II

LES FORCES BÉNÉFIQUES

Lorsque l'on voit le diable, point de doute. Mais à vrai dire, en bien des cas, on discerne malaisément de quel côté, faste ou néfaste, surgissent les apparitions.

 

AMBIGUÏTÉS

 

Il faut en tout cas confier soigneusement à la mémoire que, lorsque des prodiges évidents sont montrés à des hommes qui habitent encore leur corps, soit par l'intermédiaire d'esprits bons, soit par l'intermédiaire d'esprits malins, ces hommes n'en ont point pour longtemps à vivre de la vie de la chair après avoir vu de pareilles choses. Il y a quantité d'exemples de ce que j'avance, parmi lesquels j'en ai choisi quelques-uns que je vais confier à la mémoire ; ainsi, chaque fois qu'il s'en produira, ils serviront à inspirer la prudence plutôt qu'à induire en tromperie. Dans le bourg fortifié de Tonnerre vivait pieusement un prêtre nommé Frottier à l'époque où Brunon occupait le siège épiscopal de Langres. Un dimanche, comme le soir tombait, avant le dîner, il se mit, pour se détendre un peu, à la fenêtre de sa maison ; et, en regardant au-dehors, il vit venir du Septentrion une innombrable multitude de cavaliers qui semblaient aller au combat et se dirigeaient vers l'Occident. Il les regarda de tous ses yeux pendant un bon moment, puis voulut appeler quelqu'un de sa maison pour être témoin avec lui d'une telle apparition. Mais à peine avait-il appelé que la vision se dissipa et disparut bien vite. Lui, l'esprit frappé de terreur, à peine pouvait-il retenir ses larmes. Bientôt il tomba malade et mourut l'année suivante, aussi bien qu'il avait vécu. Du présage qu'avait vu le défunt, les survivants devaient voir l'accomplissement. L'année suivante, Henri, le fils du roi Robert, et qui plus tard lui succéda, attaqua furieusement le bourg avec une immense armée, et il se fit en ce lieu grand massacre d'hommes de part et d'autre. Il est clair, dans cet exemple, que, ce que cet homme a vu, il en a été témoin à la fois pour lui et pour les autres.

 

Les démons sont noirs, comme ceux qui les servent. Les combattants de l'armée du bien se reconnaissent aux vêtements blancs qu'ils portent.

 

Différent, mais non moins merveilleux, est le fait que nous nous rappelons être arrivés à Auxerre, dans l'église de Saint-Germain. Là vivait un frère nommé Gérard, qui avait coutume de rester dans l'oratoire après l'office de matines. Un matin, il s'endormit au milieu de ses prières. Plongé aussitôt dans un profond sommeil, comme inanimé, il fut transporté hors du sanctuaire ; comment, par qui, on l'ignore encore. En se réveillant, il se trouva déposé dans le cloître, à l'extérieur de l'église ; un inexprimable étonnement le saisit en voyant ce qui lui était arrivé. Une aventure semblable arriva à un prêtre qui passait la nuit dans la même église ; il s'était endormi dans les cryptes inférieures, où reposent de nombreux corps de saints ; et, vers le chant du coq, il s'aperçut qu'il avait été transporté derrière le chœur des moines. Or, dans ce couvent, une règle bien connue veut que, si pendant la nuit les lampes viennent à s'éteindre, les gardiens de l'église ne doivent prendre nul repos qu'elles ne soient rallumées. Un frère de ce couvent avait l'habitude, ce qui est excellent, d'aller à l'autel de la bienheureuse Marie pour y prier et s'y répandre en gémissements et en larmes de componction. Mais il avait le défaut, commun à presque tout le monde, de cracher fréquemment pendant ses prières et de laisser échapper sa salive. Il arriva qu'une fois, accablé de sommeil, il s'endormit. Alors lui apparut, debout près de l'autel, un personnage enveloppé de vêtements blancs, tenant en ses mains une étoffe très blanche, qui lui adressait ces mots :

« Pourquoi me couvres-tu de ces crachats que tu lances ? Pourtant, comme tu le vois, c'est moi qui me charge de tes prières, et je les porte au regard du Juge très miséricordieux. »

Bouleversé par cette vision, le frère non seulement se surveilla, mais encore eut soin de recommander aux autres de se surveiller de leur mieux dans les lieux sacrés. Bien que ce soit un besoin naturel, on ne s'abstient pas moins de toute façon dans la plupart des pays d'expectorer des crachats dans une église, à moins qu'il n'y ait pour les recevoir des récipients que l'on vide ensuite au-dehors ; les plus attentifs sur ce point sont les Grecs, chez qui les règles ecclésiastiques ont toujours été très scrupuleusement observées.

Depuis longtemps, cela est bien connu, grâce aux mérites de saint Germain et des autres saints dont il abrite le repos, ce monastère s'est distingué par des signes et des prodiges ; on y a vu des guérisons, on y a vu aussi des châtiments vengeurs frapper ceux qui pillaient ses biens. Chaque fois que des seigneurs du pays ont osé envahir ou saccager les biens de ce monastère, Dieu a toujours plongé leur race et leur fortune dans le déshonneur et les a presque anéantis. Une évidente preuve, entre autres, de ce que nous avançons, se voit dans le châtiment qui frappa la race d'un certain Bovon, et de son fils Auvalon, et dans les désastres qui plurent sur le château très sacrilège de Seignelav.

