III

DIEU S'INCARNE

Or, les préludes de la croisade manifestent eux-mêmes un retournement d'attitude dont le siège est au cœur de la conscience religieuse et que l'on peut tenir pour l'un des faits essentiels de l'histoire mentale du Moyen Age, puisque par lui se modifia pour des siècles la tonalité du christianisme. Dans le temps du millénaire, c'est Dieu lui-même qui commence à changer de visage. Sous la toute-puissance inconnaissable du Père, l'humanité du Fils semble prendre peu à peu plus de présence et de proximité. La croix, l'Evangile, Jésus vivant enfin s'emparent, l'une après l'autre, des âmes pieuses.

Ainsi, dans les rites de l'Eglise, la place de la consécration eucharistique tendit, à cette époque même, à s'élargir. Ce qui n'alla pas sans soulever des problèmes : ce fut bien, en effet, à propos de la signification mystique de ces rites que se développèrent à la fois les plus aiguës des inquiétudes hérétiques, les premiers efforts de réflexion dialectique et, bientôt, autour de Béranger de Tours, les premières controverses de théologie.

 

PRODIGES EUCHARISTIQUES

 

Pour Raoul Glaber, les espèces eucharistiques appartiennent encore à l'univers de la magie : comme les reliques, comme la personne des rois, elles introduisent dans le quotidien de la vie une parcelle de sacré ; elles s'environnent de miracles et de prodiges, bénéfiques ou maléfiques, selon qu'on en use avec elles, elles portent la bienveillance ou la colère du Tout-Puissant.

 

Le mystère de l'Eucharistie n'est certes transparent que pour un très petit nombre ; il est incompréhensible à presque tous les mortels, et de même toutes les autres choses qui relèvent de la foi et ne tombent pas sous le regard des yeux. Ceci surtout mérite qu'on en soit averti : on tient pour vivifiante la préparation du corps et du sang du Seigneur Jésus-Christ, et l'on se croit à l'abri de tout dommage et de tout péril de chute. Mais si le corps et le sang du Seigneur sont abandonnés et détruits par la négligence de ceux qui en ont le maniement, il ne reste à ceux-ci, à moins d'une prompte pénitence, qu'un jugement qui les condamne. Le Seigneur a dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang possède la vie éternelle, et je le ressusciterai. » On ne doit pas croire pour cela qu'aucun animal, à part l'homme, doive participer à la résurrection de la chair ; et même, seul un véritable fidèle peut recevoir l'Eucharistie comme un instrument de son salut. Il y eut en notre temps un individu revêtu de l'habit des clercs, qui comparut en justice pour je ne sais quel crime ; il eut l'audace, au cours de l'instruction, de consommer ce don de l'Eucharistie, le calice du sang du Christ. Sur-le-champ, on vit sortir par le milieu de son ventre, immaculée, la part du saint sacrifice qu'il avait consommée, et qui certes fournit par là une évidente preuve de la culpabilité de celui qui l'avait reçu indignement ; aussitôt d'ailleurs il avoua le crime dont il s'était jusqu'alors défendu, et fit convenablement pénitence. Dans le comté de Chalon, nous avons rencontré des gens qui, à l'approche d'un désastre, avaient vu le pain consacré se transformer en véritable chair. A Dijon, à la même époque, une personne qui apportait l'Eucharistie à un malade la laissa tomber de ses mains ; tous ses efforts pour la retrouver furent vains. Au bout d'un an révolu, on la découvrit au bord du chemin public, en plein air, là où elle était tombée, aussi blanche et immaculée que si elle était tombée dans l'heure. Enfin, à Lyon, au monastère de l'Ile Barbe, quelqu'un s'étant, il faut croire, saisi indûment de la petite boîte, ou pyxide, dans laquelle on conservait l'Eucharistie selon l'usage, celle-ci s'arracha d'elle-même à ses mains et se tint longtemps dans les airs.

