De la croissance qui commence alors à saisir le corps de la chrétienté occidentale, les écrivains ne parlent guère. Les auteurs de chroniques et d'histoires n'ont pas senti que les hommes autour d'eux devenaient plus nombreux, mieux nourris. Des calamités qu'ils relatent, certaines traduisaient peut-être une instabilité propre à l'adolescence et les tensions d'un premier essor : ils n'ont pas su, ils n'ont pas voulu discerner en elles cette origine. Ils ne prirent pas non plus conscience des transformations que subissait la société de leur temps ; de l'irruption des formes féodales, ils n'aperçurent que les tumultes et les désordres auxquels les anciens cadres en se désagrégeant livraient passage, et ce schéma trop simple des trois « ordres » dont ils contribuèrent à fixer l'expression. Ils ne cessaient pas d'exalter, comme leurs prédécesseurs d'un plus haut Moyen Age, le bon Empereur, le bon roi et, maintenant vivantes de telles représentations mentales, ils consolidaient inconsciemment les assises d'une future renaissance de l'autorité monarchique. Ils n'ont guère aperçu que, dans l'ordre des réalités temporelles, le monde changeait autour d'eux. Changeait-il vraiment ? On est en droit de se demander si le mouvement de l'évolution politique, économique et sociale n'était pas, en vérité, dans ces décennies, moins perceptible, et par conséquent moins vif, que nous autres, historiens, ne sommes tentés de l'imaginer, en considérant des phénomènes qui n'apparaissent pas de façon vraiment claire dans les documents avant la fin du XIe siècle. La question mérite d'être posée. Mais il est également permis de croire que nos témoins n'étaient pas de fidèles observateurs du quotidien et du char nel. Ils ne regardaient pas le terre à terre. Ils portaient leur regard plus haut.
Les symptômes de croissance qu'ils choisissent de montrer concernent donc tous le sacré, les attitudes religieuses. C'est-à-dire, à leurs yeux, les seules modifications qui eussent quelque importance pour le destin de l'homme, les seuls changements, en tout cas, susceptibles de s'introduire, pour l'infléchir, dans le courant de l'histoire, tel qu'ils le concevaient, aspiré tout entier par l'imminence de la Parousie. Car pour eux, le développement des forces productives ou le transfert des pouvoirs de commandement n'étaient, pour ainsi dire, que des épiphénomènes, en tout cas des superstructures. Pour eux, ne l'oublions pas, les vraies structures de l'histoire étaient spirituelles. Toutefois, les innovations dont ils font cas – et qui toutes s'établissent dans les perspectives de l'eschatologie – suffisent à nourrir leur espoir, un sentiment de confiance dans l'irrésistible progrès du monde. Ces hommes de Dieu croyaient en l'homme.