Enfin, dernier signe du dérèglement, dernier avertissement et non le moindre : la destruction du Saint Sépulcre.
A cette époque, c'est-à-dire la neuvième année après l'an mil, l'église dans laquelle se trouvait à Jérusalem le sépulcre du Seigneur notre Sauveur fut détruite de fond en comble sur l'ordre du prince de Babylone. A ce que l'on sait, cette destruction eut pour origine les faits que nous allons raconter. Comme, du monde entier, pour visiter cet illustre mémorial du Seigneur, des foules de fidèles se rendaient à Jérusalem, le diable plein de haine recommença, par l'intermédiaire de son habituel allié, le peuple juif, à déverser sur les adeptes de la vraie foi le venin de son infamie. Il y avait à Orléans, ville royale de la Gaule, une colonie considérable d'hommes de cette race, qui se montraient plus orgueilleux, plus malfaisants et plus insolents que leurs autres congénères. Dans un détestable dessein, ils corrompirent à prix d'argent un vagabond qui portait l'habit de pèlerin, un nommé Robert, serf fugitif du monastère de Sainte-Marie de Moutiers. Ils l'envoyèrent, avec mille précautions, au prince de Babylone, porteur d'une lettre écrite en caractères hébraïques, qui fut introduite dans son bâton sous un petit rouleau de fer, afin qu'on ne risquât point de la lui soustraire. L'homme se mit en route et apporta au prince cette lettre pleine de mensonges et d'infamies, où il lui était dit que, s'il ne se hâtait point de jeter à bas la vénérable maison des chrétiens, il devait s'attendre à voir à bref délai ceux-ci occuper son royaume et le dépouiller de toutes ses dignités. A cette lecture le prince, saisi de fureur, envoya aussitôt à Jérusalem de ses gens pour détruire ledit temple. Ceux-ci en arrivant firent ce qui leur était ordonné ; mais quand ils essayèrent de démolir, à l'aide de pioches de fer, la tombe du sépulcre, ils ne purent y réussir. Ils détruisirent également alors l'église Saint-Georges à Ramlah dont le pouvoir magique effrayait tant jadis le peuple des Sarrasins : car, à ce qu'on raconte bien souvent, ceux qui s'y introduisaient pour piller étaient frappés de cécité. Donc, quand le temple eut été ainsi détruit, il fut bientôt évident que c'était l'infamie des Juifs qui avait fomenté cet attentat. Dès que la chose fut connue, dans le monde entier tous les chrétiens furent unanimes à décider qu'ils chasseraient tous les Juifs de leurs terres et de leurs cités1.
A l'œuvre du mal coopère ce qu'il y a de plus méprisable dans l'humanité : les infidèles (le prince de Babylone, c'est-à-dire le calife du Caire), les juifs et enfin la racaille (ce serf qui, de plus, a trahi ses maîtres et pris la fuite). De la relation de Raoul Glaber, celle d'Adémar de Chabannes diffère peu ; celui-ci, cependant, établit une corrélation inverse entre le pogrom et la décision du calife. Il fait état surtout d'un avertissement dont il fut lui-même favorisé : toutes les calamités dont la cohorte devait ensuite se mettre en branle se trouvaient en germe dans un accident prémonitoire, dans un prodige cosmique, cette croix qui lui apparut en plein ciel, une nuit.
En ces temps-là se montrèrent des signes dans les astres, des sécheresses désastreuses, des pluies excessives, des épidémies, des famines épouvantables, de nombreuses éclipses de soleil et de lune ; et la Vienne, pendant trois nuits, déborda dans Limoges sur deux milles. Et le moine Adémar, nommé plus haut, qui alors, avec son oncle l'illustre Roger, vivait à Limoges au monastère de Saint-Martial, s'étant réveillé au cours de la nuit et regardant les astres au-dehors, vit, dans la partie australe du ciel, comme planté dans le haut, un grand crucifix, avec l'image du Seigneur pendue à la croix et répandant un abondant fleuve de larmes. Celui qui eut cette vision, terrifié, ne put rien faire d'autre que de laisser couler les pleurs de ses yeux. Il vit cette croix et l'image du Crucifié, couleur de feu et de sang, pendant toute la moitié d'une nuit, puis le ciel se referma. Et ce qu'il avait vu, il le garda toujours caché au fond de son cœur, jusqu'au jour où il écrivit ces lignes ; et le Seigneur lui est témoin qu'il a bien vu cela.
Cette année-là, l'évêque Audouin contraignit les Juifs de Limoges à se faire baptiser en publiant une loi qui les mettait en demeure, ou bien de devenir chrétiens, ou bien de quitter la ville ; un mois durant, sur son ordre, les docteurs en science divine discutèrent avec les Juifs pour leur démontrer la fausseté de leurs livres ; trois ou quatre Juifs se firent chrétiens. La foule des autres se hâta d'aller chercher refuge dans d'autres cités, avec femmes et enfants. Il y en eut aussi qui s'égorgèrent eux-mêmes avec leur épée plutôt que d'accepter le baptême. La même année, le sépulcre du Seigneur à Jérusalem fut brisé par les Juifs et les Sarrasins, le troisième jour des calendes d'octobre, l'an 1010 de l'incarnation de ce même Seigneur. Les Juifs d'Occident et les Sarrasins d'Espagne avaient en effet envoyé en Orient une lettre pleine d'accusations contre les chrétiens et annonçant que des armées d'Occident s'étaient mises en marche contre les Sarrasins de l'Orient. Alors le Nabuchodonosor de Babylone, qu'ils appellent l'Amirat, incité à la colère par les conseils des païens, répandit parmi les chrétiens une grande désolation en prenant une loi qui condamnait tous les chrétiens de ses Etats qui refuseraient de se faire sarrasins à la confiscation de leurs biens ou à la mort. Il s'ensuivit que d'innombrables chrétiens se convertirent à la loi sarrasine ; mais pas un ne fut digne de mourir pour le Christ, sauf le patriarche de Jérusalem, qui fut exécuté dans toutes sortes de supplices, et deux jeunes frères qui furent décapités en Egypte, et se signalèrent par de nombreux miracles. L'église Saint-Georges, que jusqu'alors nul Sarrasin n'avait pu profaner, fut détruite ainsi que bien d'autres églises des saints, et, en punition de nos péchés, la basilique du sépulcre du Seigneur fut rasée jusqu'au sol. Ne pouvant réussir à briser la pierre du monument, ils y allumèrent un grand feu, mais elle resta immuable et dure comme un diamant2.