Quant au chrysmal, que certains appellent le corporal [linge où l'on dépose l'hostie sur l'autel], il a à maintes reprises prouvé sa vertu salutaire pourvu que l'on y eût recours avec une foi entière. Souvent, élevé au-devant des incendies, il les a contraints soit à s'éteindre, soit à rebrousser chemin, soit à se tourner d'un autre côté. Maintes fois il a guéri les membres douloureux des malades, cependant qu'imposé aux fiévreux, il les rendait à la vie. Au monastère de Moutiers-Saint-Jean, au temps du vénérable abbé Guillaume [de Volpiano], le malheur voulut qu'un incendie ravageât les environs du couvent. Les frères de ce lieu prirent le chrysmal et le dressèrent au bout de sa hampe devant les flammes de l'incendie aux sinistres lueurs. Aussitôt ce feu se replia sur lui-même et ne put s'étendre au-delà de ce qu'il avait déjà gagné. Cependant ce fanion du Seigneur, arraché à sa hampe par les souffles de l'air, vola sur une longueur d'environ deux milles et parvint à un village appelé Tivauche où il vint se poser sur une maison ; on le poursuivit jusque-là et on le rapporta avec égards au monastère. Or il était arrivé le jour de Pâques de la même année, dans l'église adjacente au monastère et dédiée à saint Paul, que le calice plein du sang vivifiant, échappant aux mains d'un prêtre, était tombé par terre. Mais, dès que ledit abbé l'apprit, cet homme plein de sagesse ordonna à trois de ses moines de faire pénitence pour cette faute ; il redoutait de voir par malheur la maladresse de ce sot prêtre entraîner avec celui-ci les siens dans un châtiment vengeur ; ce qui n'aurait point manqué de se produire sans la prévoyance de cet homme avisé, comme le prouva l'événement. Nous avons raconté ce qui précède pour engager à croire fermement que, sur les lieux où il arrive à ce don sacré et vivifiant un accident dû à la négligence, le fléau de la vengeance divine tombe aussitôt ; de même qu'en revanche, les lieux où il est traité avec égards seront comblés de tous les biens.

 

CLUNY ET LA MESSE

 

Cependant, l'une des innovations majeures des coutumes clunisiennes fut, vers l'An Mil, d'inciter les moines à devenir eux-mêmes prêtres, d'associer plus étroitement aux macérations et aux refus inhérents à la vocation monastique les fonctions sacrificielles du sacerdoce, et d'ordonner la vie des frères autour de la célébration eucharistique. Ainsi se trouvèrent renforcées les puissances rédemptrices du monastère : la communauté ne recueillait pas les grâces simplement par ses prières et par ses privations ; elle participait à la confection du corps et du sang du Christ ; elle travaillait à accroître dans le monde visible la part du sacré. Et cet ouvrage salutaire se trouvait à Cluny étroitement relié à la liturgie des morts. Ce fut en assumant les fonctions eucharistiques que les monastères, au seuil du XIe siècle, parvinrent à s'établir au cœur de la dévotion populaire et à l'emporter décidément sur les cathédrales.

 

Quant à la célébration de ce mystère magnifique, il y a déjà d'innombrables preuves des bienfaits qu'elle apporte aux âmes des fidèles défunts ; pourtant je veux présentement en faire connaître une entre tant d'autres de toutes sortes. Dans les contrées les plus reculées de l'Afrique vivait un anachorète, dont on disait qu'il avait passé vingt ans dans la retraite sans voir aucun homme. Il vivait du travail de ses mains et des racines des herbes. Un pauvre petit gars, citoyen de Marseille, un de ces gens qui parcourent les pays sans se lasser jamais d'apprendre ni de voir des lieux nouveaux, vint à passer par là. Entendant parler de cet anachorète, il affronta la solitude de cette région consumée par l'ardeur du soleil, et longtemps s'obstina à tenter la chance de le découvrir. A la fin le solitaire aperçut cet homme qui le cherchait, et lui cria de venir à lui. Et quand l'autre l'eut rejoint, il se mit à lui demander qui il était, d'où il venait, pourquoi il se rendait en ce lieu. L'homme lui répondit sans se faire prier que c'était son ardent désir de le voir qui l'avait amené jusque-là, et qu'il ne désirait rien d'autre. L'homme, nourri de la science de Dieu, dit alors :

« J'apprends que tu arrives de Gaule ; mais, je t'en prie, dis-moi si tu as jamais vu le monastère de Cluny qui se trouve dans ce pays ?