 

RAOUL GLABER ET SAINT GERMAIN

 

Et voici qui me concerne personnellement : je fus un jour prié par mes collègues et frères de ce lieu de restaurer les inscriptions des autels, rédigées autrefois par des hommes instruits, mais qui, usées par les ans comme presque toutes choses, n'étaient plus visibles ; ce travail convenait à ma compétence, et je m'appliquai bien volontiers à l'exécuter de mon mieux. Mais avant d'avoir pu mener à son terme l'œuvre entreprise, je fus frappé d'un mal dû, je pense, à l'abus de la position debout : une nuit, couché sur ma paillasse, je sentis tous mes membres tellement contractés par une affection nerveuse que je ne pouvais ni me redresser ni me retourner d'un autre côté. Dans la nuit qui vint trois jours plus tard, comme j'étais en proie à des angoisses intolérables, m'apparut un homme aux vénérables cheveux blancs, qui me prit tout endormi dans ses bras et me dit :

« Termine au plus vite ce que tu as commencé, et ne crains pas d'avoir encore mal. »

Je me réveille aussitôt, émerveillé, sors de mon lit moi-même et cours à l'autel des victorieux martyrs Victor, Apollinaire et Georges, dont la chapelle était contiguë au bâtiment de l'infirmerie ; et là, rendant humblement grâces au Dieu de l'univers, j'assistai dans la joie à l'office de matines. Le jour venu, en pleine possession de toutes mes facultés physiques, je composai l'inscription portant les noms mêmes de ces saints martyrs. Dans la grande église, il y avait vingt-deux autels ; comme il convenait, j'en restaurai les inscriptions, rédigées en vers hexamètres, ainsi que les épitaphes des saints ; puis je pris soin d'orner de la même façon les tombeaux de quelques religieux personnages. Les gens de bon sens trouvèrent cela tout à fait à leur goût. Mais il arriva ce que l'abbé Odilon avait coutume de déplorer bien souvent : « Hélas ! disait-il, si la lèpre de l'envie règne sur tous les hommes, c'est néanmoins dans le cœur de certains de ceux qui ont fait profession de vivre en moines qu'elle a élu domicile. » Un moine qui s'était rendu odieux aux frères de son monastère les quitta et vint parmi les nôtres ; ceux-ci, comme ce fut toujours leur coutume, le reçurent avec charité. Lui cependant emplit du venin de son envie l'abbé et plusieurs moines, et leur inspira à mon endroit une aversion telle qu'ils effacèrent toutes les inscriptions que j'avais gravées sur les autels. Mais le Dieu vengeur ne fut pas long à envoyer son châtiment à cet instigateur d'une discorde entre frères. Celui-ci fut frappé sur-le-champ d'une cécité vengeresse, et voué sans recours à trébucher dans l'obscurité jusqu'à la fin de sa vie. Ce dénouement dont la nouvelle se répandit dans le voisinage aussi bien qu'au loin, suscita une grande admiration1.

 

SE TENIR PRÊT

 

Dans toutes les merveilles, dans tous les présages –  et même lorsque le démon se montre lui-même – il convient donc d'apercevoir la main de Dieu. Car le dualisme instinctif des savants de l'An Mil ne va pas jusqu'à lui refuser la toute-puissance. Le mal existe, il agit librement ; il a le pouvoir de séduire les hommes et d'infecter leur esprit. Dieu cependant est bien le maître de tout. Aussi, quand, à l'approche des deux millénaires, celui de la naissance et celui de la passion du Christ, on voit se multiplier les prodiges, il est permis certes de les tenir pour l'effet du déchaînement de Satan, de la corruption des hommes et pour l'annonce des avancées fulgurantes de l'Antéchrist. Toutefois dans ces signes s'exprime, en dernière analyse, une volonté supérieure, celle du Seigneur : les comètes, la famine, l'hérésie émanent incontestablement du divin. Ces phénomènes n'en demeurent pas moins ambigus. Lorsqu'il lance les fléaux sur l'humanité, Dieu manifeste-t-il sa colère, poursuit-il, comme le font quotidiennement les rois de la terre, les ducs et les moindres seigneurs, une vengeance brutale sur ceux qui l'outragent ? Le mal est-il un châtiment ? N'est-il pas, aussi bien, avertissement généreux du Maître, lequel dans sa miséricorde cherche à prévenir ses créatures avant que ne s'abattent sur elles les plus terribles de ses coups ?

Vindicte ? Admonestation ? Quoi qu'il en soit, le dérèglement de l'univers exhorte à faire pénitence. Car les penseurs du XIe siècle – et même si, comme Abbon de Fleury, ils se refusent à suivre les tenants du millénarisme et à situer dans un point précis de l'avenir le jour de la colère divine – interprètent tous l'histoire de leur temps en se fondant sur le discours eschatologique de Jésus, tel qu'il est relaté dans les trois évangiles synoptiques : « ... Il y aura de grands tremblements de terre et des famines ; il y aura aussi des phénomènes effrayants et dans le ciel de grands signes (Luc, 21)... Il surgira de faux Christs et de faux prophètes qui opéreront des signes et des prodiges... (Mat. 24). » Les éclipses, les baleines monstrueuses, les manichéens d'Orléans, les apparitions des saints, celles du diable, celles des morts, annoncent de façon permanente que le monde est transitoire, condamné et que sa fin doit survenir. D'où qu'elles viennent, ces perturbations sont là pour arracher l'homme à la tranquillité, le tenir en éveil et l'inciter à se purifier : « Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour va venir votre maître... ; ainsi donc tenez-vous prêts, vous aussi, car c'est à l'heure que vous ne pensez pas que le Fils de l'homme viendra (Mat. 24). » On a tort de croire aux terreurs de l'An Mil. Mais on doit admettre, en revanche, que les meilleurs chrétiens de ce temps ont vécu dans une anxiété latente et que, méditant l'Evangile, ils faisaient de cette inquiétude une vertu.


1 Raoul Glaber, Hist. V, 1