Le prélat que tança Robert le Pieux (c'était sans doute l'archevêque de Sens Lierri), était-il lui-même gagné par la doctrine des « manichéens » que le roi fit brûler à Orléans ? Ceux-ci en effet s'interrogeaient plus anxieusement que personne sur les vertus de l'eucharistie. Dans le même temps, on l'a vu plus haut, d'autres hérétiques brisaient les crucifix. Car la croix, pour eux, était le symbole de toutes les innovations et de la nouvelle inquiétude. Et, de fait, en l'An Mil, la première irruption de l'humanité de Dieu dans les représentations religieuses ne cessait d'étendre le rôle tenu par la croix dans les cérémonies et parmi les rites.
Les croix dont parle Raoul Glaber sont encore à la fois les emblèmes de la victoire cosmique du Dieu Sauveur et des objets magiques par qui les avertissements de l'au-delà se manifestent :
L'an de l'incarnation neuf cent quatre-vingt-huit, se produisit en la ville d'Orléans en Gaule, un prodige aussi mémorable que terrifiant. Il existe en cette ville un monastère fondé en l'honneur du prince des Apôtres, dans lequel on sait qu'à l'origine une communauté de vierges consacrées assurait le service du Dieu tout-puissant, et qui depuis lors est connu sous le nom de Saint-Pierre-le-Puellier. Au milieu de ce monastère était planté l'étendard vénérable de la croix, qui offrait l'image du Sauveur endurant pour le salut des hommes les tourments de la mort ; or, des yeux de cette image, pendant plusieurs jours sans discontinuer, de nombreux témoins purent voir jaillir un ruisseau de larmes ; ce spectacle effrayant provoqua naturellement un grand concours de peuple. Beaucoup cependant, à y regarder de près, y virent le présage envoyé par Dieu de quelque calamité prête à s'abattre sur la ville. Comme en effet on nous montre ce même Sauveur, instruit par sa prescience de l'imminente ruine de Jérusalem, pleurant sur cette ville, ainsi c'est certainement la menace pesant sur Orléans d'un désastre prochain qui lui arrachait les larmes versées par son image visible. Il se produisit peu de temps après dans la même ville un fait inouï où l'on vit le même présage. Une nuit que les gardiens de la grande église, c'est-à-dire de la cathédrale [dédiée à la sainte Croix], venaient comme de coutume de se lever et d'ouvrir les portes du saint heu à ceux qui se rendaient à matines, soudain apparaît un loup qui entre dans l'église, saisit dans sa gueule la corde de la cloche, la secoue et se met à sonner. Ceux qui étaient là, saisis de stupeur, poussèrent enfin de grands cris et, sans armes, le jetèrent ainsi hors de l'église. L'année suivante, toutes les habitations de la ville ainsi que les bâtiments d'églises furent la proie d'un terrible incendie. Et nul ne douta que cet événement désastreux n'eût été annoncé à la fois par les deux prodiges1.
Mais dans les écrits d'Adémar de Chabannes, la croix prend une autre signification. Lui-même en vit une nuit l'image dans le ciel, chargée de la souffrance de Dieu. Il rapporte que le comte Guillaume d'Angoulême, dans son agonie, baisait sans cesse le bois de la Croix. Ce seigneur revenait du Saint Sépulcre. Rapportait-il de la Terre Sainte une dévotion plus forte envers les insignes de la Passion ?
[En 1017], Gui, vicomte de Limoges, et son frère l'évêque Audouin, étaient revenus sans encombre de Jérusalem. Le sépulcre de saint Cybard se mit alors à se signaler par des miracles d'une fréquence insolite. Foucher, abbé de Charroux, eut en même temps que ses moines une vision leur enjoignant sans doute possible d'apporter le saint bois de la croix auprès du tombeau du bienheureux Cybard. Cela se fit au cours d'une réunion solennelle et, sous la direction de l'abbé d'Angoulême Renaut, le saint bois fut transporté dans la basilique Saint-Cybard le jour de la fête du saint, premier du mois de juillet ; et quand on eut achevé d'exécuter l'ordre donné par la clémence divine, les moines de Charroux prirent congé de leurs frères d'Angoulême et se retirèrent honorablement avec le saint bois.
Il est établi que ce bois provient bien de la croix du Seigneur ; c'est le patriarche de Jérusalem qui l'avait envoyé à Charlemagne, et l'empereur le déposa en cette même basilique qu'avait fondée Roger, comte de Limoges, en l'honneur du Sauveur2.
