II

PÉNITENCES INDIVIDUELLES

AUMÔNES

 

Toutefois, à l'humanité débarrassée, de la sorte, par le fer et le feu, de ses excroissances néfastes, il sied encore de se soumettre à des rites de pénitence, individuels aussi bien que collectifs. Le plus simple, le plus commun de tous, est l'aumône : au seuil de la mort, le même comte d'Angoulême offrit à Dieu tout son trésor :

 

Guillaume offrit à Saint-Cybard, pour prix de sa sépulture, des présents variés et considérables aussi bien en terres qu'en fils d'or et d'argent, et d'autres choses encore. Entre autres présents, il offrit une croix d'or processionnelle décorée de pierreries, du poids de sept livres, et deux candélabres en argent de fabrication sarrasine pesant quinze livres1.

 

Guillaume, cependant, s'était préparé, déjà et mieux encore, au passage en « entendant la messe et les offices divins », c'est-à-dire en vivant comme un moine. Ce sont, en effet, les abstinences, tous les dépouillements qu'implique la profession monastique, qui sont rituellement imposés au chrétien qu'il s'agit de purifier. C'est-à-dire à l'homme coupable d'un très grave péché public, et, d'une manière plus générale, à tous les agonisants. Telle est alors la pénitence : un état, j'oserais même dire une situation sociale. Le pénitent, comme le moine, quitte le monde, sa femme, ses armes, ses biens ; il se retranche des autres ; il porte un vêtement particulier. La plus riche description de l'attitude pénitentielle se trouve dans la biographie de Robert le Pieux qu'écrivit Helgaud de Saint-Benoît-sur-Loire. Le roi de France était coupable, comme l'avait été le roi David : il avait épousé la femme de son vassal, qui de surcroît était déjà liée à lui par ce que la doctrine tenait alors pour une parenté trop proche ; il avait ainsi commis, à la fois, l'adultère et l'inceste :

 

Et comme, ainsi que le dit l'Ecriture, Dieu permet que ce qu'il ne veut pas arrive, c'est par la permission de sa clémente sagesse que ces deux princes [Robert et David] sont tombés dans le péché ; et c'est ainsi qu'ils se sont reconnus égaux par leur condition humaine à leurs sujets, et ont passé le reste de leur vie en veilles et en prières et à supporter diverses peines corporelles, afin que s'accomplît en eux le témoignage de l'Ecriture : « Dieu corrige celui qu'il aime, et flagelle tout fils qu'il accueille. » L'un et l'autre ont péché, ce qui est la coutume des rois ; mais, visités par Dieu, ils ont fait pénitence, ils ont pleuré, ils ont gémi, ce qui n'est point la coutume des rois. A l'exemple du bienheureux David, notre seigneur Robert a confessé sa faute, a imploré son pardon, a déploré sa misère, a jeûné, a prié, et, en publiant sa douleur, a fait de sa confession un exemple pour tous les siècles. Ce que les particuliers ne rougissent point de faire, ce roi n'a point rougi de le confesser.

 

Le roi s'est purifié par l'aumône, qu'il pratiqua mieux qu'un autre roi. Helgaud remémore la longue liste de ses donations pieuses :

 

Brûlant d'honorer un si grand évêque [Aignan, évêque et patron d'Orléans], Robert, fleur odorante, ornement et grâce de la sainte Eglise, voulut, avec la grâce de Dieu, l'établir dans un plus grand sanctuaire, et entreprit de construire sur son tombeau une maison du Seigneur plus belle que celle qui s'y dressait. Avec l'aide de Dieu et le concours de saint Aignan, il mena cette œuvre à bonne fin. Cet édifice mesure en longueur quarante-deux toises, en largeur douze, en hauteur dix, et compte cent vingt-trois fenêtres. Dans ce temple, il fit dresser à la gloire des saints dix-neuf autels, dont nous avons pris soin de noter ici le détail : le maître-autel est en l'honneur de l'apôtre Pierre, auquel le roi associa dans la consécration son compagnon d'apostolat Paul, alors qu'auparavant on ne vénérait que saint Pierre en ce lieu ; au chevet un autel dédié à saint Aignan ; au bas de l'église, un autre dédié à ce même saint ; un autre à saint Benoît ; ceux qui restent, aux saints dont les noms suivent : Euverte, Laurent, Georges, tous les saints, Martin, Maurice, Etienne, Antonin, Vincent, Marie, Jean, le saint Sauveur, Mamert, Nicolas, Michel. Le chevet du sanctuaire était un ouvrage admirable et ressemblait à celui de l'église de sainte Marie, mère du Seigneur, et des saints Agricol et Vital, située à Clermont. Quant à la châsse de saint Aignan lui-même, le roi la fit orner sur le devant du meilleur or fin, de pierres précieuses et d'argent pur. Et la table de l'autel de saint Pierre, à qui est dédié le sanctuaire, il la fit entièrement recouvrir d'or fin ; la noble reine Constance, sa glorieuse épouse, devait, après la mort de son très saint mari, faire retirer la valeur de sept livres de ce même or et le donner à Dieu et à saint Aignan pour permettre d'embellir la couverture de l'église ainsi bâtie ; ouverte depuis la base jusqu'au faîte, on y voyait mieux le ciel que la terre. Or il y avait sur la table de l'autel quinze livres d'or éprouvé. Ce qui resta, la reine le distribua à ceux à qui elle devait le distribuer : elle était pleine de sollicitude pour les églises de Dieu, selon la bienfaisante volonté de son seigneur.

