I

EXCLUSIONS

LE SACRIFICE

 

Tel est le sens de toutes les œuvres historiques de cette époque. Elles sont morales ; elles proposent des exemples. Glaber, Helgaud, Adémar de Chabannes, tous les autres, ont composé leur récit comme un sermon de pénitence. Tout l'univers retentissait alors d'un appel au sacrifice ; il importait que le genre humain se dépouillât. Trois raisons profondes inclinaient tout particulièrement ces hommes à tirer une telle leçon du cours récent de l'histoire. Ils étaient moines d'abord ; ils avaient, un moment au moins dans leur vie, fui le monde ; ils s'étaient imposé des privations ; pour eux l'ascèse représentait sans conteste la voie triomphale ; ils se sentaient tenus d'entraîner avec eux tout le peuple de Dieu dans la marche vers la perfection. D'autre part, au seuil du XIe siècle, les habitudes sociales, et notamment les pratiques judiciaires, faisaient du don, de l'« amende », l'acte par excellence de la réconciliation ; un homme s'était-il par un crime exclu de la communauté ? En se dépouillant, en s'imposant de lui-même un sacrifice, il rachetait le prix du sang versé, il gagnait le pardon de sa victime ; il revenait dans la paix et dans l'amitié du prince dont l'autorité garantissait dans tout le pays la justice. Enfin, dans une religion entièrement dominée par les gestes rituels, le sacrifice, la destruction volontaire et gratuite des richesses en offrande aux puissances invisibles, s'établissaient en position centrale parmi les médiations entre l'homme et le sacré. De fait, il apparaît très clairement que dans l'attente de la Parousie et devant l'accumulation des prodiges, les actes purificateurs se multiplièrent après l'An Mil.

 

Au cours du même mois de novembre, le 10 des calendes de décembre (1044), à la troisième heure du jour, se produisit la troisième éclipse de soleil de notre temps ; c'était naturellement le ving-huitième jour de la lune. Car il ne se produit jamais d'éclipse de soleil en dehors du vingt-huitième jour de la lune, ni d'éclipse de lune, en dehors du quatorzième. On dit éclipse, c'est-à-dire manque ou défaut, non pas que l'astre lui-même fasse effectivement défaut, mais plutôt parce qu'il nous fait défaut à nous par suite de quelque obstacle. En ces jours, nous avons appris, par Gui, archevêque de Reims, que les siens avaient vu l'étoile Bosphore, appelée aussi Lucifer, s'agiter un soir de haut en bas comme pour menacer les habitants de la terre. A la vue de pareils prodiges envoyés par le ciel, bien des gens, épouvantés de leurs propres vices, firent pénitence et entrèrent dans la voie du redressement1.

 

ANTISÉMITISME

 

Il convenait d'abord que l'ivraie fût séparée du bon grain, et que le peuple de Dieu fût purgé des corps étrangers et funestes dont la présence répandait l'infection parmi les fidèles. La montée des périls provoqua donc des mesures d'exclusion. Les plus amples touchèrent sans doute les juifs, tenus, on l'a vu plus haut, pour les alliés naturels de Satan. Rares jusqu'alors, les preuves d'antisémitisme deviennent éclatantes, au moment même où progresse la dévotion au Crucifix et à la fête de Pâques. Par les pogroms, la chrétienté croit se délivrer d'un ferment de corruption : ne voit-elle pas aussitôt après les rythmes de l'univers revenir à leur ordonnance ?

 

En ces jours, un Vendredi Saint, après l'adoration de la Croix, Rome fut bouleversée par un tremblement de terre et un terrible cyclone. Et tout aussitôt un des Juifs fit savoir au seigneur pape qu'à la même heure les juifs étaient en train, dans la synagogue, de bafouer l'image du Crucifié. Benoît enquêta activement sur le fait, en eut confirmation et condamna les auteurs de ce forfait à la peine capitale. Dès qu'ils eurent été décapités, la fureur des vents s'apaisa.

 

EXCOMMUNICATION

 

En ce temps même, se répand dans le cérémonial de l'église, l'usage de l'excommunication et de l'interdit, dont l'effet est de retrancher du corps de la chrétienté les membres atteints par le mal, afin que la pourriture dont ils sont porteurs ne risque pas de se propager.

