Toutefois, ce n'est pas seulement l'esprit de l'Eglise qui, dans les épreuves purificatrices du millénaire, gagne une jeunesse nouvelle. Elle se rénove également dans son armature corporelle. Partout l'on se met à reconstruire les sanctuaires, à la faveur des aumônes qui affluent et de l'invisible accroissement des profits seigneuriaux.
Déjà, au dernier quart du Xe siècle, l'archevêque Adalbéron de Reims, le bon prélat que Richer propose en exemple,
... dans ses débuts (en 976), après son avènement, s'occupa beaucoup de construction dans son église. Il fit tomber entièrement les arcades dont les structures surélevées encombraient presque le quart de toute la basilique à partir de l'entrée de l'église. Toute l'église fut donc embellie à la fois par l'extension du vaisseau et par la plus grande dignité des structures. Il fit aussi placer, pour l'honneur qui lui était dû le corps de saint Calixte, pape et martyr, à l'entrée de l'église en un lieu plus élevé. Il consacra à cet endroit un autel. Il adjoignit un oratoire disposé très commodément pour prier Dieu. Il orna le maître-autel d'une croix d'or et disposa de part et d'autre des chancels étincelants.
Outre cela, il fit fabriquer un autel portatif d'un travail non moins soigné. Sur cet autel, où le prêtre se tient devant Dieu, se trouvaient les figures des quatre évangélistes, façonnées en or et en argent, établies dans chacun des angles. Chacune par ses ailes déployées masquait jusqu'au milieu les faces latérales de l'autel ; elles tendaient leur visage vers l'Agneau immaculé. Par là, il avait voulu copier l'arche de Salomon. Il fit aussi un candélabre à sept branches, lesquelles, sortant d'une seule tige, symbolisaient les sept dons de la grâce émanant tous d'un seul Esprit. Il décora, par un travail non moins élégant, la châsse où il enferma la verge et la manne, c'est-à-dire les reliques des saints. Pour l'honneur de l'église il suspendit aussi des couronnes, dont la ciselure ne fut pas peu coûteuse. Il l'éclaira par des fenêtres contenant diverses images et la fit résonner par le don de cloches retentissantes1.
En vérité, c'est d'un brusque surgissement de l'entreprise décorative, aussitôt après l'An Mil, que parle Raoul Glaber.
De la rénovation des basiliques dans le monde entier.
Comme approchait la troisième année qui suivit l'An Mil, on vit dans presque toute la terre, mais surtout en Italie et en Gaule, rénover les basiliques des églises ; bien que la plupart, fort bien construites, n'en eussent nul besoin, une émulation poussait chaque communauté chrétienne à en avoir une plus somptueuse que celle des autres. C'était comme si le monde lui-même se fût secoué et, dépouillant sa vétusté, ait revêtu de toutes parts une blanche robe d'église. Alors, presque toutes les églises des sièges épiscopaux, les sanctuaires monastiques dédiés aux divers saints, et même les petits oratoires des villages, furent reconstruits plus beaux par les fidèles.
Lorsque Glaber évoque cette « blanche robe », il n'use pas seulement d'une admirable métaphore. Il veut signifier que la chrétienté dépouille alors le vieil homme, adhère au parti du bien pour lutter contre les puissances de perversion, qu'elle s'apprête au nouveau baptême, qu'elle revêt la robe, nuptiale pour s'approcher du banquet de son Roi. Cette même tunique blanche (celle qui signale dans les songes les apparitions bénéfiques), les vrais hommes de Dieu, ceux qui tracent les plans des nouvelles basiliques, la portaient eux-mêmes en ce temps :
A cette époque, parmi les autres, le monastère de Saint-Martin de Tours se distingua ; le vénérable Hervé, qui en était trésorier, le fit démolir et eut le temps avant sa mort de le faire rebâtir d'une façon magnifique. La vie et la vocation religieuse de cet homme, depuis son enfance jusqu'au terme de sa vie terrestre, montreraient aux hommes d'aujourd'hui, si quelqu'un voulait bien écrire son histoire, une figure en tous points incomparable. Issu d'une noble famille de France, plus noble encore par son esprit, semblable à un lis ou à une rose parmi les épines, il tenait par le sang aux hommes les plus féroces du pays. Comme c'est l'usage pour les gens de la plus haute naissance, il reçut une éducation noble, puis étudia aux écoles les arts libéraux ; mais il comprit que la plupart puisent dans ces études plus d'orgueil que de docilité aux lois de Dieu, et crut suffisant pour sa part de tirer de là le salut de son âme. Il abandonna l'étude de ces vaines sciences et entra en secret dans un monastère où il