Après tout cela, le glorieux roi Robert, désireux de faire consacrer saintement cette église, en la trente-sixième année de son sacre, de sa bénédiction et de son élévation à la royauté, convoqua par un ordre souverain, les archevêques Gauzlin, du siège de Bourges et abbé de Fleuri, Lierri, de Sens, et aussi Arnoul, de Tours. A leur assemblée vinrent se joindre les évêques Oury, d'Orléans, Thierri, de Chartres, Bernier, de Meaux, Guérin, de Beauvais, et Raoul, de Senlis. Il y eut aussi le vénérable seigneur Odilon, abbé de Cluny et d'autres bons hommes et de grand mérite, avec lesquels le roi voulait toujours s'entretenir. Ces personnages, et encore d'autres ministres de Dieu, levèrent du tombeau le noble corps du très saint ami de Dieu, Aignan, et avec lui ceux des saints Euspice, Monitor et Flosculus, confesseurs, Baudelius et Subilius, martyrs, et celui de sainte Agie, mère de saint Loup, confesseur ; et par le glorieux roi et ceux dont nous avons cité les noms et qui étaient venus pour cette cérémonie, Aignan fut veillé, loué et chanté par des hymnes et des laudes en l'église Saint-Martin, pendant qu'on préparait tout ce qui était utile et nécessaire à la sainte bénédiction. Quand tout fut prêt, le roi fit bénir et consacrer solennellement les lieux par les mêmes saints prêtres, en l'an de l'incarnation du Seigneur 1029, indiction douzième. L'illustre roi prend sur ses épaules la dépouille du saint, aidé par son peuple plein de joie et d'allégresse ; on la transfère au son des chants sacrés dans le nouveau temple que ce même glorieux Robert avait fait édifier, en louant le Seigneur et saint Aignan au son du tambour et des voix humaines, des instruments à cordes et de l'organon ; et on la dépose dans le lieu saint pour l'honneur, la gloire et la louange de Jésus-Christ notre Seigneur et de son serviteur Aignan, favorisé d'une gloire spéciale.

 

Quand cette cérémonie de consécration fut achevée, ainsi que tous les rites de la dédicace du saint temple, Robert, père de la patrie, qu'il ne faut nommer qu'avec révérence, se rendit à l'autel du très saint Pierre et du bien-aimé seigneur Aignan à la vue de tout le peuple, et, dépouillant son vêtement de pourpre, que l'on nomme en langue vulgaire un rochet, mit les deux genoux en terre et adressa du fond du cœur à Dieu cette prière suppliante : « Je te rends grâces, Dieu bon, qui aujourd'hui, par les mérites de saint Aignan, as mené jusqu'à son accomplissement le projet que j'avais conçu ; et je me réjouis en mon âme des corps saints qui en ce jour triomphent avec lui. Accorde donc, Seigneur, par tous tes saints que voici, aux vivants le pardon de leurs péchés, et à tous les défunts la vie et le repos éternels. Penche-toi sur les temps que nous vivons, gouverne ce royaume qui t'appartient, et qui nous a été confié par ta clémence, ta miséricorde et ta bonté ; dirige-le, protège-le pour l'honneur et la gloire de ton nom, par la vertu merveilleuse de saint Aignan, père de cette patrie, qu'il a merveilleusement délivrée de ses ennemis. »

 

