Il faut situer dans les mêmes perspectives le développement concomitant des pèlerinages collectifs. Dans les années qui précédèrent l'An Mil, l'habitude se prit parmi les très grands seigneurs du royaume de France, de partir au loin, avec leurs amis, leurs prêtres et leurs vassaux, visiter un lieu saint. C'était à la fois s'imposer une pénitence salutaire et s'assurer les faveurs des personnages invisibles et formidables dont on allait saluer la sépulture. A cela s'ajoutaient les joies d'un voyage en bande. Ainsi le duc Guillaume d'Aquitaine dès sa jeunesse avait pris coutume de se rendre chaque année à Rome, au tombeau des Apôtres ; les années où il n'allait pas à Rome, il faisait en compensation un voyage de dévotion à Saint-Jacques de Galice.
La conversion du prince des Hongrois en l'An Mil abaissa l'un des obstacles qui encombraient le chemin de Jérusalem :
Dans le même temps le peuple des Hongrois, qui était aux alentours du Danube, se tourna avec son roi vers la foi du Christ. Ce roi, baptisé du nom d'Etienne, mit son honneur à être très chrétien ; l'empereur Henri lui donna sa sœur en mariage. A cette époque, presque tous ceux qui, d'Italie et de Gaule, désiraient se rendre au sépulcre du Seigneur à Jérusalem, se mirent à délaisser la route accoutumée, qui traversait les détroits de la mer, et à passer par le pays de ce roi. Celui-ci leur ménagea à tous une route des plus sûres ; il accueillait comme des frères tous ceux qu'il voyait, et leur faisait d'énormes présents. Ces façons incitèrent une innombrable multitude, tant de nobles que de gens du peuple, à partir pour Jérusalem1.
Dans les années qui suivirent, et notamment après la destruction du Saint Sépulcre, lequel fut très vite rebâti, Jérusalem devint, avec Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle, le but des plus exaltantes et des plus salutaires pérégrinations. La vogue que connut dès lors le voyage de Terre Sainte frappa les contemporains.
En ce temps-là (1026), Guillaume, comte d'Angoulême, fit route par la Bavière, vers le sépulcre du Seigneur. Il était accompagné d'Eude de Bourges, sire de Déols, de Richard, abbé de Verdun, de Richard, abbé de Saint-Cybard d'Angoulême, avec son prieur et conseiller, Giraut Fanesin, d'Amfroi, qui depuis fut abbé, et d'une grande cohorte de nobles. Etienne, roi de Hongrie, l'accueillit avec les plus grands honneurs et le combla de présents. Il prit la route le premier jour d'octobre, parvint à la cité sainte dans la première semaine du mois de mars, et retourna vers les siens dans la troisième semaine de juin. En revenant, il passa par Limoges, où toute la foule des moines de Saint-Martial vint au-devant de lui et le reçut en grande pompe. Bien mieux, dès que la nouvelle de son arrivée parvint à Angoulême, tous les seigneurs non seulement de l'Angoumois, mais encore du Poitou et de la Saintonge, et les gens de tous âges et de tous sexes accoururent au-devant de lui, remplis de joie, pour le contempler. Le clergé du monastère de Saint-Cybard, en robe blanche et portant divers ornements, accompagné d'une grande foule de peuple, de clercs, de chanoines, s'avança joyeusement à sa rencontre jusqu'à un mille hors des murs de la cité, au son des laudes et des antiennes. Et tous, lançant au plus haut des cieux les cris du Te Deum laudamus, lui firent cortège selon l'usage. C'est alors qu'il choisit le moine Amfroi, qui se trouvait avec lui, pour abbé de la basilique Saint-Cybard. L'abbé Richard était, en effet, mort en route, à Salembria, cité de Grèce en deçà de Constantinople, et y avait été enterré la veille de l'Epiphanie. Le nouvel abbé fut ordonné par l'évêque Rohon, en la présence du comte lui-même, de l'abbé de Saint-Martial Ulric, dignement entouré de ses moines, des abbés du voisinage et de la haute noblesse des seigneurs. [...] Revenu de Jérusalem, Guillaume avait donné le bon exemple à bien des seigneurs nobles, des gens de la classe moyenne, et des pauvres. Bien vite, en effet, Isembert, évêque de Poitiers, Jordan, évêque de Limoges, et le comte [d'Anjou] Foulque, et encore beaucoup d'autres hauts barons et une immense multitude de gens des classes moyennes, pauvres et riches, prirent le chemin de Jérusalem2.
Mais c'est en 1033, millénaire de la Passion, que Raoul Glaber place, dans son récit, l'apogée du « saint voyage ». Il sait marquer aussi la signification profonde du pèlerinage : il est préparation à la mort ; il est promesse de salut. Et le pèlerin qui s'arrache à sa maison, qui rompt avec ceux de son lignage, qui se dépouille de toute protection, qui se dégage de toute affection, est en fait déjà, comme le roi Robert dans les mois qui précédèrent son trépas, parti pour l'au-delà. Son véritable espoir est de trouver la mort en route.
