Mais dans les années qui avoisinent l'An Mil, la chrétienté sent qu'elle va tout entière franchir le passage. Elle s'y prépare donc en s'appliquant les pénitences que s'imposent les mourants. C'est pourquoi l'on voit tous les rites de purgation, non seulement se multiplier, mais devenir collectifs ; ils sont proposés à l'ensemble du peuple, tout entier coupable, et appelé à traverser en un seul corps l'épreuve qui débouche sur le Royaume.
Cette généralisation des pratiques pénitentielles, des interdits et des renoncements fut le principal objet des grandes assemblées qui d'abord dans le sud de la Gaule, au voisinage des cités trop étroites pour les contenir tout entières, réunirent alors les prélats, les grands et les foules populaires autour des châsses et des reliques. Il s'agissait de faire observer par tous, à quelque ordre de la société qu'ils appartinssent, des règles de vie qui n'étaient jusqu'alors suivies que dans les cloîtres, par les moines, par les spécialistes des macérations et de l'abstinence. Se priver tous ensemble, renoncer aux plaisirs que l'on prend à manger de la viande, à faire l'amour, à manier de l'or, à combattre : c'était le moyen pour le peuple de Dieu de conjurer la vengeance divine, de faire dans l'immédiat reculer les fléaux, et de se préparer au jour de colère. Lorsqu'il décrit dans son développement l'ample mouvement qui fit se propager du Sud au Nord de la Gaule de tels conciles purificateurs, Raoul Glaber met fort justement en évidence le lien organique unissant les deux principales décisions que l'on prit : aggraver les règles du jeûne ; instaurer la paix de Dieu. Deux privations.
C'est alors [la millième année après la Passion du Seigneur] que, tout d'abord dans les régions de l'Aquitaine, les évêques, les abbés et les autres hommes voués à la sainte religion commencèrent à réunir tout le peuple en des assemblées, auxquelles on apporta de nombreux corps de saints et d'innombrables châsses remplies de saintes reliques. De là, par la province d'Arles, puis celle de Lyon ; et ainsi, par toute la Bourgogne et jusque dans les contrées les plus reculées de la France, il fut annoncé dans tous les diocèses qu'en des lieux déterminés, les prélats et les grands de tout le pays allaient tenir des assemblées pour le rétablissement de la paix et pour l'institution de la sainte foi. Quand la nouvelle de ces assemblées fut connue de toute la population, les grands, les moyens et les petits s'y rendirent pleins de joie, unanimement disposés à exécuter tout ce qui serait prescrit par les pasteurs de l'Eglise ; une voix venant du ciel et parlant aux hommes sur la terre n'eût pas fait mieux. Car tous étaient sous l'effet de la terreur des calamités de l'époque précédente, et tenaillés par la crainte de se voir arracher dans l'avenir les douceurs de l'abondance.
Une notice, divisée en chapitres, contenait à la fois ce qu'il était défendu de faire et les engagements sacrés qu'on avait décidé de prendre envers le Dieu tout-puissant. La plus importante de ces promesses était celle d'observer une paix inviolable ; les hommes de toutes conditions, de quelque méfait qu'ils fussent coupables, devaient désormais pouvoir aller sans crainte et sans armes. Le voleur ou celui qui avait envahi le domaine d'autrui était soumis à la rigueur d'une peine corporelle. Aux lieux sacrés de toutes les églises devait revenir tant d'honneur et de révérence que, si un homme, punissable pour quelque faute, y faisait refuge, il ne subissait aucun dommage, sauf s'il avait violé ledit pacte de paix ; alors il était saisi, arraché à l'autel et devait subir la peine prescrite. Quant aux clercs, aux moines, et aux moniales, celui qui traversait un pays en leur compagnie ne devait souffrir violence de personne.
On prit dans ces assemblées beaucoup de décisions que nous voulons rapporter tout au long. Fait bien digne de mémoire, tout le monde fut d'accord pour sanctifier désormais dans chaque semaine le vendredi en s'abstenant de vin, et le samedi en se privant de viande, sauf dans les cas de maladie grave ou si une grande solennité tombait ces jours-là ; si l'on était amené par quelque circonstance à relâcher un peu cette règle, on devait alors nourrir trois pauvres1.