Tandis qu'à Saint-Benoît-sur-Loire et à Saint-Martial-de-Limoges, les religieux jugeaient bon, pendant la semaine sainte, d'insérer dans la liturgie, à l'intention de l'assistance laïque, l'ébauche d'une représentation et d'un dialogue qui sont à l'origine du théâtre européen et qui rendaient visible à tous le drame de la Passion, tandis que de plus en plus nombreux les jeunes chevaliers, coureurs d'aventures, allaient porter au-devant des infidèles l'insigne triomphal de la croix, à l'heure où l'Empereur Otton III faisait ouvrir le tombeau de Charlemagne et en retirait la croix d'or du défunt pour s'en parer lui-même et où, proliférante, la légende carolingienne s'entremêlait aux premières expressions de l'esprit de croisade, la chrétienté d'Occident, hantée par la Jérusalem de ses rêves, découvrait la Jérusalem terrestre, et par elle Jésus vivant
Jean, neveu de Guillaume de Volpiano, son disciple, et pour cela compagnon de Raoul Glaber, avant de devenir en 1028 abbé de Fécamp, introduit dans sa Confession théologique cette méditation sur le Christ :
Il a été circoncis pour nous couper des vices de la chair, – présenté au temple pour nous amener au Père purs et sanctifiés – baptisé pour nous laver de nos crimes – pauvre pour nous faire riches, et faible pour nous rendre forts – tenté pour nous protéger des attaques diaboliques – capturé pour nous délivrer du pouvoir de l'Ennemi – vendu pour nous racheter par son sang – dépouillé pour nous vêtir du manteau d'immortalité – moqué pour nous soustraire aux sarcasmes démoniaques – couronné d'épines pour nous arracher aux ronces de la malédiction originelle – humilié pour nous exalter – élevé en croix pour nous attirer vers lui – abreuvé de fiel et de vinaigre pour nous introduire dans les terres de la joie sans fin – sacrifié en agneau sans tache sur l'autel de la croix pour porter les péchés du monde3.
Cette pensée n'est pas rationnelle ; elle chemine selon les voies de l'exégèse et des méditations claustrales, au fil des analogies, des associations de mots, en quête de correspondances et de résonances verbales. L'important est qu'elle s'attache à la passion de Jésus. Inaugurant en l'An Mil sa marche vers le Saint Sépulcre, la chrétienté d'Occident croyait, derrière le Christ, s'avancer vers le Royaume. Elle commençait en fait la conquête du monde visible.
Comme l'hérésie, comme l'élan qui conduit à la croisade, comme les premiers exercices de la raison face au mystère, te retournement de la vie intérieure vers les symboles évangéliques traduit en fait ce premier départ. Il émane du même ébranlement qui stimule alors les premières recherches des constructeurs romans, qui révèle les structures de la société nouvelle, ces trois « ordres », ces trois « états », entre lesquels les hommes d'Europe devaient ensuite se juger répartis pendant presque tout le nouveau millénaire. Ce fut bien à cet instant, dans l'attente de la fin du monde, que s'opéra la conversion radicale des valeurs du christianisme. L'humanité est encore prosternée devant un Dieu terrible, magique et vengeur qui la domine et qui l'écrase. Mais elle entreprend de se forger l'image d'un Dieu fait homme, qui lui ressemble davantage et qu'elle osera bientôt regarder en face. Elle s'engage dans le long chemin libérateur qui débouche d'abord sur la cathédrale gothique, sur la théologie de Thomas d'Aquin, sur François d'Assise, puis qui poursuit vers toutes les formes d'humanisme, vers tous les progrès scientifiques, politiques et sociaux, pour porter enfin, si l'on y réfléchit, les valeurs actuellement maîtresses de notre culture.
Dans l'histoire des attitudes mentales, où j'ai situé presque toutes mes remarques et en fonction de quoi tous ces textes ont été choisis et disposés, que signifie en vérité l'An Mil de l'incarnation et de la rédemption ? L'amorce d'un tournant majeur, le passage d'une religion rituelle et liturgique – celle de Charlemagne, celle encore de Cluny – à une religion d'action et qui s'incarne, celle des pèlerins de Rome, de Saint-Jacques et du Saint Sépulcre, celle bientôt des croisés. Au sein des terreurs et des fantasmes, une toute première perception de ce qu'est la dignité de l'homme. Ici, dans cette nuit, dans cette indigence tragique et dans cette sauvagerie, commencent, pour des siècles, les victoires de la pensée d'Europe.