De ces signes, de ces prodiges, quelle est la signification ? Comme jadis aux prêtres de l'ancienne Rome, comme aux sorciers de l'ancienne Germanie, il appartient en l'An Mil aux hommes d'Eglise de les interpréter, d'en deviner le sens et de le révéler au peuple. Tout l'enseignement qu'ils ont reçu et la pente naturelle qui oriente toutes les démarches de leur intelligence les préparent à une telle exégèse. De même que, dans la glose, devant chaque mot, le commentateur progresse du sens littéral au sens moral, pour parvenir enfin au sens le plus intime et le plus caché, qui ouvre les voies de l'illumination mystique, de même Raoul Glaber ou Adémar de Chabannes commencent par réunir et confronter certains faits, une vision, la famine, des pluies excessives, la découverte d'une secte hérétique ; puis, citant les Prophètes, les Apôtres, les Pères, ils s'avancent vers les causes morales, évoquent le refroidissement de la foi qu'ont suscité dans le peuple les défaillances de son clergé et le dérèglement de ses moines. Mais il leur faut aller plus loin encore et, franchissant le voile des apparences, parvenir jusqu'au ressort premier. Comment expliquer le malaise dont, à ce moment de l'histoire, souffre l'univers ?
Ces hommes ont horreur des « manichéens ». Eux-mêmes pourtant sont persuadés que, dans le royaume de l'invisible, deux armées s'affrontent, celle du Bien, celle du Mal. « Les mille ans étant accomplis », selon la parole de l'Ecriture, ils ne peuvent douter que les puissances sataniques ne soient proprement déchaînées. Ainsi sont-ils tentés de considérer la perturbation de toutes choses, dont les manifestations revêtent alors tant de formes diverses, comme une victoire du démon, que l'Ange a délivré de ses entraves, comme l'effondrement de tous les châteaux où se retranchaient les forces bénéfiques. Le millénaire, c'est d'abord cette déroute de l'armée divine, et le retour au chaos qui s'ensuit. Voici pourquoi l'un des principaux personnages du récit de Raoul Glaber est le diable. Au début du livre V des Histoires, il occupe seul le devant de la scène :
Aux vicissitudes de toutes sortes, aux catastrophes variées qui assourdissaient, assommaient, abrutissaient presque tous les mortels de ce temps, s'ajoutaient les attaques des esprits mauvais ; pourtant on racontait bien souvent que ceux-ci avaient, par leurs fantasmes, fait clairement comprendre des vérités utiles.
Le démon, lorsqu'il intervient, cherche à séduire ; il est l'esprit qui trompe, qui travaille insidieusement à détourner les bons de la voie droite ; il est l'agent du découragement et de la perversion doctrinale :
Un moine crut voir une nuit, à l'heure où l'on fait sonner la cloche pour matines, se dresser devant lui un être affreux qui l'accablait de conseils et lui tenait à peu près ce langage :
« Pourquoi vous, les moines, vous infligez-vous tant de travaux, tant de veilles et de jeûnes, de tristesses, de psalmodies, et tant d'autres mortifications qui ne sont pas dans l'usage commun des autres hommes ? Les innombrables personnes qui vivent dans le siècle et persévèrent jusqu'à la fin de leur vie dans des vices de toutes sortes ne trouveront-elles pas un repos semblable à celui que vous espérez ? Un jour, une heure même, suffirait pour mériter l'éternelle béatitude, récompense de votre droiture. En ce qui te concerne, je me demande bien pourquoi, avec tant de scrupule, dès que tu entends la cloche, tu es si prompt à bondir de ton lit et à t'arracher aux douceurs du sommeil, quand tu pourrais sacrifier au repos jusqu'au troisième son de la cloche. Il faut que je te dévoile un secret vraiment mémorable, qui, s'il est à notre détriment, est pour vous la porte du salut. Il est assuré que tous les ans, le jour où le Christ en ressuscitant des morts a rendu la vie au genre humain, il vide complètement les enfers et emmène les siens au ciel. Ainsi, vous n'avez rien à craindre. Vous pouvez vous abandonner sans danger à toutes les voluptés de la chair, à tous les désirs qu'il vous plaira. » Voici les paroles frivoles, qu'avec bien d'autres encore ce démon plein d'imposture débitait au moine ; et il fit tant que celui-ci ne rejoignit point ses frères à l'office de matines. Ses inventions fallacieuses à propos de la résurrection du Seigneur sont évidemment démenties par les paroles du saint Evangile, qui disent : « Beaucoup de corps des saints qui dormaient se réveillèrent. » Il n'y a pas « tous », mais « beaucoup » ; et telle est en réalité la doctrine de la foi catholique.
Raoul Glaber juge bon ici de répondre à ceux que frappe l'ambiguïté des manifestations surnaturelles et qui s'étonnent que, parfois, du mal puisse sortir le bien :
Si quelquefois il entre dans les desseins du Tout-puissant de faire exprimer aux démons pétris de mensonge autre chose que des faussetés, il n'en est pas moins certain que tout ce qu'ils disent par eux-mêmes est dangereux et trompeur ; et, même s'il se trouve qu'ils réussirent à réaliser une partie de leurs prédictions, celles-ci ne sont pas profitables au salut des hommes, à moins que la divine providence n'en fasse habilement une occasion de redressement.