Dans le même temps une foule innombrable se mit à converger du monde entier vers le sépulcre du Sauveur à Jérusalem ; personne auparavant n'aurait pu prévoir une telle affluence. Ce furent d'abord les gens des classes inférieures, puis ceux du moyen peuple, puis tous les plus grands, rois, comtes, marquis, prélats ; enfin, ce qui n'était jamais arrivé, beaucoup de femmes, les plus nobles avec les plus pauvres, se rendirent là-bas. La plupart avait le désir de mourir avant de retourner dans leur pays. Un nommé Liébaut, originaire de Bourgogne, du diocèse d'Autun, qui voyageait avec les autres, arriva là-bas. Après avoir contemplé ces lieux sacrés entre tous, il vint à passer par ce mont des Oliviers, duquel le Sauveur, à la vue de tant de témoins dignes de foi, s'est élevé vers les cieux, d'où il a promis de venir juger les vivants et les morts ; les bras en croix, prosterné tout de son long, tout en larmes, il se sentit ravi en le Seigneur d'une joie intérieure indicible. Par moments il se redressait, élevait les mains vers le ciel, tendait de toutes ses forces son corps vers le haut, et montrait le désir de son cœur par ces paroles :
« Seigneur Jésus, qui à cause de nous as daigné descendre du siège de ta majesté sur la terre pour sauver le genre humain, et qui, de ce lieu que je vois de mes yeux, es remonté avec ton vêtement de chair au ciel d'où tu étais venu, je supplie ta toute-puissante bonté de permettre que, si mon âme doit cette année émigrer de mon corps, je ne m'en aille plus d'ici ; mais que cela m'arrive en vue du lieu de ton ascension. Je crois en effet que comme je t'ai poursuivi avec mon corps en venant jusqu'ici, ainsi mon âme entrera saine et sauve et joyeuse à ta suite dans le Paradis. »
Après cette prière, il rentra avec ses compagnons à son gîte. C'était alors l'heure du repas. Mais pendant que les autres se mettaient à table, il gagna sa couche d'un air gai, comme si, sous l'effet d'un pesant sommeil, il allait prendre quelque repos ; il s'assoupit aussitôt, et l'on ne sait ce qu'il vit. Mais dès qu'il fut endormi il s'écria :
« Gloire à toi, Dieu ! Gloire à toi, Dieu ! »
Ses compagnons, l'entendant, l'engageaient à se lever et à manger avec eux. Il refusa, et en se tournant de l'autre côté déclara qu'il ne se sentait pas bien ; il resta couché jusqu'au soir, appela ses compagnons de voyage, demanda et reçut le viatique de l'Eucharistie vivifiante ; puis il les salua avec douceur, et rendit l'âme. Certes cet homme était exempt des sentiments de vanité qui font entreprendre ce voyage à tant de gens, uniquement désireux de se parer du titre prestigieux de pèlerins de Jérusalem ; avec foi, il a demandé au nom du Seigneur Jésus à s'approcher du Père, et a été exaucé. Ses compagnons, à leur retour, nous ont fait ce récit alors que nous nous trouvions au monastère de Bèze.
Raoul Glaber, cependant, établit un rapport essentiel entre la pulsion mystérieuse qui porte les peuples d'Occident à se mettre en route vers le lieu de Passion et l'approche de la fin des temps. Il s'agit encore, pour lui, d'un présage :
Beaucoup de gens allèrent consulter certains des hommes, de ce temps les plus inquiets, sur la signification d'un si grand concours de peuple à Jérusalem, tel que nul siècle passé n'en avait vu de semblable ; ils répondirent en pesant leurs paroles que cela ne présageait pas autre chose que la venue de ce misérable Antéchrist qu'à l'approche de la fin de ce monde il faut, au témoignage de l'autorité divine, s'attendre à voir surgir. Toutes ces nations aplanissaient la route de l'Orient, par où il doit arriver, puisque toutes les nations doivent alors marcher tout droit à sa rencontre. Et ainsi en vérité s'accomplirait la prophétie du Seigneur selon laquelle même les élus, si c'est possible, tomberont alors dans la tentation. Nous nous en tiendrons là sur ce sujet, ne niant point du reste que les pieux efforts des fidèles leur vaudront de recevoir du juste Juge leur récompense et leur salaire3
On pensait en effet que le temps des tribulations s'ouvrirait lorsque le dernier Empereur serait venu, à la tête de tout le peuple de Dieu, déposer au Golgotha les insignes de sa puissance. Mais les essaims de pèlerins espéraient bien atteindre, par-delà la Jérusalem charnelle, la Cité de Dieu.