Cette prière terminée, chacun rentre gaiement chez soi ; et le jour même, le roi enrichit ce lieu de façon éclatante en lui donnant quatre nappes du plus grand prix, un vase d'argent et sa chapelle, qu'il légua pour après sa mort au Dieu tout-puissant et au très saint confesseur Aignan. La chapelle de ce très pieux, très sage et très puissant roi Robert consistait en ce qui suit : dix-huit chapes en bon état, magnifiques et fort bien travaillées ; deux livres des Evangiles revêtus d'or, deux d'argent, et deux autres plus petits, avec un missel d'outre-mer richement orné d'ivoire et d'argent ; douze phylactères d'or ; un autel merveilleusement orné d'or et d'argent, contenant en son milieu une pierre admirable appelée onyx ; trois croix d'or, dont la plus grande fait sept livres d'or pur ; cinq cloches (l'une de ces cloches, vraiment merveilleuse, pèse deux mille sept cents livres ; le roi y a fait graver le symbole du baptême royal par l'huile et le saint chrême, selon le rituel de l'Eglise, afin que, par la grâce du Saint-Esprit, cette cloche portât le nom de Robert). Le roi donna également à saint Aignan deux églises, celles de Santilly et de Ruan, avec leurs villages et toutes leurs dépendances, qu'il fit confirmer et corroborer par un précepte royal. Il obtint en outre du seigneur Thierri, vénérable évêque d'Orléans, les autels, de ces deux églises, avec un privilège accordé par l'évêque à saint Aignan et à l'illustre roi, qui avait toujours témoigné au saint par ses paroles la vive affection qu'il lui portait en son cœur.

 

L'aumône royale prend un aspect symbolique lorsque le souverain, christ du Seigneur, mime les attitudes de Jésus dans le temps de Pâques :

 

Mais nous ne voulons point passer sous silence l'habitude qu'il avait de faire l'aumône dans les résidences de son royaume. Dans la cité de Paris, à Senlis, à Orléans, à Dijon, à Auxerre, à Avallon, à Melun, à Etampes, dans chacune de ces résidences, on donnait à trois cents ou, pour être plus exact, à mille pauvres, quantité de pain et de vin ; et cela eut lieu tout spécialement l'année où il s'en alla vers Dieu, qui est la mille-trente-deuxième de l'Incarnation du Seigneur. En outre, pendant le saint Carême, partout où il allait, il faisait chaque jour distribuer à cent ou deux cents pauvres du pain, du poisson et du vin. Le jour de la Cène du Seigneur, chose incroyable pour qui ne l'a point vue, et vraiment admirable pour ceux qui en ont été témoins et y ont prêté leur concours, il n'y avait pas moins de trois cents pauvres réunis ce jour-là par sa providence ; il remettait de sa sainte main entre leurs mains, chacun lui faisant la génuflexion, des légumes, du poisson, du pain et un denier. Et cela se faisait à la troisième heure du jour. A la sixième heure, de même il donnait à cent clercs pauvres leur part de pain, de poisson et de vin, et les gratifiait chacun de douze deniers, sans cesser de chanter du cœur et des lèvres les psaumes de David. Puis, après son repas, cet humble roi se préparait au service de Dieu, quittait ses vêtements, endossait un cilice à même la peau ; il réunissait une assemblée de plus de cent soixante clercs ; à l'exemple du Seigneur, il leur lavait les pieds et les leur essuyait avec les cheveux de sa propre tête, et, obéissant à l'ordre du Seigneur, leur donnait à chacun deux sous ; le clergé était présent, et il y avait un diacre chargé de lire pendant ce temps le récit de la Cène du Seigneur selon saint Jean. Telles étaient les occupations de ce roi glorieux par ses mérites ; pendant tout le jour du vendredi saint, il parcourait les églises des saints et il adorait la croix du Seigneur jusqu'à la veille de la sainte Résurrection ; il s'en allait alors aussitôt prendre sa part du service de louange, qui ne manqua jamais dans sa bouche. C'est par les mérites de ces vertus et d'autres encore, c'est par le spectacle de ses bonnes œuvres que ce glorieux roi Robert, qu'il faut célébrer par toute la terre, s'est offert à l'admiration du monde et demeure un exemple pour toute la postérité.