La chronologie des assemblées pour la restauration de la paix est en vérité beaucoup plus large qu'il n'apparaît en lisant Glaber. Les premières se tinrent en 989-990, simultanément à Charroux, dans le Poitou, et à Narbonne ; d'autres se réunirent, en Aquitaine et dans l'ancienne Gothie, jusqu'à l'An Mil. Puis, aux alentours de 1023, le mouvement gagna par la vallée du Rhône et celle de la Saône, la France du Nord ; il connut une nouvelle expansion dans les années 1027-1041 un peu partout en Gaule, mais surtout dans les provinces méridionales. Ordonné effectivement autour des deux millénaires, il ne s'est pas propagé dans l'Empire, dont le souverain était encore personnellement capable de maintenir l'ordre et la justice. En fait ce fut bien l'impuissance du roi de France qui conduisit l'Eglise, et d'abord dans les régions du royaume où la dégradation de l'autorité monarchique avait été la plus précoce, à assumer elle-même la mission pacifique que Dieu naguère confiait au souverain.
La restauration de la paix fut conçue comme un pacte destiné à contenir la turbulence de l'un des trois ordres de la société, celui des hommes de guerre. Les chevaliers, dans chaque province, durent, la main sur les reliques, jurer de contenir leur agressivité dans des limites précises. Voici le texte du serment établi par l'évêque de Beauvais, Guérin, en 1023-1025 :
Je n'envahirai une église d'aucune façon. En raison de sa sauveté je n'envahirai pas non plus les celliers qui sont dans l'enclos d'une église, sauf dans le cas où un malfaiteur aurait enfreint cette paix, ou en raison d'un homicide, ou de la prise d'un homme ou d'un cheval. Mais si pour ces motifs j'envahis lesdits celliers, je n'en emporterai rien si ce n'est le malfaiteur ou son équipement, à mon escient.
Je n'attaquerai pas le clerc ou le moine s'ils ne portent pas les armes du monde, ni celui qui marche avec eux sans lance ni bouclier ; je ne prendrai pas leur cheval, sauf cas de flagrant délit qui m'autorise à le faire, ou à moins qu'ils n'aient refusé de réparer leur faute dans un délai de quinze jours après mon avertissement.
Je ne prendrai pas le bœuf, la vache, le porc, le mouton, l'agneau, la chèvre, l'âne, le fagot qu'il porte, la jument et son poulain non dressé. Je ne saisirai pas le paysan ni la paysanne, les sergents ou les marchands ; je ne leur prendrai pas leurs deniers ; je ne les contraindrai pas à la rançon ; je ne les ruinerai pas, en leur prenant leur avoir sous le prétexte de la guerre de leur seigneur, et je ne les fouetterai pas pour leur enlever leur subsistance.
Le mulet ou la mule, le cheval ou la jument et le poulain, qui sont au pâturage, je n'en dépouillerai personne depuis les calendes de mars jusqu'à la Toussaint, sauf si je les trouve en train de me faire dommage.
Je n'incendierai ni n'abattrai les maisons, à moins que je n'y trouve un chevalier, mon ennemi, ou un voleur ; à moins aussi qu'elles ne soient jointes à un château qui soit bien un château.
Je ne couperai, ni n'arracherai, ni ne vendangerai les vignes d'autrui, sous prétexte de la guerre, si ce n'est sur la terre qui est et doit être mienne. Je ne détruirai pas de moulin et je ne déroberai pas le blé qui s'y trouve, sauf quand je serai en chevauchée ou en expédition militaire publique, et si c'est sur ma propre terre.
Au voleur public et avéré, je ne procurerai ni soutien, ni protection, ni à lui ni à son entreprise de brigandage, à mon escient. Quant à l'homme qui sciemment, enfreindra cette paix, je cesserai de le protéger dès que je le saurai ; et s'il a agi inconsciemment et qu'il soit venu recourir à ma protection, ou bien je ferai réparation pour lui, ou bien je l'obligerai à le faire dans le délai de quinze jours, après quoi je serai autorisé à lui demander raison ou je lui retirerai ma protection.
Je n'attaquerai pas le marchand ni le pèlerin, et je ne les dépouillerai pas, sauf s'ils commettent un méfait. Je ne tuerai pas le bétail des paysans, si ce n'est pour ma nourriture et celle de mon escorte.
Je ne capturerai pas le paysan et je ne lui enlèverai pas sa subsistance à l'instigation perfide de son seigneur.
