Plus sévères enfin, et constituant un symptôme plus expressif encore du désordre, des troubles vinrent ébranler la chrétienté, non plus, cette fois, dans son corps, mais dans son âme. De telles perversions de la droite vérité apparurent bien, aux yeux des historiens du temps, les prodiges les plus puissants du millénaire. A commencer par la simonie, peste de l'Eglise : l'amour des richesses qui s'emparait ouvertement des serviteurs de Dieu (et que Raoul Glaber dénonçait avec d'autant plus de vigueur qu'il était moine, et d'obédience clunisienne), n'était-il pas aussi le signe – et en même temps la cause (mais l'intelligence de ce temps distinguait mal les rapports de causalité et les relations entre signifié et signifiant) – de périls tout proches ?
A la lumière des enseignements de la parole sacrée, on voit clairement que dans le cours des jours nouveaux, le refroidissement de la charité au cœur des hommes et le foisonnement de l'iniquité vont rendre imminents des temps périlleux pour les âmes. De nombreux passages des Pères anciens nous montrent comment, à la faveur d'une cupidité grandissante, les droits et les ordres des religions passées ont trouvé, dans cela même qui aurait dû les aider à s'élever vers une dignité supérieure, les causes de leur chute dans la corruption...
Nous commençons ainsi parce que presque tous les princes étant depuis longtemps aveuglés par les vaines richesses, cette peste a sévi en long et en large parmi tous les prélats des églises disséminées par le monde. Le don gratuit et vénérable du Christ seigneur tout-puissant, ils l'ont converti, comme pour rendre plus sûre leur propre damnation, en un trafic de cupidité. De tels prélats paraissent d'autant moins capables d'accomplir l'œuvre divine qu'on sait bien qu'ils n'ont point accédé à leurs fonctions en passant par la porte principale. Et l'audace de telles gens a beau être flétrie par maints textes des saintes Ecritures, il est certain que de nos jours elle sévit plus que jamais dans les divers ordres de l'Eglise. Même les rois, qui devraient être les juges de la capacité des candidats aux emplois sacrés, corrompus par les présents qui leur sont prodigués, préfèrent, pour gouverner les églises et les âmes, celui dont ils espèrent recevoir les plus riches cadeaux. Et si tous les turbulents, tous ceux que gonfle une vanité boursouflée, sont les premiers à se pousser dans n'importe quelle prélature, et ne craignent pas, ensuite, de négliger leur office pastoral, c'est que leur conviction s'attache aux cassettes où ils serrent leur argent, non à ces dons que porte avec elle la sagesse ; le pouvoir obtenu, ils s'adonnent d'autant plus assidûment à la cupidité qu'ils doivent à ce vice le couronnement de leurs ambitions ; ils le servent comme une idole ; ils l'établissent à la place de Dieu ; façonnés par lui, ils se sont précipités vers de tels honneurs, sans pouvoir invoquer mérites ni services rendus ; et de moins habiles conçoivent le désir décevant de les imiter, d'où des haines réciproques et tenaces. Car en ces matières, tout ce que l'un réussit de haute lutte à recueillir paraît à l'autre, qui l'envie, dérobé à ses dépens ; et, comme toujours les envieux, le bonheur des autres les abreuve d'incessants tourments. De là naissent les tumultes perpétuels des contestations, de là sortent de continuels scandales, et, à force d'être transgressées, les règles fondamentales des divers ordres périclitent.
De fait, en France, où la décomposition féodale était plus avancée qu'ailleurs, l'affaiblissement progressif de l'autorité royale laissait peu à peu des seigneurs privés disposer du patronage des sanctuaires et choisir les plus hauts dignitaires de l'Eglise. Raoul Glaber en voit clairement les conséquences : l'intervention de l'argent dans la désignation des guides spirituels et des ministres de l'invisible provoque la défaillance de tout le peuple de Dieu ; elle suscite, par conséquent, l'irritation divine, et attire donc sur le bas monde le cortège des calamités vengeresses.
Ainsi, l'impiété étendant ses ravages dans le clergé, on voit les tentations de l'orgueil et de l'incontinence avoir plus de prise sur le peuple. Bientôt les supercheries mensongères, les fraudes, les homicides s'emparent de presque tous et les entraînent à la mort. Et comme les yeux de la foi catholique, c'est-à-dire les prélats de l'Eglise, sont obscurcis par un aveuglement coupable, le peuple, laissé dans l'ignorance des voies de son salut, tombe dans la ruine et la perdition. Par une juste punition, les prélats se sont vus maltraités par ceux dont ils auraient dû recevoir l'obéissance, ils ont éprouvé l'insoumission de ceux qu'ils avaient par leur exemple détournés des chemins de la justice. Et ne nous étonnons point si, dans ces angoisses, leurs cris ne furent pas entendus : eux-mêmes, par les excès de leur cupidité, s'étaient fermé les portes de la miséricorde. Pourtant il est bien connu qu'en punition de tels crimes, on doit le plus souvent s'attendre à des calamités publiques frappant les peuples et tous les êtres vivants, et même à des épidémies frappant les fruits de la terre, c'est-à-dire aux intempéries de l'atmosphère. Ainsi, ceux-là mêmes qui auraient dû assister le troupeau du Dieu tout-puissant confié à leurs soins dans sa marche vers le salut faisaient obstacle aux bienfaits habituels du Seigneur. C'est qu'en effet, chaque fois que la piété des évêques vient à manquer et que s'affaiblit la rigueur de la règle chez les abbés, aussitôt la discipline fléchit dans les monastères, et, à leur exemple, tout le reste du peuple devient infidèle à Dieu. N'est-ce pas alors tout le genre humain à la fois qui retourne de sa propre volonté à l'antique chaos et à l'abîme de sa perdition ? Et certes, l'attente de cet événement avait depuis longtemps inspiré à l'antique Léviathan la certitude que la crue du fleuve Jourdain arriverait un jour jusqu'à ses lèvres, quand la multitude des baptisés, par les séductions de la cupidité, déserterait les chemins de la vérité et se précipiterait dans le trépas. Et, comme il apparaît pleinement au témoignage autorisé des apôtres, c'est le refroidissement de la charité, c'est le foisonnement de l'iniquité, au cœur des hommes amoureux d'eux-mêmes sans mesure, qui ont provoqué la fréquence insolite des maux que nous avons rapportés, vers la millième année après la naissance du Sauveur notre Seigneur et, ensuite, dans toutes les parties du monde.