 

Cet homme, après Dieu la toute particulière gloire des rois, en raison du nombre sacré des saints apôtres qu'il aimait de tout l'amour de son cœur et aux fêtes solennelles desquels il avait fait vœu de jeûner, se faisait accompagner de douze pauvres qu'il chérissait tout particulièrement. Il était vraiment pour eux le repos après les souffrances. Il comparait ces saints pauvres à des ânons vigoureux, et, partout où il se dirigeait, il les conduisait devant lui, joyeux, louant Dieu et bénissant son âme. Ses pauvres à lui, et d'innombrables autres, quand il s'agissait de les réconforter, il ne s'y refusait jamais, y mettant au contraire toute sa volonté. S'il en mourait, son fort souci était que leur nombre ne diminuât pas ; les vivants succédaient aux morts, représentant l'offrande à Dieu de ce si grand roi.

 

MACÉRATIONS

 

Pénitent – parce qu'il est pécheur, mais aussi du seul fait qu'il est roi, qu'il représente le Christ parmi son peuple, et qu'il est responsable du salut de tous –  Robert impose également à son corps des macérations :

 

Une année qu'à la sainte époque du Carême, l'abbé de Saint-Arnoul de Crépy s'était rendu comme d'habitude auprès du roi, qui se trouvait alors à Poissy, après avoir traité les affaires pour lesquelles il était venu, ils prirent ensemble la nourriture du corps et celle de l'âme. Se sentant liés par l'affection que l'on éprouve d'habitude à ce moment, le bon abbé, rappelant au roi la bonté de Dieu, l'engagea à soutenir son corps plein d'humilité en lui accordant quelque nourriture, lui qui, frappant sans cesse à la porte du ciel par ses prières, participait aux mérites des saints. Cet homme plein de piété refusait et, se prosternant à terre, le suppliait de ne point lui faire violence, disant que s'il obéissait à de tels conseils, il n'accomplirait plus le vœu du jeûne qu'il avait fait à Dieu. A ces mots l'abbé se sentit contraint de se taire et, méditant en son cœur la perfection de vertu dont témoignait cette stricte observance du jeûne, il offrit pour le prince diverses et nombreuses messes afin que Dieu lui accordât de persévérer dans l'accomplissement de son vœu. Le roi, réjoui par les présents spirituels que lui faisait ainsi le saint homme, rendit grâces à Dieu et observa le saint jeûne sans interruption dans l'attente du jour de la résurrection de notre Dieu et Seigneur Jésus-Christ. Ce fervent du bien en matière de religion, pour la purification de ses péchés, agissait ainsi : depuis la sainte Septuagésime jusqu'à Pâques, sans se servir du moindre coussin, il s'allongeait fréquemment sur la dure terre et tendait inlassablement son âme vers le ciel. Pour de tels traits et pour bien d'autres, puisse la courte prière suivante profiter au salut de son âme : « Que Dieu efface les souillures de ses actes passés, qu'il les rejette dans un oubli éternel, et le fasse participer à la première résurrection, lui qui est la résurrection des morts, Jésus-Christ qui vit et règne dans les siècles des siècles. »

 

PELERINAGE

 

A l'approche du trépas, les rites de pénitence prennent plus d'ampleur. Bien avant sa mort corporelle, le roi Robert veut mourir au siècle. Il s'y emploie par cette rupture qu'est le pèlerinage. Prati que pénitentielle majeure, une telle épreuve lance le chrétien dans les périls d'une aventure, et comme jadis le peuple des Hébreux, le met en marche vers la Terre Promise. Le roi visite ainsi, à tour de rôle, jusqu'à l'abbaye de Saint-Gilles, aux confins de son royaume, tous les saints, ses amis, dans les tombeaux où ils reposent :

 

