Aussi bien que les pestes et les famines, les premières agitations de l'hérésie nous paraissent naturelles, en ce temps, au sein d'un peuple démuni et infiniment pauvre, mais qui commençait à sortir d'une complète sauvagerie et qui, dans ses élites religieuses, gagnait assez de vigueur intellectuelle pour s'interroger sur ses croyances. Cependant, pour tous les historiens d'alors, ces premières inquiétudes libératrices s'apparentaient aux tumultes du cosmos. Et, parmi les signes annonciateurs de la fin des temps, la venue des faux prophètes n'était-elle pas prédite par l'Ecriture ?
Vers la fin de l'An Mil vivait en Gaule, dans le village de Vertus, dans le comté de Châlons, un homme du peuple nommé Leutard qui, comme le prouve la fin de l'affaire, peut être tenu pour un envoyé de Satan ; son audacieuse folie prit naissance de la façon suivante. Il se trouvait un jour seul dans un champ, occupé à quelque travail de culture. La fatigue l'endormit, et il lui sembla qu'un grand essaim d'abeilles pénétrait dans son corps par sa secrète issue naturelle ; puis elles lui ressortaient par la bouche en un énorme bourdonnement, et le tourmentaient en quantité de piqûres. Après avoir été longtemps fort tourmenté par leurs aiguillons, il crut les entendre parler et lui ordonner de faire beaucoup de choses impossibles aux hommes. Enfin, épuisé, il se lève, rentre à la maison, chasse sa femme et prétend divorcer en vertu des préceptes évangéliques. Puis il sort comme pour aller prier, entre dans l'église, arrache la croix et brise l'image du Sauveur. A cette vue, tous furent frappés de terreur et crurent, avec raison, qu'il était fou ; mais il réussit à les persuader, car les paysans sont d'esprit faible, qu'il n'avait agi que sur la foi d'une étonnante révélation de Dieu. Il se répandait en d'innombrables discours vides d'utilité comme de vérité, et, tentant d'apparaître comme un docteur, il faisait oublier la doctrine des maîtres. Payer les dîmes était, disait-il, idiot. Et alors que les autres hérésies, pour tromper plus sûrement, se couvrent du manteau des saintes Ecritures auxquelles elles sont contraires, celui-ci prétendait que dans les récits des prophètes, les uns sont utiles, les autres ne méritent aucune créance. Cependant sa trompeuse renommée d'homme plein de sens et de religion lui gagna en peu de temps une considérable portion du peuple. Ce que voyant, le très savant Jéboin, le vieil évêque du diocèse dont dépendait notre homme, ordonna qu'on le lui amenât. Il l'interrogea sur tout ce qu'on rapportait de son langage et de sa conduite ; l'autre entreprit de dissimuler sa vénéneuse infamie, essayant d'invoquer à son profit des témoignages des saintes Ecritures, bien qu'il ne les eût jamais apprises. Le très sagace évêque jugea que cette défense ne convenait pas, que le cas était aussi condamnable que honteux ; en montrant comment la folie de cet homme l'avait conduit à l'hérésie, il fit revenir de cette folie le peuple en partie trompé, et le rendit tout entier à la foi catholique. Leutard se voyant vaincu et déchu de ses ambitions démagogiques, se donna lui-même la mort en se noyant dans un puits1.
S'opposant à la richesse de l'Eglise (en incitant à ne plus payer la dîme), brisant les crucifix, parce que montrer le corps de Dieu mort sur la croix lui paraissait attenter à la transcendance du Tout-Puissant, abandonnant sa femme pour vivre dans la chasteté, ce « fou » – qui, bien que sorti du « peuple », était instruit et appartenait donc à l'ordre ecclésiastique – manifestait des exigences spirituelles curieusement proches de celles qui devaient s'épanouir beaucoup plus tard dans le mouvement cathare. Il n'était sans doute guère éloigné des « manichéens » dont la présence se révèle, ici et là, une vingtaine d'années plus tard.
Peu après 1017 surgirent, à travers l'Aquitaine, des manichéens, qui corrompirent le peuple. Ils niaient le saint baptême, la croix, tout ce qui constitue la sainte doctrine. S'abstenant de certaines nourritures, ils paraissaient semblables à des moines et simulaient la chasteté ; mais entre eux ils se livraient à toutes les débauches. Ils étaient les messagers de l'Antéchrist, et firent sortir beaucoup d'hommes de l'orbite de la foi.