 

[L'évêque de Limoges], Audouin, fut amené, à cause des pillages des chevaliers et de la dévastation des pauvres, à instituer une nouvelle pratique qui consistait à suspendre dans les églises et les monastères l'exercice du culte divin et la célébration du saint sacrifice et à priver le peuple des louanges divines, comme s'il eût été païen : il appelait cette pratique « excommunication2 ».

 

BÛCHERS

 

L'époque enfin rougeoie de l'éclat des bûchers. Au feu purificateur, il appartient de détruire tous les germes maléfiques. Bûchers d'hérétiques et de sorciers. Ils s'allument en 1022 à Orléans pour les « manichéens » qui ne voulaient pas se purger eux-mêmes de leur infection :

 

Quand beaucoup eurent employé toutes les ressources de leur intelligence à leur faire quitter leurs perfides idées et retrouver la foi véritable et universelle, et qu'ils s'y furent refusés de toutes manières, on leur dit que, s'ils ne revenaient pas au plus vite à une saine idée de la foi, ils seraient sans plus tarder, sur l'ordre du roi et par le consentement de tout le peuple, brûlés par le feu. Mais eux, tout imprégnés de leur mauvaise folie, se vantaient de n'avoir peur de rien, annonçaient qu'ils sortiraient du feu indemnes et se riaient avec mépris de ceux qui leur donnaient de meilleurs conseils. Le roi, voyant avec tous ceux qui étaient là qu'on ne pourrait les faire revenir de leur folie, fit allumer non loin de la cité un très grand feu, espérant que, terrifiés, ils renonceraient à leur malignité ; pendant qu'on les y menait, agités d'une démence furieuse, ils proclamaient sur tous les tons qu'ils acceptaient le supplice et ils se précipitaient dans le feu en se tirant les uns les autres. Enfin, livrés au nombre de treize au feu, comme ils commençaient déjà à brûler, ils se mirent de toute la force de leur voix à crier du milieu du feu qu'ils avaient été horriblement abusés par un art diabolique, que leurs récentes idées sur le Dieu et Seigneur de toutes choses étaient mauvaises, et qu'en vengeance du blasphème dont ils s'étaient rendus coupables ils étaient tourmentés en ce monde avant de l'être dans l'éternité. En les entendant, beaucoup des assistants, poussés par la pitié et l'humanité, s'approchèrent pour arracher du moins au feu ceux qui n'étaient qu'à demi brûlés ; mais ils n'y réussirent point : la flamme justicière achevait de consumer ces malheureux, et les réduisit incontinent en cendres. Depuis lors, partout où l'on a découvert des adeptes de ces croyances perverses, on les a livrés au même châtiment vengeur. Et le culte de la vénérable foi catholique, une fois extirpée la folie de ces détestables insensés, a revêtu par toute la terre un éclat plus vif3.

 

A Angoulême, la mort du comte Guillaume Taillefer, annoncée par un incendie, mène au bûcher des « sorcières », de pauvres femmes, accusées d'avoir provoqué le décès par leurs maléfices.

 