Habité du désir de mourir au siècle et de vivre en le Christ notre Dieu, ce puissant roi, souhaitant voir celui à qui appartient tout ce qui existe et à qui nous rapportons tout ce que nous écrivons, voulut avoir pour ami sur la terre celui que le ciel ne peut contenir. Il se rend pendant le Carême auprès des saints qui sont unis à lui dans le service de Dieu, les prie, les honore, frappe leurs oreilles d'humbles et salutaires prières afin d'être trouvé digne de chanter avec tous les saints les louanges de Dieu. Il travaillait à cela de toute sa chair et de tout son esprit, afin de triompher un jour par la vertu de Dieu. Il fut accueilli dans le pays de Bourges par le saint protomartyr Etienne, avec saint Maïeul, au premier rang par ses mérites, par sainte Marie avec le célèbre et très grand martyr Julien, de nouveau par la très clémente vierge des vierges Marie avec le grand confesseur saint Gilles. Puis l'illustre Saturnin, le vaillant Vincent, le digne Antonin, sainte Foy martyre, enfin le saint et très valeureux chevalier du Seigneur, Géraud, le rendent à son retour sain et sauf au glorieux Etienne, chez qui il passe dans l'allégresse le jour des Rameaux, avant de gagner Orléans pour y recevoir au jour de Pâques l'auteur de notre salut. Chemin faisant, il fit de nombreux dons à ces saints, et sa main n'abandonna jamais les pauvres. Il y a dans ces pays bien des malades, et surtout des lépreux ; cet homme de Dieu n'en eut point horreur, ayant lu dans les saintes Ecritures que bien souvent le Seigneur Christ a reçu sous sa forme humaine l'hospitalité des lépreux. Il s'approchait d'eux, avec empressement, entrait chez eux, leur donnait de l'argent de sa propre main et de sa propre bouche leur baisait les mains ; et il louait Dieu en toutes choses, se rappelant la parole du Seigneur : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. » A d'autres malheureux, il envoyait avec piété des secours, pour l'amour du Dieu tout-puissant, qui fait de grandes choses partout où il se trouve. Et la puissance de Dieu conféra à cet homme parfait une telle vertu pour soigner les corps que, lorsqu'il touchait de sa très pieuse main la plaie des malades en y faisant le signe de la croix, il les guérissait de toute la douleur de leur mal.

 

PSALMODIE

 

Enfin, dans son agonie qu'escortent les prodiges, il accomplit les gestes de la liturgie monastique, et se comporte en véritable fils de saint Benoît :

 

Avant son trépas vraiment saint, qui eut lieu le treizième jour des calendes d'août, on vit dans le monde entier, le jour de la passion des saints apôtres Pierre et Paul, le soleil prendre l'apparence de la nouvelle lune à son premier quartier et, privé de ses rayons, s'obscurcir et pâlir au-dessus des hommes, vers la sixième heure du jour. Ce phénomène gênait tellement la vue que les gens ne se reconnaissaient pas et qu'il fallait un certain temps avant de pouvoir se reconnaître. Ce que cela présageait fut bien connu : pour nous, misérables, rien ne nous advint que l'insoutenable douleur où nous laissa sa mort. Du jour de la fête de saint Pierre à celui de son très saint trépas, on compte vingt et un jours. Pendant ces jours, il chanta les saints psaumes de David, et médita la loi du Seigneur nuit et jour, afin certes qu'on pût lui appliquer ce qu'on avait dit spécialement de notre très saint père Benoît :

« Assidu chanteur de psaume, il ne laissait jamais la lyre en repos,

« Et il mourut en chantant assidûment les saints psaumes. »

Cet homme mille fois bienheureux savait que la libre paix et le paisible repos attendent les serviteurs de Dieu, quand, enlevés aux agitations du monde, ils accèdent au siège sûr du port éternel, et qu'après l'épreuve de la mort ils entrent dans l'immortalité. Et il se hâtait, par les vertus que nous avons montrées en lui, de quitter les tristesses présentes pour parvenir à la joie éternelle. Il disait qu'il avait la joie complète de souffrir pour mériter de contempler le Christ notre Dieu. Prêt, de lui-même, à sortir de ce monde, il ne cessait d'invoquer le Seigneur Jésus, maître du salut et de tout bien. Pour pouvoir contempler l'invincible puissance du Roi éternel, il priait inlassablement de la voix et du geste les anges, les archanges et tous les saints de Dieu de venir à son secours, se fortifiant toujours sur son front, sur ses yeux, sur ses narines, sur ses lèvres, sur sa gorge, sur ses oreilles, par le signe de la sainte croix, en mémoire de l'incarnation du Seigneur, de sa nativité, de sa passion, de sa résurrection, de son ascension, et de la grâce du Saint-Esprit. Telle avait été sa coutume pendant sa vie, à lui qui ne manqua jamais volontairement d'eau bénite. Et, débordant de ces vertus et de bien d'autres, en sa soixantième année, croyons-nous, il attendait la mort sans trembler. Sa maladie s'aggrava beaucoup du fait d'une fièvre intense, il réclama le viatique salutaire et bienfaisant du corps et du sang vivifiant de notre Seigneur Jésus-Christ. Après qu'il l'eut reçu, un court moment passa encore, puis il s'en alla vers le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs et, bienheureux, il accéda au royaume heureux. Il s'endormit, comme nous l'avons dit, dans le Seigneur, le treizième jour des calendes d'août, un mardi, à l'aurore, dans le bourg de Melun ; il fut transporté à Paris et enterré à Saint-Denis auprès de son père, devant l'autel de la Sainte-Trinité2.

