrefois constitués à cet effet. Mais il restait encore trop de crimes à venger ; et le nombre des indigents excéda le plus souvent les possibilités des trésors des églises. Il y avait des affamés trop profondément minés par le manque de nourriture qui, si par hasard ils trouvaient à se repaître, enflaient et mouraient sur-le-champ. D'autres, crispant leurs mains sur les aliments, cherchaient à les porter à leur bouche, mais s'affaissaient, découragés, sans avoir la force d'accomplir ce qu'ils souhaitaient. Que de douleur, que d'afflictions, quels sanglots, quelles plaintes, quelles larmes pour ceux qui virent de telles choses, surtout parmi les gens d'église, évêques et abbés, moines et moniales, et en général parmi tous ceux, hommes et femmes, clercs et laïcs, qui avaient au cœur la crainte de Dieu ! Des mots écrits n'en peuvent donner une idée. On croyait que l'ordonnance des saisons et des éléments, qui avait régné depuis le commencement sur les siècles passés, était retournée pour toujours au chaos, et que c'était la fin du genre humain. Et, chose mieux faite que tout le reste pour inspirer un étonnement épouvanté, sous ce mystérieux fléau de la vengeance divine, il était bien rare de rencontrer des gens qui, devant de telles choses, le cœur contrit, dans une posture humiliée, aient su élever comme il le fallait leurs âmes et leurs mains vers Dieu pour l'appeler à leur secours. Alors notre temps vit se réaliser la parole d'Isaïe disant : « Le peuple ne s'est pas tourné vers celui qui le frappait. » Il y avait en effet chez les hommes comme une dureté de cœur, jointe à une hébétude de l'esprit. Et c'est le juge suprême, c'est l'auteur de toute bonté qui donne le désir de le prier, lui qui sait quand il doit avoir pitié.


1 Raoul Glaber, Hist., II, 2, V, 1 et II, 7.

2 Adémar de Chabannes, Chron., III, 35.