Adémar de Chabannes, qui met fort nettement cette pestilence en relation avec les préludes désastreux de la Parousie, parle encore de l'affaire la plus grave, la plus scandaleuse aussi puisqu'elle éclata dans Orléans. (Cette ville, dit Raoul Glaber, était anciennement comme aujourd'hui, la principale résidence des rois de France, à cause de sa beauté, de sa population nombreuse, et aussi de la fertilité de son sol et de la pureté des eaux du fleuve qui la baigne.)
A cette époque, dix des chanoines de Sainte-Croix d'Orléans, qui semblaient plus pieux que les autres, furent convaincus d'être manichéens. Le roi Robert, devant leur refus de revenir à la foi, les fit d'abord dépouiller de leur dignité sacerdotale, puis expulser de l'Eglise, enfin livrer aux flammes. Ces malheureux avaient été dévoyés par un paysan périgourdin qui se disait capable de sortilèges et portait avec lui une poudre fabriquée avec des cadavres d'enfants, par laquelle, s'il pouvait approcher quelqu'un, il en faisait un manichéen. Ils adoraient un diable qui leur apparaissait tout d'abord sous la forme d'un nègre, puis sous celle d'un ange de lumière, et qui leur fournissait chaque jour beaucoup d'argent. Obéissant à ses paroles, ils avaient en secret complètement renié le Christ, et se livraient dans l'ombre à des horreurs et à des crimes dont le récit seul serait un péché, cependant qu'en public ils se donnaient trompeusement pour de véritables chrétiens. Pourtant des manichéens furent aussi découverts à Toulouse et exterminés ; ces messagers de l'Antéchrist, surgissant en diverses régions de l'Occident, prenaient soin de se dissimuler dans des cachettes et corrompaient autant d'hommes et de femmes qu'ils pouvaient. Un chanoine de Sainte-Croix d'Orléans, le chantre nommé Théodat, qui était mort trois ans auparavant dans cette hérésie, avait été tenu, au témoignage d'hommes dignes de foi, pour très pieux. Quand son hérésie eut été prouvée, son corps fut jeté hors du cimetière sur l'ordre de l'évêque Ulric, et laissé à la rue. Quant aux dix dont il a été question ci-dessus, ils furent condamnés aux flammes ainsi que Lisoius, pour qui le roi avait eu une réelle affection, à cause de la sainteté dont il le croyait rempli. Sûrs d'eux-mêmes, ils ne craignaient rien du feu ; ils annonçaient qu'ils sortiraient indemnes des flammes, et en riant ils se laissèrent attacher au milieu du bûcher. Bientôt ils furent totalement réduits en cendres et l'on ne retrouva même pas un débris de leurs os2.
De l'hérésie orléanaise, Raoul Glaber livre une image moins naïve. A la source, il voit lui aussi un charme pervers, mais il ne parle plus de poudre enchantée ; pour lui les chanoines d'Orléans ne sont pas des adorateurs de Satan, mais des inquiets, qui butent contre le mystère de la Création et celui de la Trinité, et à qui la présence du mal en ce monde pose un problème. Des hommes, certes, d'une singulière grandeur, forts du jeune savoir des écoles épiscopales, et devant qui les arguments contradictoires exposés par Raoul Glaber (voir plus haut, p. 68-74) paraissent dérisoires.