 

PROFESSION MONASTIQUE

 

Cependant, la plus parfaite des pénitences individuelles, la plus salutaire, consistait à se « convertir », à renverser le cours de son existence en entrant dans un monastère. La plupart des moines de l'An Mil avaient été « offerts » à Dieu par leurs parents dans leur prime enfance : oblats, ils avaient reçu une formation spéciale au sein de la communauté, qui était ainsi sa propre école. Il était tout à fait exceptionnel qu'un homme fait, élevé pour vivre dans le siècle, décidât de rompre avec les siens et de revêtir l'habit de Saint-Benoît ; un tel acte suscitait parfois le scandale (voir p. 249). Mais l'usage se répand à cette époque, pour les hommes d'un certain âge et qui se préparent à la mort, de se retirer du monde. Beaucoup, tel ce « laïque, et pourtant très religieux » dont parle Raoul Glaber (voir p. 99) se contentent de suivre les offices régulièrement et s'établissent, pour cela, à la porte d'un monastère. Quelques-uns y pénètrent, y font profession. La plupart abandonnent les armes, coupent leurs cheveux et revêtent le froc sur leur lit de mort, en faisant au monastère qu'ils ont choisi une large donation. Voici l'acte écrit, rédigé à l'occasion de la conversion du vicomte de Marseille. Ce grand seigneur possédait dans son patrimoine familial l'évêché de cette ville (son frère Pons est alors évêque) et l'antique abbaye de Saint-Victor, restaurée une quarantaine d'années plus tôt alors que reculait le péril sarrasin, et c'est ici qu'il se fait moine.

 

A l'initiative de la miséricorde du Dieu tout-puissant, et avec l'approbation de sa bienveillante clémence, lui qui ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'au contraire il se convertisse et vive, moi Guillaume, vicomte de Marseille, gisant sur mon lit, dans la maladie que le même Seigneur m'a envoyée, je suis entouré par les frères du monastère du bienheureux Victor, à savoir Guifred, placé à la tête dudit monastère par l'abbé Garnier [de Psalmodi] comme prieur, ainsi que les autres frères, et ceux-ci selon la coutume des serviteurs de Dieu, ont entrepris de me suggérer que le moment était venu pour moi d'abandonner la milice séculière afin de militer pour Dieu. Aussi moi, grâce à Dieu, touché par leurs exhortations, j'ai sacrifié ma chevelure, et selon la règle de saint-Benoît j'ai reçu l'habit monastique. Et, outre ce qu'au temps de ma santé j'avais autrefois donné audit monastère du bienheureux Victor martyr, c'est-à-dire le domaine du Plan d'Aups avec toutes ses dépendances et bornages, maintenant, plein de sens et en pleine possession de ma mémoire, pour le remède de mon âme, je fais donation à Dieu tout-puissant et à saint Victor, ainsi qu'aux abbés et moines qui servent dans ledit lieu, d'un domaine appelé Campanias, du moins de la moitié de ce domaine, que pour une raison de mise en valeur je possède là, en toute intégrité, sans aucune restriction, avec ses dépendances et bornages. Comme moi je l'ai possédée durant ma vie, ainsi je la cède et la donne et la transmets, comme je l'ai dit, à Dieu tout-puissant et à mon seigneur saint Victor qui m'a toujours aidé en toute nécessité et qui maintenant, par son intercession, me fait venir à la milice sacrée.

[Suivent les confronts de la villa ainsi donnée, puis les adjurations comminatoires, l'amende fixée s'élevant pour l'usurpateur à deux cents livres d'or.]

Cette charte de donation a été établie à Marseille, dans la cité, l'an de l'incarnation du Seigneur mil quatre, le quinze octobre, Rodolphe étant roi.

[Suivent les signatures du donateur, de son fils l'évêque Pons, de la famille vicomtale et de quelques laïcs]3.


1 Adémar de Chabannes, Chron., III, 66.

2 Helgaud, 17, 21, 22, 23, 27, 29.

3 Cartulaire de l'Abbaye de Saint-Victor de Marseille, édité par B. Guérard, dans la Collection des Cartulaires de France, tome VIII, Paris, 1857, volume I, p. 99-100.