« Je l'ai vu, répond l'autre, et je le connais fort bien. »

Alors il lui dit :

« Sache que ce monastère n'a pas son pareil dans le monde romain, surtout pour délivrer les âmes qui sont tombées au pouvoir du démon. On immole dans ce lieu si fréquemment le sacrifice vivifiant, qu'il ne se passe presque pas de jour sans que, par une telle entremise, ne soient arrachées des âmes à la puissance des malins démons. »

Dans ce monastère en effet, nous en avons nous-même été témoin, un usage, rendu possible par le grand nombre de ses moines, voulait que l'on célébrât sans interruption des messes depuis la première heure du jour jusqu'à l'heure du repos ; et l'on y mettait tant de dignité, tant de piété, tant de vénération, qu'on eût cru voir plutôt des anges que des hommes1.

 

LE ROI, DÉFENSEUR DU CHRIST

 

Oint du Seigneur, christophore, attentif à mimer les gestes de Jésus dans les cérémonies du temps pascal, le bon roi, celui dont Helgaud montre l'exemple en Robert le Pieux, intervient lui-même, puisqu'il est sacré, dans les discussions que suscite, à cette époque, le mystère de l'Eucharistie :

 

Un certain évêque n'avait pas une saine conception du Seigneur et cherchait pour certaines raisons une preuve de la présence réelle du corps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce roi, épris de bonté, en fut indigné et lui adressa une lettre ainsi conçue : « Comme tu as renom de science sans que la lumière de la sagesse brille en toi, je me demande avec surprise comment, par un pouvoir injustement exercé et par la haine affreuse que tu nourris contre les serviteurs de Dieu, tu as cherché à mettre en question le corps et le sang du Seigneur ; et pourquoi, alors que le prêtre, en les conférant, dit : “Que le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ soit le salut de ton âme et de ton corps”, toi, d'une bouche téméraire et souillée, tu dis : “Reçois-le, si tu en es digne”, alors qu'il n'est personne qui en soit digne. Pourquoi attribues-tu à la divinité les faiblesses du corps, et joins-tu à la nature les infirmités de la douleur humaine ? »

 

Le souverain se fait ainsi le gardien du corps et du sang du Christ et l'ordonnateur des liturgies, où l'on voit reparaître le symbolisme de la robe blanche.

 

Ce serviteur de Dieu, blotti dans le sein de notre mère l'Eglise, se fit le vaillant protecteur du corps et du sang du Seigneur, ainsi que des vases qui le contiennent. Il ordonnait absolument tout, jusqu'au bout des ongles, si bien que Dieu semblait être accueilli non point paré de la gloire d'un autre mais bien dans la gloire même de sa propre majesté. Il apportait toute sa dévotion, il mettait son constant souci à ce que ce fût par un ministre au cœur pur et vêtu de blanc que Dieu fût immolé pour les fautes du monde entier. Les offices du culte faisaient ses délices et, sur terre, il vivait déjà dans les cieux. Il mettait son contentement dans les reliques des saints, qu'il faisait revêtir d'or et d'argent, dans les vêtements blancs, dans les ornements sacerdotaux, dans les croix précieuses, les calices d'or fin, les encensoirs où brûle un encens de choix, les vaisseaux d'argent servant aux ablutions du prêtre2.


1 Raoul Glaber, Hist., V, 1.

2 Helgaud, 6 et 7.