Cependant, la même année, le comte fut pris par une langueur du corps et finit par en mourir. Cette année-là, chose douloureuse à dire, un incendie allumé par des chrétiens impies détruisit la ville de Saintes et avec elle la basilique Saint-Pierre, siège de l'évêque ; et ce lieu resta longtemps privé du culte divin. Au moment où le comte songeait à venger cet outrage fait à Dieu, il se mit peu à peu à perdre ses forces ; il se fit installer une maison à Angoulême dans le voisinage de l'église Saint-André, pour pouvoir assister aux offices divins, et là il commença à rester couché en proie à la maladie. Il y recevait continuellement les visites de tous les seigneurs et nobles personnages venus de toutes parts. Certains disaient que sa maladie était due à de néfastes sortilèges : il avait toujours joui d'un corps sain et robuste et son corps n'était pas atteint à la manière de celui des vieillards, ni à la manière de celui des jeunes hommes. On découvrit qu'une femme maléfique avait usé contre lui de son art maléfique. Comme elle refusait d'avouer son crime, on recourut au jugement de Dieu, afin que la vérité cachée fût mise au jour par la victoire d'un des deux champions. Ceux-ci, donc, après avoir prêté serment, se battirent longuement avec acharnement ; le représentant du comte était Etienne, et Guillaume le défenseur de la sorcière. Etienne remporta la victoire sans dommage ; l'autre, la tête cassée, couvert de sang, resta sur ses pieds de la troisième jusqu'à la neuvième heure ; vaincu, il fut emporté à demi mort, et resta longtemps sans pouvoir se lever. Etienne, lui, était demeuré debout ; quittant le combat sain et sauf, dans l'heure il courut à pied pour rendre grâces à Dieu jusqu'au tombeau de saint Cybard, où il avait passé la nuit précédente en veille et en prières ; puis il revint à cheval dans la cité pour réparer ses forces. Cependant la sorcière, à l'insu du comte, avait été livrée à maints tourments, bientôt crucifiée ; et même alors, elle n'avoua point ; le cœur scellé par le diable, elle ne laissait passer par sa bouche ni une parole ni un son. Pourtant trois femmes qui avaient participé à ses maléfices la confondirent par leur témoignage ; et ces mêmes femmes déterrèrent aux yeux de tous des statuettes magiques en argile, déjà pourries par le temps. Le comte pardonna néanmoins à cette femme maléfique, ne permit point qu'on la torturât davantage et lui accorda la vie. Jérôme raconte de même qu'Antiochus Epiphane fut frappé de folie par l'effet de sortilèges maléfiques, et qu'en proie à des imaginations trompeuses, il mourut de maladie. Et il n'y a rien d'étonnant à ce que Dieu permette qu'un chrétien soit frappé de maladie dans son corps par les prestiges des maléfices, quand nous savons que le bienheureux Job a été affligé par le diable d'un cruel ulcère, et que Paul a été souffleté par un ange de Satan ; et il ne faut point redouter les maladies mortelles pour le corps : plus grave est ce qui frappe les âmes que ce qui frappe les corps.

 

Le comte Guillaume reçut la pénitence des évêques et des abbés ; il régla toutes ses affaires et partagea ses biens comme il l'entendit entre ses fils et sa femme ; pardonné et absous, il entendit la messe et les offices divins pendant tout le temps du Carême ; et enfin, pendant la semaine qui précède la semaine sainte, muni de l'extrême-onction et du viatique, ayant adoré et baisé le saint bois de la croix, il rendit son âme à Dieu dans les mains de l'évêque Rohon et des prêtres, faisant une fin louable. Son corps fut veillé pendant deux jours par les clercs et les moines dans la basilique de l'apôtre Pierre. Toute la cité fut remplie de lamentations. Au saint dimanche des Hosannas, son corps, couvert de feuillages et de fleurs, fut transporté à la basilique Saint-Cybard, où il fut enseveli devant l'autel de saint Denis. L'inhumation fut faite par les deux évêques Rohon, d'Angoulême, et Arnaut de Périgueux. Au sommet de sa tombe, son fils Audouin fit poser une plaque de plomb avec cette inscription : « CI-GÎT L'AIMABLE SEIGNEUR GUILLAUME, COMTE D'ANGOULÊME, QUI, L'ANNÉE MÊME DE SON RETOUR DE JÉRUSALEM MOURUT EN PAIX LE HUITIÈME JOUR DES IDES D'AVRIL, VEILLE DES RAMEAUX, L'AN MIL VINGT-HUIT DE L'INCARNATION. » Toute sa race repose dans le sanctuaire de Saint-Cybard. Cependant, sur l'ordre d'Audouin, les sorcières furent livrées aux flammes hors des murs de la ville. Et après l'enterrement, les évêques firent avec le clergé et le peuple la sainte procession dominicale, et firent une station solennelle.


1 Raoul Glaber, Hist., III, 5.

2 Adémar de Chabannes, Chron., III, 52 et 35.

3 Raoul Glaber, Hist., III, 8.