La vingt-troisième année après l'an mille (c'est-à-dire 1022, en comptant l'An Mil comme la première) on découvrit à Orléans une hérésie très drue et insolente, dont les germes longtemps secrets avaient fait lever une épaisse moisson de perdition, et qui précipitait un grand nombre d'hommes dans les rets de son aveuglement. On raconte que c'est par une femme venue d'Italie que prit naissance en Gaule cette hérésie insensée ; elle était pleine du diable et corrompait tous ceux qu'elle pouvait, non seulement les sots et les gens simples, mais même la plupart de ceux qui dans l'ordre des clercs passaient pour les plus savants. Elle vint dans la cité d'Orléans, y resta un certain temps et infecta beaucoup d'hommes par le poison de son infamie. Les porteurs de ces germes détestables faisaient tous leurs efforts pour les propager autour d'eux. Les deux hérésiarques de cette doctrine perverse furent, hélas, ceux qui passaient dans la cité pour les deux membres les plus nobles et les plus savants du clergé ; l'un se nommait Herbert, l'autre Lisoius. Tant que l'affaire resta secrète, le roi aussi bien que les grands du palais les tinrent en très grande amitié ; ce qui leur permit de corrompre plus facilement tous ceux dont l'esprit n'était pas assez affermi par l'amour de la foi universelle. Ils ne bornaient pas leurs exploits à cette ville, et essayaient de répandre leur doctrine maligne dans les villes voisines. A Rouen vivait un prêtre d'esprit sain, à qui ils voulurent faire partager leur folie ; ils lui envoyèrent des émissaires chargés de l'instruire de tous les secrets de leur enseignement pervers ; ils disaient que le moment était proche où le peuple tout entier allait tomber dans leur doctrine. Ainsi mis au courant, ce même prêtre alla diligemment trouver le comte très chrétien de cette cité, Richard [duc de Normandie], et lui exposa tout ce qu'il savait de l'affaire. Le comte, sans perdre un instant, envoya un message au roi pour lui révéler quel mal secret sévissait dans son royaume parmi les brebis du Christ. Dès qu'il le sut, le roi Robert, très savant et très chrétien, devint profondément triste et chagrin, redoutant en vérité la ruine du pays autant que la mort des âmes. Il se hâta vers Orléans, réunit en grand nombre évêques, abbés, religieux et laïques, et se mit à rechercher activement les auteurs de cette doctrine perverse et ceux qui, déjà corrompus, s'étaient ralliés à leur secte. Lors de l'enquête menée parmi les clercs pour savoir comment chacun comprenait et croyait ce que la foi catholique conserve et prêche inébranlablement selon la doctrine des apôtres, ces deux hommes, Lisoius et Herbert, ne nièrent pas un instant qu'ils comprenaient différemment et rendirent public ce qu'ils avaient longtemps caché. Après eux beaucoup confessèrent publiquement qu'ils appartenaient à leur secte, et ils affirmaient que pour rien au monde ils ne pourraient les abandonner.
Ces révélations accrurent encore la tristesse du roi et des évêques, et ils les interrogèrent plus en secret ; il s'agissait en effet d'hommes qui jusqu'alors avaient rendu de grands services par leurs mœurs en tout point irréprochables : l'un, Lisoius, passait au monastère de Sainte-Croix pour le plus charitable des clercs ; l'autre, Herbert, tenait, à l'église Saint-Pierre-le-Puellier, la direction de l'école. On leur demanda par qui ou par quoi ils étaient parvenus à une telle présomption ; ils répondirent à peu près en ces termes : « Nous, il y a longtemps que nous nous sommes donnés à cette secte, que vous venez bien tard de découvrir ; mais nous attendions le jour où vous y tomberiez à votre tour, vous et les autres, de toutes les nations et de tous les ordres ; et maintenant encore nous croyons que ce jour arrivera. »
Ayant dit, ils se mirent sans désemparer à exposer l'hérésie qui les abusait, plus stupide et plus misérable encore que toutes les anciennes. Leurs élucubrations s'appuyaient si peu sur des arguments valables, qu'elles s'avérèrent comme triplement contraires à la vérité. Ils traitaient en effet d'extravagances tout ce qu'au long de l'Ancien Testament et du Nouveau, par des signes indubitables, des prodiges et des témoignages anciens, nous affirme, sur la nature à la fois triple et une de la divinité, l'autorité sacrée. Le ciel et la terre tels qu'ils s'offrent aux regards n'avaient, disaient-ils, jamais été créés et avaient toujours existé. Et ces insensés, aboyant comme des chiens après la pire de toutes les hérésies, étaient semblables aux hérétiques épicuriens : ils ne croyaient pas que la débauche méritât un châtiment vengeur. Toute l'œuvre chrétienne de piété et de justice, qui passe pour valoir la récompense éternelle, ils n'y voyaient qu'efforts superflus. Et pourtant ces insensés, et tous les autres si nombreux qu'ils avaient suscités trouvèrent en face d'eux bien assez de fidèles et estimables témoins de la vérité, parfaitement capables, s'ils avaient bien voulu accepter cette vérité, et avec elle leur propre salut, de réfuter leur aveuglement et leurs assertions fausses.