II

LA GUERRE SAINTE

Du moins, si vers l'est et le sud, les prédicateurs du Christ se heurtent à de trop fortes épaisseurs d'incroyance, le jour commence à poindre où les guerriers d'Occident iront par l'épée forcer ces résistances. Dans la mutation de l'An Mil, l'esprit de croisade mûrit. La paix, puis la trêve de Dieu limitaient peu à peu l'exercice des armes au sein du peuple chrétien ; en 1054, il fut proclamé au concile de Narbonne : « Que nul chrétien ne tue un autre chrétien, car qui tue un chrétien répand sans aucun doute le sang du Christ. » Or, les chevaliers avaient reçu de Dieu lui-même la vocation de combattre. Où allaient-ils porter leurs coups ? Contre les infidèles. Il devient peu à peu clair que, dans le mouvement de purification où l'imminence de la fin des temps vient d'engager la chrétienté d'Occident, seule la guerre sainte est licite. Au peuple de Dieu qui s'avance vers la Terre promise, il importe d'avoir apaisé toutes ses discordes intestines ; il doit cheminer dans la paix. Mais à sa tête, le corps de ses guerriers ouvre sa marche ; il disperse par sa vaillance les sectateurs du Malin. Au lendemain du millénaire, la chevalerie d'Occident résiste aux bandes de pillards qui sortent des pays sarrasins ; elle les pourchasse ; elles les vainc et, dans de tels succès, sauve son âme.

 

DÉFENSE DE NARBONNE

 

A cette époque, les Maures de Cordoue, passant par la mer Gallique, abordèrent une nuit à l'improviste, avec une flotte nombreuse, devant Narbonne ; et, à la pointe du jour, ils se répandirent les armes à la main tout autour de la ville ; à ce qu'eux-mêmes, en captivité, nous ont raconté depuis, leur sortilège leur avait promis que l'affaire se passerait bien et qu'ils prendraient Narbonne. Mais les chrétiens, en toute hâte, communièrent avec le corps et le sang de Dieu qu'ils reçurent de leurs prêtres, et, prêts à la mort, coururent sus aux Sarrasins ; ils remportèrent la victoire, tuèrent les uns, retinrent les autres captifs ainsi que leurs nefs et toutes sortes de dépouilles ; ils vendirent leurs prisonniers ou les réduisirent en servitude, et envoyèrent en présent à saint Martial de Limoges vingt Maures d'une taille gigantesque. L'abbé Geoffroi en garda deux comme esclaves, et distribua les autres aux seigneurs étrangers qui de divers pays étaient venus à Limoges. Le langage de ces hommes n'était nullement celui des Sarrasins ; ils donnaient de la voix comme de jeunes chiens, et avaient l'air d'aboyer1.

 

OFFENSIVES EN ESPAGNE

 

Des combats des Sarrasins contre les chrétiens en Afrique.

 