Je n'attaquerai pas les femmes nobles, ni ceux qui circuleront avec elles, en l'absence de leur mari, à moins que je ne les trouve commettant quelque méfait contre moi de leur propre mouvement ; j'observerai la même attitude envers les veuves et les moniales.
Je ne dépouillerai pas non plus ceux qui conduisent du vin sur des charrettes et je ne leur prendrai pas leurs bœufs. Je n'arrêterai pas les chasseurs, leurs chevaux et leurs chiens, sauf s'ils me nuisent, à moi-même ou à tous ceux qui ont pris le même engagement et l'observent à mon égard.
J'excepte les terres qui sont de mon alleu et de mon fief, ou bien qui m'appartiennent en franchise, ou bien qui sont sous ma protection, ou bien qui sont de mon ressort. J'en excepte encore les cas où je bâtirai ou assiégerai un château, les cas où je serai à l'armée du roi et de nos évêques, ou à la chevauchée. Mais même alors, je n'exigerai que ce qui sera nécessaire à ma subsistance et je ne rapporterai chez moi rien d'autre que les fers de mes chevaux. A l'armée, je ne violerai pas la sauveté des églises, à moins qu'elles ne m'interdisent l'achat et le transport des vivres.
Depuis le début du Carême jusqu'à Pâques, je n'attaquerai pas le chevalier qui ne porte pas les armes du monde et je ne lui enlèverai pas la subsistance qu'il aura avec lui. Si un paysan fait tort à un autre paysan ou à un chevalier, j'attendrai quinze jours ; après quoi, s'il n'a pas fait réparation, je me saisirai de lui, mais ne prendrai de son avoir que ce qui est légalement fixé2.
Il s'agit bien, en effet, de protéger l'ordre de ceux qui prient et l'ordre de ceux qui travaillent, plus généralement les pauvres et tous les gens sans armes, contre les pillages et les assauts des spécialistes de la guerre, donc de maintenir la sécurité publique de la manière même dont le faisaient naguère les rois. Cependant ces serments contiennent quelques dispositions qui engagent un peu plus loin l'intention pacifique. Ils limitent avec plus de rigueur certaines activités militaires pendant le Carême et fournissent la preuve que, dans cette saison de pénitence, certains chevaliers déposaient leurs armes et renonçaient aux joies du combat, par souci de purification personnelle.
En fait, peu à peu, aux simples consignes de paix se substitua un engagement tout différent, qui ne cherchait pas seulement à délimiter des aires de protection contre les violences de la guerre, mais qui établissait une suspension générale de toute hostilité pendant les périodes les plus saintes du calendrier liturgique. Cette abstinence, la trêve de Dieu, fut proposée à la chevalerie comme la forme d'ascèse la plus convenable à son état :
Il arriva en ce temps-là [en 1041, dit Glaber, mais en fait un peu plus tôt], sous l'inspiration de la grâce divine, et d'abord dans les pays de l'Aquitaine, puis, peu à peu, dans tout le territoire de la Gaule, que se conclut un pacte, à la fois pour la crainte et pour l'amour de Dieu. Il interdisait à tout mortel, du mercredi soir à l'aube du lundi suivant, d'être assez téméraire pour oser prendre par la force quoi que ce fût à quiconque, ou pour tirer vengeance d'aucun ennemi, ou même pour se saisir des gages du garant d'un contrat. Celui qui irait contre cette mesure publique, ou bien le paierait de sa vie, ou bien se verrait banni de sa patrie et exclu de la communauté chrétienne. Il plut à tous d'appeler ce pacte, en langage vulgaire, la trêve de Dieu. En effet, elle ne jouissait pas seulement de l'appui des hommes, mais encore elle fut maintes fois ratifiée par de redoutables signes divins. Car la plupart des fous qui dans leur audacieuse témérité ne craignirent pas d'enfreindre ce pacte en furent châtiés sans retard, soit par la colère vengeresse de Dieu, soit par le glaive des hommes. Et cela se produisit en tous lieux si fréquemment que le grand nombre des exemples empêche de les citer un par un ; ce ne fut d'ailleurs que justice. Car si le dimanche est tenu pour vénérable en souvenir de la résurrection du Seigneur – on appelle aussi ce jour l'octave – de même le cinquième, le sixième et le septième jour de la semaine, en souvenir de la Cène et de la Passion du Seigneur, doivent être fériés et exempts d'actes d'iniquité3.