Le voici maintenant qui révèle son expérience personnelle, laquelle est fort riche : le diable lui est apparu à trois reprises, toujours dans la pénombre de l'aurore, dans les vapeurs du premier réveil, et sous l'aspect du monstre échevelé qu'ont figuré sur les chapiteaux les sculpteurs du XIe siècle.
Donc à moi-même, il n'y a pas longtemps, Dieu a voulu que pareille chose arrivât plusieurs fois. A l'époque où je vivais au monastère du bienheureux martyr Léger, qu'on appelle Champeaux, une nuit, avant l'office de matines, se dresse devant moi au pied de mon lit une espèce de nain horrible à voir. Il était, autant que j'en pus juger, de stature médiocre, avec un cou grêle, un visage émacié, des yeux très noirs, le front rugueux et crispé, les narines pincées, la bouche proéminente, les lèvres gonflées, le menton fuyant et très droit, une barbe de bouc, les oreilles velues et effilées, les cheveux hérissés, des dents de chien, le crâne en pointe, la poitrine enflée, le dos bossu, les fesses frémissantes, des vêtements sordides, échauffé par son effort, tout le corps penché en avant. Il saisit l'extrémité de la couche où je reposais, imprima à tout le lit des secousses terribles, et dit enfin :
« Toi, tu ne resteras pas plus longtemps dans ce lieu. »
Et moi, épouvanté, je me réveille comme en sursaut et je le vois tel que je viens de le décrire. Lui cependant, en grinçant des dents, répétait sans cesse :
« Tu ne resteras pas plus longtemps ici. »
Je sautai promptement du lit, courus à l'oratoire et me prosternai devant l'autel du très saint père Benoît, au comble de la terreur ; j'y demeurai longtemps à me rappeler fébrilement toutes les fautes et péchés graves que depuis mon jeune âge j'avais commis par indocilité ou par négligence ; pour comble, les pénitences acceptées par amour ou par crainte de la divinité se réduisaient presque à rien. Et, ainsi écrasé par ma misère et ma confusion, je n'avais rien de mieux à dire que ces simples mots :
« Seigneur Jésus, qui êtes venu pour sauver les pécheurs, dans votre grande miséricorde, ayez pitié de moi. »
D'ailleurs, je ne rougis point de l'avouer, non seulement mes parents m'ont engendré dans le péché, mais encore je me suis toujours montré difficile par mes mœurs et insupportable par mes actes plus que je ne saurais dire. Un moine qui était mon oncle m'arracha de force aux vanités perverses de la vie séculière, auxquelles je me livrais plus que tout autre quand j'avais à peine douze ans ; je revêtis l'habit de moine, mais, hélas ! je ne changeai que de vêtement, non d'esprit. Malgré tous les charitables conseils de modération et de sainteté que me donnaient mes supérieurs ou mes frères spirituels, moi, gonflé d'un orgueil farouche qui faisait à mon cœur un épais bouclier, esclave de ma superbe, je m'opposais à ma propre guérison. Désobéissant à mes frères plus anciens, importun à ceux de mon âge, à charge aux plus jeunes, je peux vraiment dire que ma présence était un poids pour tous, et mon absence un soulagement. Enfin ma conduite décida les frères du monastère de Saint-Léger à me chasser de leur communauté ; ils savaient du reste que je ne manquerais pas de trouver asile dans un autre couvent, uniquement d'ailleurs à cause de mes connaissances littéraires. Cela s'était déjà vu bien des fois.
Donc, après cela, comme je me trouvais au monastère du saint martyr Bénigne, à Dijon, un diable tout pareil, sans doute le même, m'apparut dans le dortoir des frères. L'aurore commençait à poindre quand il sortit en courant du bâtiment des latrines, criant : « Où est mon assistant ? Où est mon assistant ? »
Le lendemain, vers la même heure, un jeune frère d'esprit très léger, nommé Thierri, s'enfuit du couvent, quitta l'habit et mena pendant quelque temps la vie du siècle. Depuis, la contrition s'empara de son cœur et il est rentré dans les règles du saint ordre.
La troisième fois, ce fut lorsque je résidais au couvent de la bienheureuse Marie toujours vierge, dit Moutiers-Saint-Jean ; une nuit, comme on sonnait les matines, fatigué par je ne sais quel travail, je ne m'étais pas levé comme je l'aurais dû dès le son de la cloche ; quelques-uns étaient restés comme moi, prisonniers de cette mauvaise habitude, cependant que les autres couraient à l'église. Les derniers venaient de sortir quand le même démon monta en soufflant l'escalier ; et, les mains derrière le dos, appuyé au mur, il répétait à deux et trois reprises :
« C'est moi, c'est moi qui me tiens avec ceux qui restent. »
A cette voix, levant la tête, je reconnus celui que j'avais déjà vu deux fois. Or, trois jours plus tard, un de ces frères qui, comme nous l'avons dit, avaient pris coutume de rester au lit en cachette, poussé par ce démon, eut l'audace de sortir du couvent et resta six jours dehors à mener avec les gens du siècle une vie désordonnée : le septième jour cependant, il rentra repentant. Il est certain, comme l'atteste saint Grégoire, que si ces apparitions sont nuisibles aux uns, elles aident les autres à s'amender ; afin que ce soit cela qui m'arrive pour mon salut, je souhaite que l'on prie avec succès, par le Seigneur Jésus notre Rédempteur.