demanda avec dévotion à être fait moine. Mais, comme nous l'avons dit, il appartenait à une famille illustre ; aussi, redoutant la colère de ses parents, les frères de ce monastère n'accédèrent en aucune façon à sa prière. Cependant, pour lui être agréable, ils lui promirent que, si sa parenté n'y mettait point d'obstacle par la force, ils feraient bien volontiers ce qu'il demandait. Pendant son séjour dans ce lieu, il donna par sa sainteté la preuve de ce qu'il deviendrait plus tard, et à tous ceux qui vivaient là il donna l'exemple de ce qu'il fallait faire. Mais quand son père fut mis au courant de sa conduite, saisi de fureur, il vint au couvent pour en retirer son fils ; cet enfant qui n'était occupé que des plus désirables des biens, il l'accabla de reproches, l'emmena de force avec lui jusqu'à la cour du roi, où il adjura le roi lui-même de détourner son esprit d'un tel projet en lui promettant de grands honneurs. Mais le roi Robert, en homme plein de piété et de religion, l'exhorta au contraire avec douceur à persévérer du même esprit dans un si bon propos, et le nomma sur l'heure trésorier de l'église Saint-Martin, comptant faire plus tard de lui un prélat exemplaire. Il essaya maintes fois dans la suite de mettre ce projet à exécution, mais se heurta toujours à un refus. Le saint homme, ainsi chargé malgré lui du soin d'une église, resta vêtu de la robe blanche et, vivant selon la règle des chanoines, conserva en tout l'état d'esprit et le genre de vie d'un moine. Portant toujours un cilice à même la peau, mortifiant son corps par un jeûne ininterrompu, avare pour lui, prodigue pour les pauvres, il observait assidûment les veilles et les prières.
Cet homme plein de Dieu conçut pour l'église dont on lui confié la garde le projet de la reconstruire de fond en comble plus vaste et plus haute. Sous l'inspiration du Saint-Esprit, il indiqua aux maçons l'endroit où il fallait jeter les fondations de cet ouvrage incomparable, qu'il mena lui-même, comme il l'avait souhaité, jusqu'à son achèvement.
Ceux qui voient se multiplier alors les chantiers et sortir de terre des bâtiments plus vastes, plus élevés, plus splendides, ne reconnaissent pas dans une telle floraison l'un des effets du premier progrès de l'économie rurale, d'une aisance qui peu à peu pénètre le corps de l'Occident, ni même de la multiplication des aumônes. Ils parlent encore de miracle :
A cette époque, l'évêque de cette ville était le vénérable Arnoul, homme aussi noble par sa race que par sa science, et très riche par les revenus de ses biens de famille. Devant le désastre qui frappait son siège et la désolation des peuples dont il avait la garde, il prit le plus sage parti : il fit de grands préparatifs et entreprit aussitôt de réédifier de fond en comble les bâtiments de la grande église, qui avait jadis été consacrée en l'honneur de la croix du Christ. Alors que lui et tous les siens poussaient activement l'ouvrage commencé afin de l'achever au plus tôt de façon magnifique, il fut favorisé d'un encouragement divin manifeste. Un jour que les maçons, pour choisir l'emplacement des fondations de la basilique, sondaient la solidité du sol, ils découvrirent un gros poids d'or. Ils le jugèrent certainement suffisant pour rénover tout l'œuvre de la basilique, bien qu'elle fût grande. Ils prirent cet or découvert par hasard et le portèrent tout entier à l'évêque. Celui-ci rendit grâces au Dieu tout-puissant pour le présent qu'il lui faisait, le prit et le confia aux gardiens de l'œuvre, leur ordonnant de le dépenser intégralement à la construction de l'église. On dit que cet or était dû à la prévoyance de saint Evurce, ancien prélat du même siège, qui l'aurait enfoui là en prévision de cette reconstruction. L'idée en serait surtout venue à ce saint homme de ce que, à l'époque où lui-même réédifiait cette église, plus belle que ce qu'elle n'était auparavant, il aurait trouvé en ce même endroit un présent divin, préparé pour lui. C'est ainsi que non seulement les bâtiments de l'église, mais encore, sur le conseil de l'évêque, les autres églises qui se détérioraient dans cette même cité, les basiliques, dédiées à la mémoire de différents saints, furent réédifiées plus belles que les anciennes et le culte y fut rendu à Dieu mieux que partout ailleurs ; la ville elle-même se regarnit bientôt de maisons, et le peuple, enfin purifié de sa corruption avec l'aide de la clémence divine, se ressaisit d'autant plus vite qu'il avait sagement accueilli ses misères comme la punition de ses fautes2.