Vers les mêmes temps, la perfidie des Sarrasins à l'égard du peuple chrétien reprit en Afrique [en fait, pour Glaber, l'Espagne appartient à l'Afrique] une vigueur nouvelle ; ils poursuivaient tous ceux qu'ils pouvaient trouver sur terre et sur mer, les écorchaient tout vifs, les massacraient ; et il y avait déjà longtemps que les tueries mutuelles faisaient rage et que les ruines s'accumulaient d'un côté comme de l'autre, quand enfin les deux partis se mirent d'accord pour que leurs armées se livrassent combat au plus tôt. L'ennemi, mettant une confiance présomptueuse dans la furieuse sauvagerie de sa multitude immense, se voyait d'avance vainqueur ; les nôtres, bien qu'en tout petit nombre, invoquaient le secours du Dieu tout-puissant, et espéraient fermement que l'intercession de sa mère Marie, du bienheureux prince des apôtres Pierre et de tous les saints leur vaudrait la victoire. Et ils mettaient surtout leur confiance dans le vœu qu'ils avaient contracté au moment d'engager le combat : si la puissante main du Seigneur leur accordait de l'emporter sur le peuple infidèle, tout ce qu'il leur serait donné de prendre à ces gens, en or, en argent et en autres parures, devait être également envoyé à Cluny, au prince des apôtres Pierre. Depuis longtemps déjà en effet, comme nous l'avons noté plus haut, de nombreux religieux de cette région qui avaient pris l'habit dans ce monastère avaient su attirer à ce saint lieu l'amour de toute la région. Que fallait-il de plus ? Le combat s'engagea ; il fut long et acharné. Les chrétiens cependant n'avaient subi aucune perte et apparaissaient déjà comme les vainqueurs, quand enfin une telle panique s'empara de l'armée des Sarrasins que, semblant oublier de se battre, ils tentent de prendre la fuite ; mais en vain ; ils s'embarrassent dans leurs propres armes, ou plutôt c'est la puissance de Dieu qui les cloue sur place ; l'armée des chrétiens cependant, rendue irrésistible par l'assistance divine, fait d'eux un tel carnage que, sur leur multitude innombrable, à peine quelques-uns purent se sauver. Motget, leur prince, dont le nom est une corruption de celui de Moïse, mourut, dit-on, dans ce combat. Le butin une fois rassemblé, les chrétiens en retirèrent un poids énorme de talents d'argent, n'oubliant pas le vœu qu'ils avaient fait à Dieu. C'est en effet la coutume des Sarrasins quand ils vont au combat de s'orner de force plaques d'argent ou d'or ; cette coutume, en l'occurrence, profita à la pieuse libéralité des nôtres. Ils envoyèrent sans tarder tout ce butin, comme ils en avaient fait le vœu, au monastère de Cluny. Le vénérable abbé du lieu, Odilon, en fit faire un magnifique baldaquin au-dessus de l'autel de saint Pierre. Quant à ce qui resta, il ordonna, par une libérale mesure très fameuse, de le distribuer, comme il convenait, aux pauvres, jusqu'au dernier denier. Cependant la turbulence des Sarrasins, matée, se calma pour le moment2.

 

Le récit prend bientôt le ton des chansons de geste

 

Puis les Normands, sous la conduite de Roger, s'en furent exterminer les païens d'Espagne, tuèrent d'innombrables Sarrasins et leur prirent maintes cités et châteaux. Dès son arrivée, Roger avait capturé quelques Sarrasins ; il en prenait un chaque jour et, en présence des autres, le découpait en morceaux comme un porc, leur en faisait apporter pour leur repas cuit dans des chaudrons, et feignait d'aller dans une autre maison manger avec ses compagnons la moitié qui restait. Après s'être ainsi fait voir de tous, il laissait évader, par une feinte négligence, le plus naïf, afin qu'il allât raconter ces horreurs aux Sarrasins. Morts de peur à cette idée, les Sarrasins de la proche Espagne et leur roi, Muset, demandent la paix à Ermessinde, comtesse de Barcelone, et s'engagent à payer un tribut annuel. Cette comtesse était veuve, et avait donné sa fille en mariage à Roger. La paix conclue avec ces ennemis, Roger alla porter la guerre dans l'intérieur de l'Espagne ; un jour, accompagné seulement de quarante chrétiens, il se heurte à une embuscade tendue par cinq cents Sarrasins d'élite ; il perdit dans le combat son frère naturel, chargea à trois reprises, abattit plus de cent ennemis, regagna ses positions avec les siens, et les Sarrasins n'osèrent plus le poursuivre dans sa fuite.

 

[...] Le roi de Navarre, Sanche, avec le concours des Gascons, mena une armée contre les Sarrasins, dévasta l'Espagne et rentra chargé de butin et de gloire. La même année (1027), le roi de Galice Alfonse porta la désolation parmi les Sarrasins. Au moment où une cité d'Espagne allait se rendre à lui, alors qu'il avait déjà déposé les armes et donnait aux chrétiens, bouillants d'impatience sous les remparts, l'ordre de cesser le combat, une flèche lancée du haut des murs par ces mêmes ennemis qu'il songeait à épargner le frappa mortellement ; et ses troupes durent revenir sur leurs pas non sans grande douleur, en pleurant leur prince3.


1 Adémar de Chabannes, Chron., III, 52.

2 Raoul Glaber, Hist., IV, 7.

3 Adémar de Chabannes, Chron., IV, 55 et 69